GUERRE EN UKRAINE : Eviter la course à l’abime

Posté le vendredi 04 mars 2022
GUERRE EN UKRAINE : Eviter la course à l’abime

« Le courage », disait Jean-Jaurès en juillet 1903 lors d’une distribution des prix aux lycéens d’Albi, « c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Il est aussi de « ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Parce que « le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ».

Raisonner, vaste programme, aurait dit le Général. Pourtant, si l’on ne s’efforce pas de comprendre le réel, beaucoup de choses restent effectivement incompréhensibles. Commençons par regarder. Qui a remarqué que l’Inde, la Chine, l’Argentine, le Brésil par exemple, n’ont pas condamné la Russie au Conseil de sécurité ? Ne s’associent pas aux sanctions européennes ? Pas plus que les Emirats arabes unis. Ou qu’aucun pays musulman. L’Arabie Séoudite n’a pas rompu son accord avec les Russes dans OPEP+.

Mieux encore, Israël, loin d’un engagement unilatéral avec Washington, a proposé sa médiation. En Asie ? « Depuis le lancement de l'offensive russe, seuls trois pays de l'Asean - Singapour, Brunei et les Philippines - ont officiellement condamné l'invasion de l'Ukraine », écrit Yann Rousseau pour les Echos. « Après des heures de pourparlers et de réunions entre ministres des Affaires étrangères, les membres de l'Association des nations d'Asie du Sud-Est (Asean) ont publié dans le week-end un bref communiqué pour appeler toutes les parties impliquées dans le conflit en Ukraine à «faire preuve de retenue et à poursuivre le dialogue». A aucun moment, ils ne désignent un agresseur ou osent même faire la moindre référence à la Russie » (1). Pour mémoire l’Association des Nations de l’Asie du sud-est comprend, en dehors de Singapour, du Brunei et des Philippines, sept autres Etats, la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande, le Vietnam, le Laos, la Birmanie et le Cambodge.

En population, PIB, capacités en échanges commerciaux, les « abstentionnistes » de la planète pèsent plus lourd que les Européens, les Américains et leurs alliés japonais et Australien. C’est impressionnant.

Les raisons de leur prudence sont variées, certainement, autant que le sont leurs intérêts. Et peut-être considèrent-ils aussi que ce nouveau conflit armé entre européens, avec l’OTAN et les Américains au milieu, est dangereux. Surtout si l’on considère ce qu’ont provoqué les guerres européennes (pas moins de deux guerres mondiales dont ils n’ont pas été absents pour certains). Et qu’il ne les concerne pas directement. Ou pas tout de suite. Rappelons qu’en Asie, on a compris l’intérêt que portent les Etats-Unis à l’Indopacifique et à la Chine, vu naître de nouvelles alliances (le Quad avec l’Inde, le Japon, l’Australie, les Etats-Unis, l’AUKUS avec l’Australie, le Royaume-Uni, les Etats-Unis) et entendu les allusions de Washington à un OTAN du Pacifique. Au même motif d’une alliance défensive. Alors qu’il manque toujours une architecture post-guerre froide de sécurité en Europe.

Ou encore ont-ils écouté et entendu ce que disent les Russes sans varier jamais de leurs inquiétudes pour leur sécurité, précisément en raison de l’expansion de l’OTAN à leurs frontières. Il y a eu le discours de Vladimir Poutine à la conférence de Munich en 2007 – nous l’avions relevé ici (2). Sans effet, sauf à offrir à la Géorgie et à l’Ukraine l’adhésion à l’Organisation, dont on a vu les conséquences en été 2008, avec le coup d’arrêt russe. Puis, en 2014, la révolution de couleur en Ukraine, avec, pour protéger sa base de Sébastopol en mer Noire, l’annexion de la Crimée par la Russie, après un référendum favorable. En été 2021, Vladimir Poutine et Joe Biden se rencontrent à Genève. Mettent en place des groupes de travail (3). Les choses avancent-elles ? Pas vraiment. Les Russes mettent par écrit et publient leurs exigences de garanties de sécurité, qu’ils veulent par écrit. Sans réponse. Le 21 décembre 2021, se tenait au Kremlin un conseil de défense étendu dont nous pouvions consulter le contenu, en ligne sur le site du Kremlin (4). Comment Vladimir Poutine voyait-il la situation ? Si, pour lui, « la situation militaro-politique dans le monde rest(ait) compliquée », il s’inquiétait en particulier de « la croissance des forces militaires des États-Unis et de l'OTAN à proximité directe de la frontière russe et les exercices militaires majeurs, y compris ceux qui ne sont pas programmés ». Et de préciser : « Il est extrêmement alarmant que des éléments du système américain de défense globale soient déployés près de la Russie. Les lanceurs Mk 41, qui se trouvent en Roumanie et doivent être déployés en Pologne, sont adaptés au lancement des missiles de frappe Tomahawk. Si cette infrastructure continue à progresser, et si des systèmes de missiles américains et de l'OTAN sont déployés en Ukraine, leur temps de vol vers Moscou ne sera plus que de 7 à 10 minutes, voire de 5 minutes pour les systèmes hypersoniques. C'est un énorme défi pour nous, pour notre sécurité ». Rappelons qu’au départ, ce système de défense devait concerner l’Iran.

Puis Vladimir Poutine ajoute : « Comme vous le savez, nous avons envoyé les projets d'accords correspondants à nos collègues américains et aux dirigeants de l'OTAN ». En effet, « nous avons besoin de garanties juridiquement contraignantes à long terme ». Même si « nous savons que même les garanties juridiques ne peuvent être totalement sûres, car les États-Unis se retirent facilement de tout traité international qui a cessé d'être intéressant pour eux pour une raison ou une autre, parfois en donnant des explications et parfois non, comme ce fut le cas avec les traités ABM et Ciel ouvert ». Or, s’interroge-t-il encore, « quel était l'intérêt d'élargir l'OTAN et de se retirer du traité ABM ? ». Puis, expliquant les réactions de son pays : « La Russie a dû réagir à chaque étape, et la situation n'a cessé d'empirer. Elle ne cessait de se détériorer. Et nous voici aujourd'hui dans une situation que sommes obligés de résoudre : après tout, nous ne pouvons pas permettre le scénario que j'ai mentionné. Quelqu'un est-il incapable de comprendre cela ? Cela devrait être clair ».

Après avoir précisé que « si nos collègues occidentaux poursuivent leur ligne manifestement agressive, nous prendrons des mesures de réciprocité militaro-techniques appropriées et répondrons durement à leurs démarches inamicales », le président laisse la parole à son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, qui va apporter des précisions techniques : « En ce qui concerne le groupe de forces américaines en Allemagne, les États-Unis ont réactivé le Theatre Fires Command, qui était responsable de l'utilisation des missiles à portée intermédiaire avant 1991. La nouvelle Multi-Domain Task Force a été formée et sera armée de divers systèmes de missiles offensifs ». Et encore, en ce qui concerne l’Ukraine : « Le développement militaire du territoire ukrainien par les pays de l'OTAN est en cours. La situation est encore aggravée par les livraisons d'hélicoptères, de drones de combat et de missiles antichars guidés américains et alliés. La présence de plus de 120 membres de sociétés militaires privées américaines à Avdeyevka et Priazovskoye, dans la région de Donetsk, a été prouvée de manière fiable ». Puis le ministre s’étend longuement sur l’état et les projets des armées.

Vladimir Poutine va, après ce rapport, reprendre la parole. « Sur une note informelle, je voudrais ajouter quelques mots à ce que le ministre a dit et à ce que j'ai dit dans mes remarques préliminaires ». Et après avoir rappelé qu’en Yougoslavie, en Irak, en Syrie, les Etats-Unis étaient intervenus sans mandat de l’ONU, il précisait : « Les États-Unis ne possèdent pas encore d'armes hypersoniques, mais nous savons quand ils en disposeront. Elles ne peuvent pas être cachées. Tout est consigné, les essais réussis ou non. Nous avons une idée du moment où cela pourrait arriver. Ils fourniront des armes hypersoniques à l'Ukraine et les utiliseront ensuite comme couverture - cela ne signifie pas qu'ils commenceront à les utiliser demain, car nous avons déjà Tsircon et eux non - pour armer les extrémistes d'un État voisin et les inciter à s'en prendre à certaines régions de la Fédération de Russie, comme la Crimée, lorsqu'ils penseront que les circonstances sont favorables ». Puis vient une conclusion qui éclaire beaucoup de choses, avec ce préalable : « Les conflits armés et les effusions de sang ne sont absolument pas notre choix. Nous ne voulons pas que les choses aillent dans ce sens ». Mais « croient-ils vraiment que nous ne voyons pas ces menaces ? Ou pensent-ils que nous allons rester les bras croisés face aux menaces qui pèsent sur la Russie ? C'est là le problème : nous n'avons tout simplement pas de marge de manœuvre pour reculer. Telle est la question ».

Notre question ici est de savoir comment on sort de ce conflit déraisonnable dans lequel plus de la moitié du monde ne veut pas prendre parti – ni ne se range à nos côtés. Nous ne le savons pas. Certainement pas en fermant les yeux et les oreilles. Nous pensons être du côté du bien. Mais pour paraphraser Aldous Huxley, l’estime de soi ne doit pas avoir pour complément la dépréciation d’autrui.

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène,
http://www.leosthene.com 
le 2 mars 2022

 

 

 

Notes :

 

(1) Les Echos, le 28 février 2022, Yann Rousseau, L'Asie du Sud-Est tétanisée à l'idée de braquer la Russie

https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/lasie-du-sud-est-tetanisee-a-lidee-de-braquer-moscou-1390204 

 

(2) Discours de Vladimir Poutine à la 43e conférence de Munich (10 février 2007) traduit en français par le réseau Voltaire

https://www.voltairenet.org/article145320.html

 

(3) Voir Léosthène n° 1582/2021, le 24 juillet 2021, Stabilité stratégique : Russes et Américains à nouveau à Genève

L’agence TASS l’annonçait le 14 juillet dernier et la revue russe Kommersant, reprise par l’agence Reuters, le confirmait mardi 20 juillet : « La Russie et les États-Unis ont convenu de tenir leur premier cycle de discussions sur la stabilité stratégique nucléaire le 28 juillet à Genève ». Une suite, bien sûr, de la rencontre en Suisse, le 16 juin dernier, entre les deux présidents Vladimir Poutine et Joe Biden. Cette fois, les experts se mettent concrètement au travail. Joe Biden est dans la ligne, rappelle l’Arms Control Association, de ce que, alors sénateur, il déclarait en 1979, au plus fort de la guerre froide : « La poursuite du contrôle des armements n'est pas un luxe ou un signe de faiblesse, mais une responsabilité internationale et une nécessité nationale ». Pour Vladimir Poutine « une normalisation des relations entre la Russie et les États-Unis répondrait aux intérêts des deux pays mais aussi de ceux de toute la communauté internationale ». Pour Daryl Kimball, le directeur de l'Arms Control Association, les sujets ne vont pas manquer « parce que nous avons plus d'une décennie de problèmes accumulés qui doivent être résolus dans la relation nucléaire américano-russe ».

 

(4) Kremlin.ru, le 21 décembre 2021, Meeting with permanent members of Security Council

http://en.kremlin.ru/events/president/news/67402

 

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Source : www.asafrance.fr