GRIPPE ESPAGNOLE : «La mémoire des épidémies doit être entretenue»

Posté le lundi 13 avril 2020
GRIPPE ESPAGNOLE : «La mémoire des épidémies doit être entretenue»


Dans une tribune au Parisien-Aujourd’hui en France, Freddy Vinet, professeur à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III, estime que face à l’inconnu d’une nouvelle épidémie, il y a le besoin de trouver des références dans le passé.

 

Face aux inconnues de la pandémie actuelle, la tentation est grande de se référer aux épidémies du passé. Longtemps oubliée, la grippe espagnole de 1918-1919 réapparaît comme le parangon épidémique du siècle passé. Face à l'inconnu d'une nouvelle épidémie se fait sentir le besoin de trouver des références dans le passé.

Rappelons ce que fut la pandémie de grippe espagnole pour les contemporains.

Elle parcourt le monde en trois vagues entre mars 1918 et l'été 1919, laissant sur son passage 50 à 100 millions de morts, bien plus que le premier conflit mondial. Son origine incertaine (NDLR : Etats-Unis, Chine ?) n'est en tout cas pas espagnole. Lors du pic de la pandémie, entre septembre et novembre 1918, les écoles ferment faute de professeurs, les usines et les transports tournent au ralenti, les récoltes restent parfois sur pied faute de bras. Malgré ce bilan, la grande grippe est longtemps restée oubliée. D'ailleurs, le fait qu'elle conserve pour la postérité ce qualificatif usurpé d'« espagnole » en dit long sur le souvenir qu'on souhaitait lui attacher. La grippe est restée dans l'ombre de la Première Guerre mondiale.

Dans les années 1920, la construction de la mémoire nationale (NDLR : surtout en France) est captée par la guerre et ses héros : le poilu, Pétain, Clemenceau… Mais, pour comprendre cette occultation mémorielle de la grippe espagnole, il faut apprécier sa place dans l'histoire épidémiologique. Avec les règles d'hygiène, l'asepsie et la vaccination, on pense avoir jugulé les grandes épidémies. Or les autorités médicales et politiques se retrouvent démunies face à une maladie a priori bénigne. Elles ne souhaitaient donc pas entretenir la mémoire d'un événement dont la gestion fut un échec complet. La grippe espagnole a suscité une telle immunité collective et un tel « effet moisson » qu'elle a inhibé l'apparition d'une pandémie grippale pendant quarante ans. Les pandémies de 1957-1958 (grippe « asiatique » et de 1968-1970 (grippe de Hongkong) qui avaient fait plusieurs dizaines de milliers de morts en France sont passées relativement inaperçues.

Or, pour qu'un événement s'imprime dans les mémoires, il faut qu'il entre en résonance avec son temps, qu'il fasse sens. Les sociétés ne se souviennent que des événements qui trouvent une signification dans l'histoire qu'elles veulent bien se construire. A partir de la fin du XXe siècle, la grippe espagnole ressurgit et fait l'objet de nombreuses études. Le sida est passé par là, puis le Sras en 2003, la grippe aviaire de 2006, la grippe mexicaine de 2009…

Parler de la grippe espagnole reprend du sens dans un monde qui a compris que le risque infectieux ne disparaîtrait sans doute jamais. Si l'on retrouve des analogies entre l'épidémie de Covid-19 et la grippe espagnole, comme les symptômes grippaux ou les complications pulmonaires, les comparaisons s'arrêtent vite tant les contextes et les époques sont éloignés.

Toutefois, l'évocation de cet épisode passé nous fait prendre la mesure du progrès médical acquis depuis un siècle et nous rappelle à notre culture épidémiologique, celle des « gestes qui sauvent ». La mémoire des épidémies doit être entretenue. Pour qu'un événement s'incarne dans la mémoire collective, il faut qu'il puisse se fixer sur des lieux, des dates, des personnages. Le président Macron, si friand de symbolisme mémoriel à l'occasion du centenaire de la victoire du 11 novembre 1918, serait bien inspiré de réfléchir à la façon dont on va construire la mémoire de l'épisode actuel. D'ailleurs, tous les pays n'ont pas oublié la grippe espagnole. Au Canada, à Saint-Jean, une statue est dédiée à Ethel Dickinson, jeune infirmière morte de la grippe au chevet des malades. Comme la guerre, les épidémies ont aussi leurs héros.

 

Freddy VINET
Professeur à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III
Le Parisien

Légende photo : Freddy Vinet, géographe, professeur à l'université Paul-Valéry-Montpellier-III, directeur du master gestion des catastrophes et des risques naturels.



Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr