LETTRE de Leosthène : TRUMP et XI entre ruptures et continuités.

Posté le samedi 08 septembre 2018
LETTRE de Leosthène : TRUMP et XI entre ruptures et continuités.

« Je suis frappé par le fait que les médias grand public ne parlent de la Chine qu’en référence à sa puissance (…) » nous confiait un jour le sinologue François Danjou. « Or une bonne partie des actuels raidissements chinois ne sont pas seulement une expression arrogante de la Chine triomphante et puissante. Ils sont aussi un indicateur du sentiment de vulnérabilité né de fragilités internes et de la vieille obsession « d’encerclement » qui continue de tarauder les élites chinoises ».

 Sentiment d’encerclement ? Pourtant, nombre d’observateurs nous le disent, les Etats-Unis « rentrent à la maison », se « retirent du monde » (sic, voir l’analyse de Dominique Moïsi donnée dans les Echos (1)). La venue de Donald Trump au pouvoir, portée par ceux des électeurs américains dont Barack Obama lui-même a reconnu qu’ils ont été les « négligés » de la mondialisation aurait mis un terme brutal à la vieille stratégie hégémonique américaine, faite à la fois de « containement », d’endiguement de l’ennemi et de suprématie du dollar. Ainsi, Donald Trump aurait abandonné à la fois le cœur de la géopolitique américaine, mis en œuvre contre l’Union soviétique tout au long de la guerre froide et l’avantage exorbitant obtenu par le président Roosevelt avec le pacte signé sur l’USS Quincy le 14 février 1945 avec le roi d’Arabie Séoudite, Ibn Séoud : cotation exclusive du pétrole nécessaire à la sécurité des Etats-Unis en dollars contre la sécurité militaire du pays de l’or noir. On le voit aux attaques menées contre lui par l’establishment américain appuyé par les médias, la vision du président américain, qui met en cause l’idéologie néolibérale et mondialiste d’une classe politique jusque-là au pouvoir est violemment combattue par ceux qui refusent qu’une alternative soit possible. Pour ceux-là – qui ne sont pas toute l’élite dirigeante des affaires cependant - la Russie reste l’ennemi et le TINA (There is no alternative, TINA, de Ronald Reagan et Margaret Thatcher) le crédo absolu.

 Or Donald Trump candidat l’avait annoncé dès son discours de politique étrangère donné le 27 avril à l’hôtel Mayflower de Washington (2), c’est, clairement, l’émergence de la Chine qu’il comptait contenir. « Notre président a permis à la Chine de poursuivre son agression économique sur les emplois et les richesses de l’Amérique, quand elle refuse d’appliquer les règles commerciales – comme il n’a pas pesé suffisamment sur elle pour qu’elle freine la Corée du Nord ». Pour faire en sorte que « l’Amérique » reste première (America First), que les emplois perdus reviennent aux « négligés » américains, sans pour autant s’éparpiller à « l’étranger à la recherche d’ennemis ». Les Etats-Unis de Donald Trump se retirent-ils du monde ?

 Non, nous dit George Friedman (fondateur de Stratford, qu’il a quitté pour fonder Geopolitical Futures) depuis l’Europe, où il est invité. « Depuis que je suis arrivé à Budapest, j’ai été constamment interrogé sur la raison pour laquelle les Etats-Unis se désengageaient du monde. Je l’ai entendu de quelques Américains aussi, mais ma réponse a toujours été la même : les Etats-Unis continuent à être profondément engagés dans le monde, et le mythe du désengagement américain repose sur des discours et non sur faits » (3). Et d’appuyer son affirmation sur un tour d’horizon du monde, relevant que, y compris en matière de renégociation de traités commerciaux, il s’agit de prendre la réalité en compte. Pour l’ALENA par exemple, Mexique, Canada et Etats-Unis représentent la même population et à peu près le même PNB que l’Union européenne : la redéfinition des relations commerciales y est donc aussi importante et aussi difficile qu’elle le serait en Europe. Friedman ne néglige ni le Moyen-Orient où l’Iran joue un jeu contraire aux intérêts de Washington, ni la Turquie infidèle, ni l’Afghanistan, où il s’agit de « trouver une conclusion » en lien avec le Pakistan, ni évidemment le Pacifique et les alliances avec le Japon, l’Australie et l’Inde. Bien sûr, note-t-il, il y a des réajustements en cours, notamment avec l’Europe, parce « qu’aucun intérêt américain n’y est menacé aujourd’hui » d’une part et que « ces pays comme l’OTAN ne peuvent apporter un soutien substantiel et stratégique aux intérêts américains majeurs dans le Pacifique ».

