GEOPOLITIQUE. Mer Noire : C’est en Turquie que se joue l’encerclement américain de la Russie

Posté le dimanche 20 février 2022
GEOPOLITIQUE. Mer Noire : C’est en Turquie que se joue l’encerclement américain de la Russie

« Nous devons sauver la mer Noire. Nous devons l’empêcher de tomber sous le contrôle des Etats-Unis et de l’Europe ». Ibrahim Karagül, éditorialiste et rédacteur en chef du journal turc Yeni Safak, est inquiet des retombées de la crise ukrainienne en mer Noire. « Une guerre en mer Noire pour l’Ukraine n’est en aucun cas acceptable. Nous ne pouvons dire oui à cela (…) parce que cela déstabilisera le nord de la Turquie pendant des décennies et détruira le pays ». Et, définissant parfaitement la situation malcommode de la Turquie : « La Turquie est un pays de l’OTAN, oui. Les Etats-Unis et l’Europe sont des alliés ». Mais, dans le même temps, « la Turquie est amie avec la Russie (…). Les deux pays en ont besoin (…). La Russie, l’Ukraine et la Turquie doivent absolument s’opposer à la saisie de la mer Noire par les Etats-Unis et l’Europe et fermer les routes qui y mènent ». L’éditorialiste souligne ensuite le travail du président Erdogan, « ses efforts pour rapprocher les deux présidents » russe et ukrainien. Il s’est en effet rendu à Kiev, a invité Vladimir Poutine à faire escale à Ankara à son retour de Chine.

Pourquoi cette inquiétude de l’éditorialiste qui écrivait le 8 février dernier ? Parce que « la deuxième étape de la crise consistera à mettre face à face la Russie et la Turquie. C’est le but ultime de l’Occident. Après l’Ukraine, ils tenteront d’opposer la Turquie à la Russie ».

Peut-être plus prosaïquement a-t-il remarqué, à l’instar du Globe and Mail canadien (1) le 4 février, l’arrivée à Tartous, base navale russe en Syrie, « de six navires de débarquement amphibies » qui venaient de la Baltique après un voyage de plusieurs semaines. « Les six navires - qui peuvent chacun transporter 10 chars ou 12 véhicules blindés de transport de troupes, ainsi que plus de 300 soldats - signalant un éventuel plan d'attaque de l'Ukraine par la mer, ainsi que par ses frontières terrestres à l'est, au nord et au sud ». Leur destination finale pourrait être le port d’Odessa, fondé avec la ville par la Grande Catherine sur la mer Noire en 1794 comme un avant-poste de l’Europe face à l’empire ottoman – et cadre de la révolte du cuirassé Potemkine contre le régime tsariste. Mais il est aussi le port par lequel transitent 75% des marchandises pour l’Ukraine. Et essentiel « pour que l'OTAN puisse débarquer des forces en cas d'invasion russe ». L’Organisation de l’Atlantique nord ne dispose en effet pas de grands relais portuaires en mer Noire, Constanta, en Roumanie étant surtout un port fluvial (ouvrir la carte). La prise du port serait donc importante pour les Russes. « Une poussée vers le nord à partir de la Crimée permettrait à la Russie d'accéder au canal, construit par les Soviétiques, qui approvisionnait la Crimée en eau agricole avant que l'Ukraine ne l'endigue après l'annexion de 2014. Un mouvement vers l'est à partir de là permettrait aux forces russes en Crimée de se connecter avec la milice soutenue par Moscou qui contrôle la région séparatiste du Donbass en Ukraine. En se dirigeant vers l'ouest, les troupes russes pourraient se lier à leurs camarades stationnés comme "gardiens de la paix" dans l'est de la Moldavie ».

Les Russes y seraient-ils en terre si hostile ?

 Odessa a une histoire particulière - port franc aux confins de l’Europe, étape de commerce même pendant les guerres russo-ottomanes – au nombre de six entre 1806 et 1878. Elle est chantée en 1823 par Pouchkine : J’étais à Odessa la belle. Le ciel là-bas est longtemps clair. Le commerce hisse ses voiles : Il est actif et opulent. Là-bas tout a un air d’Europe. On sent qu’on est dans le midi. On voit briller mille couleurs. On entend dans les rues La belle langue d’Italie ; On voit passer des Slaves fiers, Des Français, des Grecs, des Moldaves, Des Arméniens, des Espagnols Et Maure-Ali, vieil Egyptien, Corsaire aujourd’hui retiré (Eugène Onéguine).
Tout près de nous, il y a eu cet affrontement en mai 2014 entre pro-russes et pro-ukrainiens et la tragédie de la Maison des syndicats où s’étaient réfugiés les premiers : 42 d’entre eux ont péri dans son incendie – nous l’avions relevé ici (2). Aujourd’hui ? Si Poutine avait voulu envahir l’Ukraine, explique justement Renaud Girard pour le Figaro (3), « il l'aurait fait en mai 2014, après que 42 militants prorusses eurent été brûlés vifs à Odessa. Il avait un prétexte en or et personne ne l'aurait alors arrêté ». Au fond comme Catherine II, dirions-nous, la Russie « considère l'Ukraine comme une marche de son territoire, un État tampon qui ne saurait appartenir à une alliance militaire adverse ». Et, « obsédée par l'extension jamais terminée de l'Otan vers l'est », elle « demande des garanties de sécurité à l'Occident ».

Mais si nécessité faisait loi, relève Mark MacKinnon, qui interrogeait sur place un analyste en sécurité pour le Globe and Mail (1), « une invasion russe totale serait moins probable qu'une "guerre hybride" continue visant à provoquer l'effondrement de l'État ukrainien. Il serait facile, selon lui, pour la flotte russe de la mer Noire de bloquer Odessa - la plaque tournante de 75 % du commerce maritime ukrainien - et d'étrangler l'économie du pays ». Sachant en outre que « le réseau électrique local dépend, selon lui, des livraisons en provenance de la région de Trans-Dniester, en Moldavie voisine, contrôlée par les séparatistes pro-russes. Des coupures d'électricité ou un blocus portuaire pourraient provoquer des troubles antigouvernementaux - et libérer la colère qui est accumulée depuis 2014 ».
Telle est également l’opinion de deux analystes pour la revue The National Interest américaine (4), qui ajoute : « avec un effort de génération de forces adéquat, une campagne russe visant à prendre Odessa pourrait progresser jusqu'à l'État séparatiste de Transnistrie, le long de la frontière moldo-ukrainienne, et aboutir à un fait accompli aux portes de l'OTAN. La sécurisation de l'infrastructure portuaire la plus lucrative de l'Ukraine donnerait également à la Russie un avantage politico-économique sans précédent dans la région de la mer Noire. Dans un scénario d'occupation partielle s'étendant jusqu'à Odessa, le reste de l'Ukraine sera en proie à l'instabilité et au chaos ». Leur papier, en accès libre, qui détaille l’organisation de l’infanterie de marine russe – différente de celle des Marines américains, est en outre intéressant en ce qu’il suit les mouvements récents des diverses unités impliquées.

Il décrit aussi plusieurs scénarios possibles avec leurs limites. Par exemple : « pour qu'un assaut conjoint de l'infanterie navale et des troupes aéroportées (VDV) soit couronné de succès, l'armée russe doit s'assurer de la supériorité aérienne sur la zone d'opérations, ainsi que du soutien continu de la flotte de la mer Noire. Si cette dernière condition peut être facilement remplie, la première nécessiterait de maintenir un taux de sortie élevé et de surmonter des défis logistiques complexes ». 

On comprend alors l’inquiétude turque quand on apprend précisément par RT France (5), que « plus de 30 navires de la flotte russe de la mer Noire ont quitté Sébastopol et Novorossisk pour des exercices maritimes (…). Des frégates, des navires de patrouille, des lanceurs de missiles, ou encore des navires de débarquement ont pris la mer le 12 février dans le cadre d'exercices militaires russes en mer Noire. Le but de ces exercices est, selon le ministère russe de la Défense, de défendre la Crimée, les bases de la flotte de la mer Noire et les installations du secteur économique russe, les communications maritimes et les zones d’activité économique maritimes contre les menaces militaires d’un ennemi conventionnel ». On notera aussi que les Russes s’inquiétaient de la présence américaine en mer Noire dès l’été 2021 (6) – en relevant le rôle « notable » de la Turquie. Pour contrer Moscou et isoler la Russie, « les Etats-Unis s’appuient sur les alliances signées avec les pays de l’OTAN (Grèce, Bulgarie, Roumanie, Turquie). Ces accords leur garantissent un réseau de bases militaires. Une stratégie qui ne pourrait avoir une chance de fonctionner que si la Turquie » - gardienne des détroits du Bosphore « s’alignait totalement sur Washington ». Et de relever que les navires de guerre américains s’étaient approchés cinq fois du flanc sud russe du début à l’été de 2021 tout en publiant une carte en illustration (voir ci-dessous).

