GRANDE GUERRE : L’armée recueille l’héritage des poilus.

Posté le vendredi 09 novembre 2018
GRANDE GUERRE : L’armée recueille l’héritage des poilus.

 

 

Le chef d'état-major de l'armée de terre analyse pour Le Figaro le legs historique, opérationnel et éthique des combattants de la Grande Guerre.

 

 

 

LE FIGARO. - Dans quel état l'armée de Terre ressort-elle de la Grande Guerre?

 

Général Jean-Pierre BOSSER. - Lorsqu'on étudie l'état de l'armée de terre au sortir de la guerre, on peut commencer par la regarder de façon macroscopique. On constate alors qu'elle sort profondément transformée de ce conflit. Tout a changé en quatre ans de guerre, ou presque, en matière d'outillage, d'organisation, de commandement et de doctrine. Les combattants ont été dotés de nouveaux équipements, de plus en plus performants, comme les mitrailleuses, les canons d'artillerie lourde ou les chars.

L'organisation même de l'armée a été bouleversée. La division, qui réunit des unités de différentes spécialités, devient l'unité de base du combat interarmes. Tout ne pouvant pas être décidé par le grand quartier général (GQG), un échelon hiérarchique nouveau apparaît, l'Armée (au dessus du corps d'armée, NDLR), afin de renforcer la subsidiarité du commandement. Elle est constituée de plusieurs corps d'armée, mais aussi d'éléments organiques propres et d'éléments des services de soutien, afin de renforcer ses capacités de commandement et son autonomie.

Le style de commandement a beaucoup évolué lui aussi. La discipline assise sur la crainte a laissé la place à une autorité fondée sur l'expertise, l'expérience, et l'exemplarité de chefs au contact qui partagent au quotidien le même sort que leurs subordonnés.

Enfin, l'armée sort renforcée intellectuellement de la guerre. La combinaison du trinôme fantassins-chars-avions marque le retour d'une guerre de mouvement, et l'excellence de la pensée stratégique française est reconnue dans le monde entier. Incontestablement, l'armée de Terre de 1918 est la plus puissante et la plus moderne du monde. Mais je suis convaincu qu'il faut compléter cette approche par le haut d'une approche par le bas, car s'interroger sur l'armée française en 1918, c'est aussi s'intéresser aux soldats qui ont combattu dans ses rangs.

 

Précisément, comment qualifier les poilus? Sont-ils des héros ou des victimes?

Cette fois, il faut se pencher sur les combattants de la Grande Guerre. Bien sûr, leur expérience concrète varie en fonction de leur grade et de leur spécialité. Parmi les quelque 8,5 millions de Français mobilisés au cours de ce conflit de 1561 jours, tous n'ont pas participé directement au combat en première ligne. Mais ils ont tous connu la faim, le froid, la souffrance et, par-dessus tout, la peur.

La guerre a été pour chacun d'entre eux une épreuve terrible, une expérience féroce et d'une intense brutalité. Comment ont-ils tenu? Comment l'ont-ils emporté militairement?
D'abord par leur courage, qui leur a permis de ne jamais céder à la résignation ou au désespoir. Quand l'un tombait sans se relever, un autre prenait sa place.
Ensuite par leur discipline. Malgré les doutes et les incompréhensions parfois, l'armée est restée unie et forte sous les ordres de ses chefs. Enfin par leur fraternité d'armes. Paysans issus des profondeurs de la nation ou combattants venus des territoires d'outre-mer, militaires d'active ou de réserve, soldats de toutes origines et de tous grades, les poilus ont été unis par une camaraderie guerrière qui transcendait leurs différences sociales, académiques et régionales.

Lorsque la guerre prend fin, près de 1,4 million de soldats français sont morts, plus de 4,2 millions ont été blessés. La guerre laisse des traces profondes dans les âmes et dans les cœurs de ceux qui l'ont vécue. Mais aucun poilu n'est tombé en vain, car, comme l'a magnifiquement affirmé Clemenceau

, «ils ont grandi l'histoire française». Ils ont rendu à la France le sentiment de la victoire, une victoire à la fois terrible et empreinte de grandeur.

 

Un siècle plus tard, cet héritage inspire-t-il toujours l'armée de Terre?

 

À l'échelle de la nation tout entière, la Première Guerre mondiale est l'une des expériences collectives les plus marquantes de notre histoire. Cent ans après sa conclusion, elle est non seulement inscrite à jamais dans notre récit national, mais elle demeure de surcroît étonnamment présente dans notre mémoire et notre imaginaire.

