GEOPOLITIQUE : La mer de Chine, point chaud entre Pékin et Washington

Posté le mardi 30 mars 2021
GEOPOLITIQUE : La mer de Chine, point chaud entre Pékin et Washington

Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la Chine a accéléré la militarisation de cette zone.


Les coques bleu marine ventrues s’embossent en rang serré sur les eaux tropicales turquoise, formant une grande muraille flottante, bouchant l’horizon de la mer de Chine méri­dionale. Une armada de plus de deux cents navires chinois ont pris position au large de Whitsun Reef, un récif corallien de l’archipel des Spratleys, le 7 mars, selon les Philippines, qui dénoncent une nouvelle violation de la seconde puissance mondiale dans leur zone économique exclusive (ZEE). Cette flottille aux allures inoffensives de chalutiers appartient à la Milice maritime du régime communiste, accuse Manille, redoutant une nouvelle conquête chinoise, à plus de 1 000 km au sud de l’île d’Hainan. « Nous appelons les Chinois à immédiatement retirer ces navires qui violent nos droits maritimes et notre territoire souverain », a déclaré Delfin Lorenzana, ministre de la Défense du président Rodrigo Duterte, pris en tenailles entre les ambitions de l’empire du Milieu et ses relations turbulentes avec les États-Unis.

Il ne s’agit que de simples « navires de pêche » mouillant à l’abri du récif de « Niue Jiao, qui fait partie des îles Nansha », réplique Pékin, réaffirmant sa souveraineté sur ces parages, nommés Julian Felipe par Manille, réclamées également par le Vietnam, et situé à 320 km au large de l’île de Palawan, de l’archipel Philippin. Le régime nie l’existence même de cette « milice maritime » devenue pourtant le fer de lance de sa stratégie d’avancée en mer de Chine méridionale sous la houlette du président Xi Jinping, jugent les analystes et services de renseignement étrangers. « Il s’agit d’une organisation paramilitaire, une arme asymétrique qui a permis de changer le statu quo sur le terrain, depuis une décennie, en intimidant les pays de la région, et leurs pêcheurs, menant une stratégie du fait accompli », juge Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Ces navires aux allures de chalutiers, à la proue surélevée, et aux moteurs surpuissants, équipés de canons à eau, ont abordé, et parfois coulé des bateaux de pêche notamment vietnamiens, affrontant même leurs gardes-côtes en 2014, pour affirmer les revendications maritimes chinoises, sans recourir officiellement à des moyens militaires.

Cette milice « maritime du peuple », fondée à l’ère maoïste pour protéger les côtes de l’empire du Milieu, s’est muée depuis en force offensive, complétant le dispositif maritime chinois, aux côtés de la Marine de l’Armée populaire de libération (APL). Les gardes-côtes sont désormais autorisés à ouvrir le feu par une nouvelle législation. Les chantiers navals chinois ont livré au moins 84 de ces bateaux depuis 2016, selon le département de la Défense américain, mais les photos prises à Whitsun Reef, indiquent un nombre bien plus élevé. Cette unité « fantôme » sans équivalent dans la région, prend même l’US Navy au dépourvu. « C’est une arme de la guerre hybride, qui permet de mener l’escalade en plaçant l’adversaire devant un dilemme : s’il réplique par des moyens militaires il sera perçu comme l’agresseur », décrypte Bondaz.

Les gardes-côtes philippins équipés de vaisseaux vétustes sont impuissants face à « l’occupation » de Juan Felipe, à la grande colère de leurs pêcheurs privés de leur gagne-pain, par le rouleau com­presseur chinois. À Washington, comme à Manille, les stratèges redoutent qu’elle soit le prélude à une nouvelle opération de dragage pour transformer ces récifs à fleur d’eau en îles artificielles, afin d’asseoir les prétentions chinoises, et y installer une nouvelle base sur cette route par où transite un tiers du commerce maritime mondial. Grâce à cette stratégie asymétrique, Xi Jinping a déjà bâti sept îles artificielles entre 2014 et 2016 en mer de Chine du Sud, sous le regard impuissant de Barack Obama, marquant une avancée majeure des ambitions chinoises visant à transformer en « lac chinois », ce carrefour maritime de 3,5 millions de kilomètres carrés.

Il s’agit d’un enjeu de politique intérieure pour le régime, déterminé à défendre les revendications « historiques » de la « Patrie », aux yeux d’une opinion chauffée par la propagande patriotique. Pékin revendique la ligne des « neufs traits », aux allures de « langue de buffle » s’appuyant sur une carte controversée dessinée dans les années 1930, et dont les fondements ont été balayés par un jugement du tribunal international de La Haye en 2016. Ignorant le droit international et la convention sur le droit de la mer de l’ONU, Xi impose sa souveraineté sur le terrain, en bâtissant une « grande muraille de sable ». Pékin a construit sur ces îles artificielles des bases imposantes présentées comme « civiles », équipées de pistes d’atterrissage, et formant une nouvelle « préfecture » administrative sous le regard impuissant de Barack Obama, puis Donald Trump, qui a multiplié les opérations de « liberté de navigation » de l’US Navy.