 Son nom ? « Mer Noire : c’est en Turquie que se joue l’encerclement américain de la Russie ». Et l’on comprend que l’Ukraine en tant que pays n’est pas l’enjeu du bras de fer entre Moscou et les Etats-Unis – et qu’il s’agit bien pour les Russes de rompre ce qu’ils considèrent comme la volonté américaine, par le biais de l’OTAN, de les encercler. La mise en œuvre des accords de Minsk II (fédéralisation de l’Ukraine, autonomie du Donbass) est nécessaire, Emmanuel Macron l’avait bien compris, mais pas suffisant. L’éditorialiste turc du Yeni Safak le sait aussi, qui l’écrit clairement. Du côté américain ? L’agence Tass publie à l’instant que « le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le Secrétaire d’Etat Antony Blinken sont tous deux intéressés à tenir de nouvelles discussions sur des garanties de sécurité » (6). Quand ? La semaine prochaine en Europe. Sauf accident…

 Hélène NOUAILLE
La Lettre de Léosthène
http://www.leosthene.com
19 février 2022

Source photo : Pixabay

Cartes :

Organisations multilatérales et zones de tensions en mer Noire, source gouvernement français (cliquer pour agrandir)
https://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/documents-telechargeables/dgris_docs/plaquettes-dgris/plaquettes-en-png/carto-double-page-plaquette-mer-noire/10126731-1-fre-FR/carto-double-page-plaquette-mer-noire.png

Mer Noire : c’est en Turquie que se joue l’encerclement américain de la Russie (source : Sputnik France, cliquer pour agrandir)
https://cdnnfr1.img.sputniknews.com/img/07e5/06/0f/1045734243_0:0:0:0_1280x0_80_0_0_0dc23ae4cc26e6b9e5cac9ebef519e77.jpg.webp

Notes :

(1) The Globe and Mail, le 4 février 2022, Mark MacKinnon, Odessa tries to keep it cool as Russian ships head for a Ukrainian coast still scarred by 2014’s Crimean conflict
https://www.theglobeandmail.com/world/article-odessa-tries-to-keep-it-cool-as-russian-ships-head-for-a-ukrainian/ 

(2) Voir Léosthène n° 930/2014, le 3 mai 2014, Angela Merkel à Washington, trop tard ? 
La chancelière allemande Angela Merkel a pris soin de téléphoner à Vladimir Poutine jeudi 1er mai avant de se rendre à Washington, pour la première fois depuis l’affaire de l’espionnage de son téléphone mobile par la NSA. En effet, écrit le professeur émérite de l’université de Princeton, Stephen Cohen, « la chancelière allemande a la confiance de Vladimir Poutine ». Et, ajoute-t-il, « Angela Merkel a un rôle crucial à jouer. Elle peut faire comprendre à la Maison-Blanche que pour stabiliser la situation, il faut retourner aux termes des propositions russes du 17 mars visant à fédéraliser l’Ukraine et de l’accord de Genève du 17 avril. Il paraît aussi essentiel que Barack Obama et son hôte s’accordent pour garantir à Moscou que le futur gouvernement ukrainien restera neutre, promettra de ne pas adhérer à l’OTAN ». Au moment même où les batailles de rue à Odessa se sont achevées par un drame, n’est-il pas trop tard ?

(3) Le Figaro, le 31 décembre 2021, René Planchon, Entretien avec Renaud Girard, « En 2021, Joe Biden n'a fait que prolonger la politique de Donald Trump »
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-en-2021-joe-biden-n-a-fait-que-prolonger-la-politique-de-donald-trump-20211231 

(4) The National Interest, le 11 février 2022, Can Kasapoglu et Sine Ozkarasahin, Are Russian Marines Preparing to Seize Odessa from Ukraine?
https://nationalinterest.org/feature/are-russian-marines-preparing-seize-odessa-ukraine-200468  

(5) RT France, le 12 février 2022, Russie : exercices militaires maritimes en mer Noire (avec vidéo)
https://francais.rt.com/international/95692-russie-exercices-militaires-maritimes-mer-noire 

(6) TASS, le 18 février 2022, Russian top diplomat, US Secretary of State interested in new security talks
https://tass.com/politics/1405935

 
Source : www.asafrance.fr