GEOPOLITIQUE : La France, la Russie, et l’initiative de dialogue française
« Je rêve d’une France qui ose penser par elle-même », confiait, mélancolique, Régis Debray un matin de printemps, en mai 2016, sur Europe1 (1). Que se passe-t-il, précisément, quand, à l’initiative du président de la République, la France tente le réengagement d’un dialogue bilatéral stratégique avec la Russie ? Parvient-elle comme le souhaitait Régis Debray, à se retrouver « un peu au carrefour du nord et du sud, de l’est et de l’ouest », comme « un espace de rencontre et de circulation » ? Eh bien voyons. Emmanuel Macron a chargé le diplomate Pierre Vimont, son envoyé spécial pour « l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie », d’être l’artisan de ce dialogue, proposé aux Russes en septembre 2019 – après, on s’en souvient, la rencontre entre le président français et Vladimir Poutine au fort de Brégançon au mois d’août.
Diplomate chevronné, successivement représentant de la France à l’Union européenne (1999-2002), ambassadeur de France aux Etats-Unis (2007-2010), puis secrétaire général exécutif du service européen pour l’action extérieure (2010-2015), Pierre Vimont était reçu le 19 février dernier par la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat (2) - commission elle-même engagée depuis 2016 avec le Conseil de la Fédération de Russie dans un dialogue qui a donné lieu à un premier rapport (3), publié en russe et en français.
Et non, on ne s’ennuie pas à son audition. Tout au contraire.
« La Russie, parce qu’elle se situe sur le continent européen, est à l’évidence, un acteur avec lequel nous devons avoir une relation plus développée que ce n’est le cas à l’heure actuelle » disait donc Pierre Vimont. Tout en reconnaissant que « nous en faisions peut-être moins que nos collègues européens avec la Russie », une litote diplomatique quand, chez certains, les affaires passent avant les principes affirmés. Pour preuve de ce retard, le dialogue « deux plus deux » entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux côtés français et russe n’avait plus eu lieu depuis 2012 – début de la présidence de François Hollande (2012-2017). Oublié donc un temps qui n’appartient pourtant pas à la préhistoire, le temps du dialogue ouvert avec l’invasion américaine de l’Irak en 2003, quand un axe Paris Berlin Moscou obligeait, par son poids, Washington à se passer de l’accord de l’ONU. Temps qui se prolongeait encore quand nous pouvions noter, en janvier 2006 (4) : « La Russie cherche à développer ses relations avec l’Espagne et les deux pays préparent activement une rencontre entre le roi Juan Carlos et le président Poutine ».
Temps révolu donc, mais la France - seule puissance nucléaire avec le Royaume-Uni, faut-il le rappeler - si elle est solidaire de ses partenaires, doit avoir dit Pierre Vimont « son propre dialogue sur les doctrines de sécurité, sur les réflexions que nous menons dans toutes les différentes catégories d’armes, les armes stratégiques, l’armement nucléaire intermédiaire, les armes conventionnelles, toute la question du traité ciel ouvert où l’on voit que nos partenaires américains s’interrogent. Nous voulons pouvoir dire notre mot. Et veiller à ce que les intérêts de notre pays soient bien défendus ». Sachant qu’à ce niveau, « nos partenaires russes sont également très intéressés » - dialogue entre chefs d’état-major, canaux de désescalade, y compris en matière d’attaques cyber. Au-delà, il y a pêle-mêle l’environnement, l’Arctique, le domaine spatial – avec les nouveaux lanceurs spatiaux, le nucléaire civil, les droits de l’homme, le dialogue de Trianon (5) lancé lors de la venue de Vladimir Poutine à Versailles en 2017. « Nous voulons parler de tous les conflits qui existent actuellement », l’Ukraine, les « conflits gelés en Géorgie, en Moldavie, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan » - hélas rouvert aujourd’hui, comme on le sait. Pour ne pas oublier la Syrie, la Libye, l’Afrique – dont la République centrafricaine, quand nous « voyons une présence russe se développer dans d’autres parties du continent ». Ce que nous relevions ici (6).
Plus ambitieux encore, il s’agit d’ouvrir des « plateformes diplomatiques ou nous pourrions avoir des représentants des différentes administrations des deux côtés russe comme français » pour intégrer dimension diplomatique, dimensions de sécurité et de renseignement sur des problèmes sensibles comme, par exemple, la situation en Libye. Et puis, si nous connaissons bien nos interlocuteurs russes habituels, « il serait intéressant de voir la nouvelle génération de fonctionnaires qui montent en grade et avec lesquels nous aimerions aussi échanger ». Il a donc été proposé aux Russes un programme de travail autour de ces thèmes en cinq chapitres. Eux-mêmes ont présenté, d’une manière un peu différente, cinq axes de coopération, « davantage centrés sur les questions militaires et de sécurité ». Il s’agit maintenant de « mettre en place un petit nombre de groupes de travail qui nous permettraient de commencer à avancer ». Une rencontre de travail était prévue dans les jours suivants avec le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine, l’ambassadeur Iouri Ouchakov. Sachant que « les canaux qui existent déjà continuent », dans l’esprit « plus ambitieux » défini par le président de la République.