L’imposant déploiement maritime au large de Whitsun Reef défie la nouvelle Administration de Joe Biden, en plein bras de fer diplomatique entre les premières puissances mondiales qui ont étalé leurs désaccords lors d’une rencontre en Alaska, le 18 mars. L’opération teste la détermination américaine et son alliance avec les Philippines, fragilisée depuis l’élection de Rodrigo Duterte, trublion populiste qui s’est rapproché de Pékin, remettant en question l’accord bilatéral de défense avec Washington. Après avoir laissé les « pêcheurs » chinois prendre le contrôle du récif de Scarborough Shoal en 2012, l’Amérique a vu sa crédibilité fondre au soleil tropical, offrant une opportunité diplomatique à Xi. « Les États-Unis ne vont pas répéter les mêmes erreurs », juge Bonnie Glaser, experte au Centre for Strategic and International Studies (CSIS).

En 2021, la mer de Chine du Sud reprend une importance stratégique renouvelée à mesure que le spectre d’une invasion de Taïwan grandit. L’archipel Philippin de 100 millions d’habitants, qui accueillait durant la guerre froide, la gigantesque base de Subic Bay, redevient une pièce clé du dispositif du Pentagone, pour projeter ses forces basées à Guam vers la région, en cas de conflit avec la Chine. « La mer de Chine méridionale est un axe de déploiement essentiel pour les Américains. La Chine veut les tenir à distance du détroit de Taïwan », explique Collin Koh, chercheur à la S. Rajaratnam School of International Studies, à Singapour. Dans cette partie de jeu de go maritime, les stratèges rouges tentent de réduire l’accès de l’US Navy à ces eaux « vertes », situées entre le continent et le premier chaînon d’îles, afin de compliquer l’appui logistique et militaire à l’ancienne Formose, que le Parti veut réunir au continent.

Le déploiement spectaculaire de deux porte-avions nucléaires américains en février, au large des Philippines, illustre la volonté de Washington de rassurer les pays riverains, et de contrer sur le terrain la présence grandissante des navires de l’APL, qui menait au même moment des manœuvres dans les Paracels. Ces démonstrations de force font craindre des accrochages périlleux en haute mer. L’US Navy mène régulièrement des exercices de liberté de navigation (FONOPS) sur ces eaux internationales, s’approchant des îles artificielles chinoises, frôlant l’accrochage face à des navires adverses tentant de leur barrer le passage.

Les deux puissances se jaugent au large alors que la Marine chinoise comble à grande vitesse son retard à l’injonction du président Xi Jinping, grâce à son appareil industriel massif, fabricant des destroyers et navires d’assaut amphibie à la chaîne, ainsi qu’un troisième porte-avions attendu cette année. Avec 360 navires et sous-marins, l’APL est déjà plus imposante que l’US Navy, grâce au grand bond en avant décrété par le dirigeant le plus autoritaire depuis Mao, et pourrait atteindre le chiffre de 550 unités en 2030, a déclaré devant le Sénat, James Fanell, officier à la retraite. Si l’Amérique garde une longueur d’avance technologique en matière aéronavale, les amiraux chinois ont l’avantage de la proximité géographique, et peuvent concentrer l’essentiel de leur force en Asie orientale face au « gendarme du monde », engagé sur l’ensemble des mers.

La bataille pour la mer de Chine méridionale se joue aussi dans les abysses. Sa profondeur, allant jusqu’à 5 000 mètres de fond, offre une porte de sortie furtive cruciale aux sous-marins lanceurs d’engins nucléaires chinois basés à Hainan. À condition d’éloigner les submersibles adverses en embuscade. « Ici, les sous-marins de l’US Navy et de l’APL jouent au chat et à la souris », explique Bill Hayton, auteur de l’ouvrage de référence The South China Sea. The Struggle for Power in Asia. À la surface, la Marine chinoise tente d’imposer son droit de contrôle sur cette route maritime clé pour les approvisionnements en hydrocarbures de l’Asie du Nord-Est, dont le Japon, et la Corée du Sud.

À l’orée de la nouvelle Administration démocrate, les « bateaux bleus » sont une nouvelle fois à la manœuvre, sous le regard plus attentif des alliés de l’Amérique, dont les marines européennes. La France, et même l’Allemagne comptent naviguer cette année dans ces eaux disputées, serrant les rangs avec le Japon et l’Australie pour y affirmer la « liberté de navigation », sur ce « point chaud » du globe.


Sébastien Falletti
Le Figaro - lundi 29 mars 2021


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