GUERRE EN UKRAINE : Macron, Draghi et Scholz contre une escalade  

Posté le lundi 16 mai 2022
GUERRE EN UKRAINE : Macron, Draghi et Scholz contre une escalade   

« Nous marchons vers la guerre comme des somnambules », réfléchit l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy Henri Guaino dans une très belle tribune publiée par le Figaro (1), en se référant à la chaîne des événements qui vont inexorablement conduire au cataclysme de la première guerre mondiale. « En 1914, aucun dirigeant européen n’était dément, aucun ne voulait une guerre mondiale qui ferait vingt millions de morts mais, tous ensemble, ils l’ont déclenchée. Et au moment du Traité de Versailles aucun ne voulait une autre guerre mondiale qui ferait 60 millions de morts mais, tous ensemble, ils ont armé la machine infernale qui allait y conduire ».

Par quelle mystérieuse alchimie en est-on arrivé là ? Et pourquoi ce parallèle entre 1914 et la dispute qui embrase aujourd’hui, autour de l’Ukraine, la Russie et l’Occident ? Dans les deux cas, souligne Henri Guaino, il y a chez les uns « le sentiment d’encerclement qui a été à l’origine de tant de guerres européennes », chez les autres celui que la « menace russe était réelle ». En 1914, c’est l’empire allemand qui se sent encerclé, cerné à l’est et à l’ouest par les alliés de la Triple entente entre la France, le Royaume-Uni et la Russie (voir la carte). L’empereur Guillaume II, pourtant petit-fils de la très britannique reine Victoria, se sent contraint d’ouvrir les hostilités avant d’être attaqué. Aujourd’hui ? Ici, nous avons suivi les événements pas à pas. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis sont présents sur le sol européen. En raison de l’expansion de l’OTAN après la fin de la guerre froide (1991), de l’absence d’architecture concertée de sécurité européenne malgré les appels russes (2007 à Munich) et, depuis 2014, de la révolution antirusse de Maïdan en Ukraine, c’est la Russie qui, après avoir tenté un dialogue en été 2021 à Genève avec le président américain (2), estime qu’elle doit agir lorsque les Etats-Unis et l’Ukraine scellent une alliance stratégique le 10 novembre 2021 (3). Le président russe le dit le 21 décembre : « Nous n'avons tout simplement pas la possibilité de reculer. Telle est la question » (4). 

« C’est l’engrenage de 1914 dans toute son effrayante pureté » écrit Henri Guaino.

« Engrenage », poursuit-il, « qui est d’abord celui par lequel chaque peuple se met à prêter à l’autre ses propres arrière-pensées, ses desseins inavoués, les sentiments que lui-même éprouve à son égard. C’est bien ce que fait aujourd’hui l’Occident vis-à-vis de la Russie et c’est bien ce que fait la Russie vis-à-vis de l’Occident. L’Occident s’est convaincu que si la Russie gagnait en Ukraine, elle n’aurait plus de limite dans sa volonté de domination. À l’inverse, la Russie s’est convaincue que si l’Occident faisait basculer l’Ukraine dans son camp, ce serait lui qui ne contiendrait plus son ambition hégémonique ».

On ne saurait mieux dire. En Europe, c’est un cri d’horreur unanime – au moins dans la presse, qui pratique partout une surenchère irrationnelle et clame « l’unité » de l’Europe. Mais il y a en réalité, comme il est naturel, des différences de perception et d’intérêts propres à chaque peuple, à leur histoire, à leur situation géographique et économique. Henri Guaino le sait. « Comment la Pologne, quatre fois démembrée, quatre fois partagée en trois siècles, comment la Lituanie annexée deux siècles durant à la Russie, la Finlande amputée en 1939, comment tous les pays qui ont vécu un demi-siècle sous le joug soviétique ne seraient-ils pas angoissés à la première menace qui pointe à l’Est ? ».
Mais il en va autrement pour la Hongrie. Pourtant, elle a aussi été privée de sa souveraineté pendant quatre siècles – d’abord par l’empire ottoman puis en devenant partie de l’empire austro-hongrois (1867), privée par le Traité de Trianon (1920) des deux tiers de son territoire, envahie par l’Allemagne nazie puis tombée sous le joug de l’URSS jusqu’en 1989 – nous l’avons dit ici (5). Différence encore pour la Serbie, alliée de la France en 1914 et qui s’est superbement battue contre les nazis. Chacun des pays européens a, naturellement, sa propre position.