 Parce que l’essentiel reste la Chine, l’effort américain pour « limiter la puissance chinoise », aussi bien dans la Mer de Chine méridionale que dans le Pacifique ouest, dans le cadre du Quadrienal Security Dialogue, « une alliance qui jette les bases d’une coopération entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats-Unis » et qui pourrait se formaliser en accord militaire, même si l’Inde ne prend pas part à l’aspect militaire. Friedman n’oublie pas la Corée du Nord, remarquant que les forces américaines, si besoin en était, restent positionnées dans l’île de Guam comme en Corée du Sud (30 000 hommes) en en mer. Les déplacements de James Mattis, le Secrétaire américain à la Défense – y compris au Vietnam – attestent de la continuation de la politique américaine. Continuation : les négociations avec la Corée « remontent à l’administration Clinton », le dialogue Quadrienal à George Bush puis à Barack Obama – nous avions noté ici la cour faite à l’Inde (4) -, la détérioration des relations avec la Turquie au coup d’Etat manqué de l’été 2016. Peu de nouveautés, donc (renégociation de l’ALENA, « nécessité » de contenir l’expansion iranienne) mais un changement de méthode (taxation des échanges). S’il y a bien cohérence, en effet, au plan géopolitique, c’est la méthode – point que Friedman ne fait qu’effleurer, qui contredit l’axiome néolibéral de la mondialisation et provoque l’extraordinaire et inquiétante bataille dont nous sommes témoins aux Etats-Unis, derniers épisodes avec une tribune « anonyme » dans le New York Times et le livre de Bob Woodward (Fear) à paraître, tous deux attaquant Donald Trump sur son comportement personnel.

 On comprend donc que la Chine continue de se soucier de son « encerclement » et tente de s’en dégager. L’ambition chinoise – reconquérir puissance et dignité en effaçant les humiliations des deux siècles passés – est ancienne, fixée dès l’établissement des relations diplomatiques avec les Etats-Unis en 1972, progressivement affermie par le développement du commerce dans les années 1980, formidablement aidée par l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001 avec l’appui de Washington séduit par (le mirage de ?) l’ouverture d’un immense marché – sans, en définitive, qu’elle en respecte les règles. Sa volonté de d’échapper à tout encerclement n’est pas nouvelle. Elle est fondatrice de l’Organisation de Coopération de Shanghai avec la Russie et les ex Républiques soviétiques d’Asie centrale en 2001 (OCS rejointe par l’Inde et le Pakistan en 2017, l’Iran en étant observateur depuis 2005) (5), elle se donne les moyens de financer ses grands projets de « routes de la soie » par terre et par mer vers l’Europe, l’Afrique et ultérieurement l’Amérique du Sud avec la création de l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) en 2015 (6). Elle participe activement à l’alliance des pays dit émergents sous l’acronyme des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), investit en Afrique sans « interférence dans les affaires intérieures » du continent (7) – un prêt de 60 milliards de dollars lui a été consenti lors du sommet des 3 et 4 septembre derniers à Pékin, pousse une tentacule ferrée jusqu’en Europe de l’est. Et bien sûr défend « sa » mer méridionale, développe sa puissance navale, joue l’ambiguïté en Corée du Nord, craignant l’unification – au bénéfice américain – de la péninsule coréenne. Aux ambitions américaines, elle tente d’opposer, non sans mal ni oppositions de ses voisins, sa propre vision, ses propres règles du jeu.