Ce qui est fascinant, c'est que le remplacement des générations n'atténue pas la vitalité de ce lien. Dès lors, il n'est pas surprenant que l'héritage à la fois tragique et glorieux de la Grande Guerre imprègne si profondément l'armée de Terre d'aujourd'hui et continue d'être une source d'inspiration pour les soldats qui la composent. Les noms des batailles de la Première Guerre mondiale, les fourragères qui ornent nos emblèmes et nos uniformes sont autant de traditions militaires qui contribuent à l'esprit guerrier nécessaire pour vaincre au combat, partout dans le monde et sur le territoire national, pour protéger les Français et les intérêts nationaux.

L'armée de Terre combat aujourd'hui durement en opérations. Depuis sa professionnalisation il y a plus de vingt ans, elle a été engagée sans discontinuité sur des théâtres très divers où elle a acquis une expérience considérable. Où les soldats de l'armée de Terre puisent-ils leurs forces morales, leur capacité reconnue à payer le prix du sang? Je pense que c'est en partie de l'exemple des poilus, transmis de génération en génération. Leur abnégation et leur dévouement absolus au service de la France nous inspirent pour dépasser, encore aujourd'hui, nos propres limites au service d'un idéal commun.


Le soldat doit incarner «l'alliance du sens et de la force», soulignez-vous dans la réédition d'un des textes de référence de l'armée de Terre. Quel sens donnez-vous à cette éthique?

 

Ce document est une réflexion sur les fondements et principes du service des armes. C'est une contribution à un questionnement qui existe depuis très longtemps, et qui consiste à se demander comment combattre, comment infliger la destruction et la mort, comment la recevoir aussi, tout en conservant son honneur guerrier. En la matière, nous sommes les héritiers d'une réflexion religieuse et philosophique très ancienne. L'armée de Terre y a contribué depuis longtemps, mais le dernier document de référence datait de la professionnalisation. Vingt ans plus tard, j'ai estimé qu'il était temps, compte tenu de l'émergence de nouvelles armes, d'un nouveau contexte et des changements de notre société, d'apporter une pierre supplémentaire à cet édifice.

Ce texte est original. Ce n'est ni un ouvrage de droit, ni un livre de philosophie, ni un règlement militaire. Il ne propose pas aux soldats des recettes toutes faites, mais les invite à fortifier leur conscience, à assumer leur responsabilité et à développer leur désir de penser par eux-mêmes. En effet, si le but de l'action militaire est bien de vaincre, il n'y a pas de victoire pour celui qui a perdu son âme. Il s'agit donc d'aider chacun à gagner en épaisseur et en profondeur, pour le succès des armes de la France et en préservant notre humanité commune. C'est ainsi, j'en ai la conviction, que les soldats de l'armée de Terre réussiront l'alliance du sens et de la force, et formeront une armée d'excellence au service de la nation.

 

Pourtant, l'armée est ponctuellement critiquée sur cette question des valeurs, par exemple pour son rôle dans certains épisodes de la guerre d'Algérie ou les dérives de certains élèves de lycées militaires


L'armée de Terre ne revendique pas l'exclusivité de valeurs qui lui soient propres, mais s'attache à cultiver au quotidien les valeurs qu'elle a fonction et mission de défendre, c'est-à-dire celles qui fondent la communauté nationale. En l'espèce, la polémique ne doit pas l'emporter sur le travail de fond qui est mené au quotidien: l'adhésion de tous les soldats à une excellence comportementale, la formation des cadres à l'exercice de l'autorité, l'exercice de traditions militaires qui unissent par un idéal commun et qui n'ont pas vocation à soumettre, mais à élever, ainsi que la tolérance zéro vis-à-vis de toute forme de discrimination ou de violence, à laquelle je veille personnellement.

Les soldats savent mieux que quiconque que la guerre est un moment de tensions extrêmes, où l'on côtoie le risque de perdre son humanité. Pour autant, la morale n'y a pas disparu. En se dotant de documents de référence sur des sujets aussi essentiels que l'éthique militaire ou le commandement, l'armée de Terre fait donc acte de maturité et de courage en s'interrogeant sur elle-même. Ce que questionnent en effet ces textes en profondeur, c'est l'articulation de l'individuel et du collectif. Ce qu'ils réaffirment sans ambiguïté, c'est que même dans les circonstances les plus complexes, chacun garde sa part de liberté, pour conserver son honneur au service de la France et de ses idéaux.

 

 

Propos du général Jean-Pierre BOSSER
recueillis par Alain BARLUET
Le Figaro

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr