GUERRE EN UKRAINE : L’armée française tire ses premiers enseignements de la guerre en Ukraine

Posté le lundi 16 mai 2022
GUERRE EN UKRAINE : L’armée française tire ses premiers enseignements de la guerre en Ukraine

Les erreurs russes et les succès ukrainiens sont notamment une source d’inspiration pour les experts militaires français.

La guerre n’est pas terminée, mais il est déjà temps d’en tirer quelques leçons. « Ces premières semaines d’affrontement ont d’ores et déjà livré de nombreux enseignements », a écrit le chef d’état-major des armées, le général Burkhard dans un « ordre du jour », une lettre adressée à tous les militaires, datée du 22 avril. Le plus haut gradé de l’institution souligne trois exigences : le besoin « d’entraînement » à la guerre de haute intensité, la nécessité de cultiver des « forces morales » pour tenir face aux menaces, et enfin le « devoir de vérité ».
« Le devoir d’un militaire, qu’il soit chef ou subordonné - car on est toujours l’un et l’autre - est de dire la vérité ; dire les choses, sans chercher à enjoliver la situation, par peur, flatterie ou paresse intellectuelle. Face aux chefs, il consiste à présenter, en toute franchise, les limites et les faiblesses qui peuvent être les nôtres. Il implique, naturellement, de proposer des solutions. Envers nos subordonnés, il impose de donner du sens, à la mission comme aux sacrifices demandés, et consentis », écrit le général Burkhard en rappelant une cause des revers de Moscou : « Les chefs militaires russes ont menti. »

L’exercice de lucidité sera-t-il mené jusqu’à son terme au sein de l’armée ? « Il ne faut pas perdre de temps dans l’analyse » du conflit, recommande un gradé de l’armée de Terre, où la guerre ukrainienne est suivie à la loupe. Les militaires ne veulent pas accuser un retard tactique ou stratégique lorsque la France se trouvera aux premières loges d’une crise. « Ce que nous apprend la guerre en Ukraine, c’est que nous avons changé d’époque, d’échelle et d’enjeux. Chacun doit faire le nécessaire pour s’y préparer. Le moment venu, nous n’aurons pas le droit de ne pas être au rendez-vous », écrit le général Burkhard.

La guerre a toutefois souligné quelques lacunes et faiblesses du modèle français: faille du renseignement militaire qui, dans une analyse trop rationnelle, n’avait pas cru en l’invasion russe ; contraintes sur les effectifs alors que les armées sont largement employées au Sahel ou sur le territoire national ; limites capacitaires, qu’il s’agisse du stock de munitions, des moyens de guerre électronique ou du retard pris dans le domaine des drones tactiques, ceux qui ont fait la différence dans le Haut-Karabakh ou en Ukraine… En réaction immédiate à l’usage, avec succès, de munitions rôdeuses et de drones à «longue élongation» par l’Ukraine, l’Agence d’innovation de défense a ainsi publié début mai deux appels à projet «Larinae» et «Colibri» pour se doter de systèmes équivalents au Switchblade américain.

Toutes les armées sont interpellées par le réveil des armes. La Marine compte ses frégates comme l’armée de l’Air compte ses avions. « Les combats pour la supériorité aérienne sont une réalité », écrit le chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, le général Mille dans la vision stratégique qu’il a publiée en avril. Dans ce document, préparé avant le conflit, il prend acte d’un changement de monde pour l’aviation occidentale qui ne pourra plus se reposer sur une suprématie aérienne. Lors d’un exercice l’année dernière en Israël, l’armée de l’Air s’était notamment entraînée à percer des défenses sol-air, comme celles dont font usage les Ukrainiens avec succès.

Les réflexions de l’armée française ne se limitent pas à des questions de nombre ou de matériels. Les erreurs russes et les succès ukrainiens sont aussi une source d’inspiration pour les experts militaires français. Le commandement décentralisé des forces ukrainiennes constitue l’une des clés de leurs succès initiaux. « La supériorité potentielle réside dans la subsidiarité », assure un gradé. Contrairement aux forces russes, les armées occidentales doivent être « capables de faire confiance » aux échelons inférieurs, poursuit-on.

A un fonctionnement vertical des opérations pourrait se substituer une approche en réseau où les unités disposent de compétences étendues. Les unités sur le terrain devraient disposer des capacités cyber minimales qui doivent aller plus loin que le combat « connecté » développé dans le cadre du programme Scorpion. « Une unité doit pouvoir neutraliser un réseau de caméras de surveillance » pour ne pas être repérée. « Le soldat de demain devra être muni d’un fusil et d’un smartphone », ajoute le militaire. Grâce à son téléphone sécurisé - qui suppose d’en protéger les vulnérabilités -, le soldat pourra participer à la « guerre informationnelle », géolocaliser les adversaires, assurer un relais de télémédecine… Dans un conflit de haute intensité, les unités devront être en mesure d’agir en autonomie, poursuit-on, sans attendre un soutien planifié à l’avance. Face à la menace des drones, la question d’un « dôme tactique » est posée. Toutes les réponses aux interpellations de la guerre en Ukraine n’ont pas encore trouvé de réponse.

En ouvrant la réflexion dès maintenant, l’institution militaire espère aussi peser sur les orientations du futur gouvernement. Il faut « gagner la prochaine loi de programmation militaire avant son vote », souligne un observateur du monde des armées.

La combinaison et la superposition des champs de bataille - terre, air, mer, cyber, espace - sont depuis longtemps réfléchies au sein des états-majors.
Mais au « multimilieu - multichamp », certains veulent ajouter la dimension humaine du combat. « C’est la guerre par la maîtrise du milieu social », résume un gradé : formation des soldats, capacité d’initiative, discernement… Ce qui manque aussi aux forces russes.

 

Nicolas BAROTTE
Le Figaro
15 mai 2022

Source : www.asafrance.fr