 Pourquoi, dans ce contexte d’une Chine affirmative, François Danjou évoquait-il pourtant un « sentiment de vulnérabilité né de fragilités internes » ? Parce qu’il semble que le nouvel empereur Xi Jinping n’y règne pas absolument et que soit contestée en interne son attitude de « suzerain arc-bouté à ses certitudes qui indispose presque tous les voisins à commencer par l’Inde et le Japon » - pour ne rien dire de la prudence de la Russie qui ne se rapproche pas de Pékin sans conditions ni réserves. Le sinologue notait, dans une livraison du 16 août dernier (8) qu’on apprend « de source interne que, revenant à la vieille tradition accordant aux anciens présidents et premiers ministres un rôle collégial dont Xi Jinping n’a, malgré ses efforts, pas réussi à se débarrasser, Jiang Zemin (président de 1993 à 2003), Hu Jintao (président de 2003 à 2013) et Zhu Rongji (premier ministre de 1998 à 2003) avaient adressé une lettre au Comité permanent pour exprimer leurs préoccupations face à l’état très tendu des relations internationales de la Chine, notamment à l’égard des États-Unis, enjoignant, selon une source proche du sérail, l’actuelle Direction politique du pays de respecter le conseil de Yu Jianrong  (un éminent intellectuel chinois de l’Académie des Sciences sociales) de « ne pas confondre assurance et arrogance ». Le débat se développe, une « fêlure », dit François Danjou.

 Au fond, si l’on regarde la situation au-delà de l’agitation médiatique et des apparences, que voit-on ? Que les ambitions géopolitiques des deux géants n’ont pas changé. Qu’il n’est question ni pour l’un ni pour l’autre de quitter le monde ou de renoncer au commerce, au contraire : c’est le néolibéralisme qui est en cause, chacun souhaitant réguler ses échanges sur un mode équilibré – au bénéfice de leurs classes moyennes, celles qui assurent, dans des contextes pourtant très différents, la stabilité de leurs régimes respectifs. Pékin, quels que soient ses discours, l’a toujours fait en se protégeant contre les règles de l’OMC, Trump, qui a fait ses comptes et entendu les « négligés », l’impose. A ce que l’on peut savoir, il aurait choisi l’option dure envers la Chine, en décidant de taxer 200 milliards d’exportations chinoises supplémentaires. Nous allons vers un affrontement au long cours.

 L’observation de ces ruptures et continuités est intéressante : elle devrait provoquer des réflexions indispensables, en particulier en Europe.

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène,
(8 septembre 2018)

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.frwww.asafrance.fr

Notes :

 (1) Les Echos, le 11 mai 2018, Dominique Moïsi, Quand l’Amérique se retire du monde

https://www.lesechos.fr/11/05/2018/lesechos.fr/0301665295685_quand-l-amerique-se-retire-du-monde.htm

 (2) Voir Léosthène n° 1109/2016, du 30 avril 2016, Donald Trump, à contre-courant du globalisme

Qu’est-ce qui déplaît autant aux éditorialistes dans le discours donné par Donald Trump le 27 avril à l’hôtel Mayflower de Washington, sur la politique étrangère qu’il se propose de mener s’il est élu président en novembre prochain pour les Républicains ? Une chose tout d’abord. Sans surprise, Donald Trump affirme la primauté de son pays, exactement comme les autres candidats et comme ses prédécesseurs. Mais il y a quelque chose n’inacceptable, de bouleversant presque, pour les rédactions, une majorité des politiques des partis dominants – et d’ailleurs pour les instances européennes elles-mêmes : dans le chapitre de ses objectifs s’il est élu président, Donald Trump bouscule en quelques mots le politiquement correct tacite de l’entre soi : « Nous ne livrerons plus ce pays, ou sa population, aux sirènes trompeuses du globalisme ». Autre péché grave : il met une croix sur la politique interventionniste américaine. En mettant les points sur les i. « Tout a commencé », dit-il « avec l’idée dangereuse que nous pourrions transformer en démocraties à l’occidentale des pays qui n’avaient ni expérience ni intérêt à devenir des démocraties occidentales »… A suivre. Quel que soit le vainqueur de la course présidentielle, gageons que rien ne saurait rester inchangé.  