Pierre Vimont raconte ensuite comment il a pris contact avec Bruxelles et nos partenaires européens pour inlassablement « expliquer » la démarche française, alors que les positions des uns et des autres sont « d’une très grande diversité », les craintes et les critiques nombreuses. Mais, fait valoir l’ambassadeur, le statu quo actuel (sanctions comprises) « ne fait pas une stratégie, et ne fait pas une politique ». Nous ne bougeons pas « et pendant ce temps-là, la Russie avance ».
Justement, fait remarquer le président de la Commission sénatoriale, Christian Cambon, « est-ce que la Russie a intérêt à faire de la France un partenaire ? Des analyses publiées récemment disent que l’Europe ne compte plus pour la Russie, qui regarde la Chine (…). Ont-ils encore un intérêt à avoir un pays avec lequel ils dialoguent, disons en priorité ? ». D’autres (bonnes) questions viennent de la salle. Sur la Crimée par exemple, origine du blocage actuel : « Le réalisme ne devrait-il pas nous conduire à considérer que la Crimée a toujours été russe, qu’elle le restera et que Poutine ne la quittera jamais ? » (André Vallini).
L’OTAN : « Je rentre d’une session de travail OTAN à Bruxelles, j’ai l’impression qu’on vit dans deux mondes différents entre votre exposé et ce que nous avons entendu », notamment des Américains, « pour qu’il n’y ait aucun débat ou dialogue qui s’organise en dehors de leur propre autorisation ». Et « les Allemands étant particulièrement frileux sur notre politique diplomatique, sur qui pourrait-on s’appuyer ? » (Gilbert Roger). Question encore de Sylvie Goy-Chavent sur le coût de l’embargo imposé aux Russes en particulier pour la France (en raison « du manque de courage politique qui a conduit la France à s’aligner sur la position américaine »). Ou d’Hélène Conway-Mouret : « Est-ce que vous avez la même démarche pédagogique vis-à-vis des Américains ? ». Parce que la menace russe, qui « entretient un atlantisme très fort dans certains pays est quand même très profitable sur le plan commercial pour les Américains ».
Brisons-là, d’autres questions suivent, toutes décapantes, sur la position française quand l’Allemagne a ses propres intérêts, sur l’appétence russe pour le multilatéralisme (OMC), et même sur l’histoire entre la France et la Russie. Elles gomment l’enrobage prudent, et diplomatique, de l’exposé de Pierre Vimont en revenant au fond sur la situation réelle de la France aujourd’hui.
Que disait exactement Régis Debray (1) ? « J’aimerais que la France se retrouve un peu au carrefour du nord et du sud, de l’est et de l’ouest, j’aimerais que la France soit un espace de rencontre et de circulation. Je n’aime pas trop quand elle s’enferme dans le monde occidental, dans l’OTAN et dans le monde, disons, entre l’Allemagne et l’Amérique. J’aimerais que ce soit plus éventé. Je rêve d’une France plus aérée. Qui ose de temps en temps faire cavalier seul ».
Cavalier seul, même au nom et pour l’Union européenne, que le président souhaite plus autonome (il dit « souveraine »), nos partenaires n’en veulent pas. Enfermée entre l’Amérique, qui a tenu l’UE sur les fonts baptismaux et l’Allemagne, qui domine l’UE aujourd’hui, la France l’est toujours. Pierre Vimont note que les Russes observent, plus intéressés bien sûr par un dialogue stratégique avec les Etats-Unis, mais pas indifférents. Il rappelle aussi qu’il fut un temps où nous avons su dialoguer avec l’URSS. Que la Russie a évolué. Et que nous devrions « retrouver les moyens d’un dialogue qui reste indispensable ».
Qu’attendent-ils, les Russes ? Que la France retrouve quelque chose de son génie propre ? Quelque chose, sans remonter aux traités de Westphalie* (1648), admirés d’Henry Kissinger (7), qui renoue avec cette volonté « d’équilibre des puissances », d’abord sur le continent européen, équilibre cher à Vergennes, ce ministre de Louis XVI qui voyait monter en puissance la Russie de Catherine II ?
Nous n’y sommes pas. Pas encore ?
Hélène NOUAILLE
« Les traités de Westphalie ont séparé les questions internationales des questions domestiques. Les Etats, bâtis autour d’unités nationales et culturelles, ont été considérés comme souverains à l’intérieur de leurs frontières ; les relations internationales ont été confinées à leur interaction entre des frontières établies » écrit Henry Kissinger dans le Washington Post le 1er juin 2012. Et ce système a été « étendu, par la diplomatie européenne, dans le monde entier ».
Notes :
(1) Europe 1, le 14 mai 2016, Régis Debray : « Je rêve d’une France qui ose penser par elle-même » (Vidéo, 2’20)
https://www.youtube.com/watch?v=JSkVZKJ5I_s
(2) Sénat, 3 juin 2020, Rapport relatif à un agenda de confiance entre la France et la Russie (version française)
http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-484-1-notice.html
Rediffusé sur le site de l'ASAF :www.asafrance.fr
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