Avec le discours de Donald Trump sur la politique étrangère américaine (traduction en français non officielle) le 27 avril 2016 à l’hôtel Mayflower, Washington.

 (3) Geopolitical Futures, le 5 septembre 2018, America’s Gobal Engagement

https://geopoliticalfutures.com/americas-global-engagement/

 (4) Voir Léosthène n° 547/2010, le 27 janvier 2010, Good morning India...
“ Good morning, et merci à tous de me recevoir ici ”. Le vice-président américain Jo Biden donne en Inde une conférence de presse et pose les termes d’une équation géopolitique qui occupe à la fois les Etats-Unis et l’Inde autour, dit-il “ d’intérêts convergents ”. Intérêts si convergents ? Washington, dans la version initiée par George Bush et reprise par Barack Obama souhaite nouer un partenariat stratégique avec New Delhi. En 2006, Manmohan Singh, le Premier ministre indien, se voit offrir par les Etats-Unis un accès à la technologie nucléaire civile américaine, bien que l’Inde ne soit pas, à la différence de l’Iran, signataire du Traité de Non Prolifération. L’ancien, patient, habile non-aligné, qui se prépare en mars prochain à recevoir son encore allié russe, basculera t-il sans réserve vers Washington ?

 (5) Voir Léosthène n° 1126/2016, du 29 juin 2016, Pendant ce temps, en Asie, on s’associe…

« Les yeux de l’opinion publique mondiale sont tournés vers les résultats du référendum de Brexit ou les développements du Moyen-Orient. Cependant, un autre événement ayant le potentiel de modifier profondément la structure sécuritaire du continent asiatique s’est déroulé aussi la semaine dernière. L’adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), lors du sommet de Tachkent, en Ouzbékistan, les 23 et 24 juin, nous pousse à réfléchir sur les équilibres géopolitiques de l’Asie ». Tolga Bilener, pour Le Devoir canadien, parle d’or. L’Organisation de coopération de Shanghai n’occupe pas la une des journaux : créée en 2001, elle comportait en se réunissant à Tachkent six pays membres (la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan), cinq pays observateurs (l’Afghanistan, l’Inde, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan), ainsi que des partenaires de dialogue. Au total, remarquait Vladimir Poutine le 24 juin, dix huit pays qui « représentent ensemble plus de 16% du PIB mondial et 45% de la population du monde ». La grande affaire, préparée à Oufa en juillet dernier, nous l’évoquions ici, était l’adhésion du Pakistan et, si possible, de son frère ennemi l’Inde. Bien sûr, un ensemble de difficultés restaient posées : différences de positions des pays membres sur l’Afghanistan, et pour la Chine attitude ambiguë de l’Inde sur le problème de la mer de Chine méridionale, par exemple. Mais on construit, en Asie, pendant que l’Union européenne se défait. 

 (6) Voir Léosthène n° 1014, le 11 avril 2015, Une réussite chinoise d’importance : l’AIIB

Il faut se souvenir, écrit l’ancien ambassadeur indien M. K. Bhadrakumar qui réfléchit aux « charmes cachés » de l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) chinoise, institution à vocation mondiale voulue par Pékin comme un instrument d’investissement à sa main, que « de toutes manières, les routes de la soie nous rappellent un temps antérieur à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (1492) ». Ajoutant, et l’inflexion géopolitique est certainement essentielle, « que la saga de l’AIIB atteste d’un mouvement récent de la Chine qui s’écarte de la priorité donnée jusqu’ici à ses relations avec les Etats-Unis ». Il semble que la Chine veuille éviter le piège d’un tête à tête avec Washington – de la vision américaine d’un monde où deux superpuissances seules s’affrontent pour dominer la planète. 

 (7) La Tribune, le 3 septembre 2018, Maimounia Dia, Sommet Chine-Afrique : Xi Jinping défend les investissements chinois en Afrique

https://afrique.latribune.fr/politique/leadership/2018-09-03/sommet-chine-afrique-xi-jinping-defend-les-investissements-chinois-en-afrique-789125.html

 (8) QuestionChine, le 16 août 2018, François Danjou, Fêlures

 

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