Et celle de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui, non élue et en dehors des pouvoirs que lui donnent les traités, « emboîte le pas des États-Unis dans l’escalade de leur guerre par procuration » (1), ne dit rien des préoccupations réelles de tous. Heureusement.

Or, rappelle Henri Guaino, « si la guerre froide n’a pas débouché sur la troisième guerre mondiale, c’est parce qu’aucun de ses protagonistes n’a jamais cherché à acculer l’autre. Dans les crises les plus graves chacun a fait en sorte que l’autre ait une porte de sortie ». Ajoutant que de déclarations outrancières en aides diverses et livraisons d’armes, les Etats-Unis font le contraire et veulent « acculer la Russie ». Mais « acculer la Russie, c’est la pousser à surenchérir dans la violence. Jusqu’où ? La guerre totale, chimique, nucléaire ? Jusqu’à provoquer une nouvelle guerre froide entre l’Occident et tous ceux qui, dans le monde, se souvenant du Kosovo, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye, pensent que si la Russie est acculée, ils le seront aussi parce qu’il n’y aura plus de limite à la tentation hégémonique des Etats-Unis » ? Qui en est conscient en Europe ? Si nous regardons bien, la France, très vite : Emmanuel Macron a toujours maintenu un dialogue avec le président russe, malgré les critiques. Et précisé sa pensée, le 9 mai, devant le Parlement européen en soulignant précisément la nécessité de « construire les nouveaux équilibres de sécurité » (6) - cette architecture de sécurité « commune et indivisible » que Vladimir Poutine réclamait en même temps depuis la place Rouge (7).

En Italie, Mario Draghi, qui rencontrait à Washington le président américain, multipliait lui aussi les appels au dialogue, « défiant l’air du temps de l’administration Biden* ». Habile, il mettait en exergue que « la vision de l’Europe n’est pas en contradiction avec celle des Etats-Unis mais en évolution » (Il Corriere della Sera). Pendant que sa vice-ministre des Affaires étrangères expliquait : « Draghi a présenté aux Etats-Unis le sentiment qui prédomine aujourd’hui en Europe, rappelant à Washington l’urgence d’arrêter la guerre en répétant que nous sommes du même côté et qu’il faut retrouver le chemin de la négociation » (Avvenire). Ou que le dirigeant du parti démocrate, Enrico Letta, précisait : « Draghi a mis en garde les Etats-Unis sur la situation qu’il y a en Italie et qui se fait de plus en plus compliquée (…). Les propos de Boris Johnson sur le fait de porter la guerre en Russie ont provoqué des dégâts. Il faut être clairs sur un point : on défend l’Ukraine mais on ne fait pas la guerre à la Russie. Il faut raisonner sur la création de conditions pouvant faciliter un cessez-le-feu et les pourparlers. Sur cela, ces derniers jours, il y a eu un jeu d’équipe entre Draghi et Macron » (Il Foglio). Un jeu bienvenu pour l’opinion italienne. En effet, rappelle la Stampa « juste avant le voyage de Draghi aux Etats-Unis, un Italien sur quatre estimait que notre gouvernement subissait trop la ligne de Joe Biden et la politique étrangère américaine ». 

Des positions qui rencontrent, même si les motivations ne sont pas identiques, celle du chancelier allemand, Olaf Scholz, nous l’avons dit ici (8). D’une part parce que l’opinion allemande se souvient des bénéfices, dans les années 1970, de l’Ostpolitik, qui permet alors une normalisation diplomatique avec les Soviétiques – et facilitera la réunification après la dissolution de l’URSS. Et que les livraisons d’armes à l’Ukraine sont vivement contestées par une partie grandissante de l’opinion et des intellectuels dans un pays où les pacifistes sont puissants. Selon une étude d’Ipsos International, 44% des Allemands condamnent ces livraisons contre 33% en avril. D’autre part parce que l’industrie allemande dépend du gaz russe - Martin Brudermüller, le président du directoire de BASF, le plus grand producteur mondial de produits chimiques mais aussi le plus gros consommateur d’énergie d’Allemagne le rappelait avec netteté en avril (8). Pressé par Washington, Olaf Scholz marche sur des œufs. Mais il a marqué les mêmes réserves qu’Emmanuel Macron quant à la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Il a trouvé l’idée de « communauté de cœur » du président français « très intéressante » - en lieu et place d’une candidature appelée à grands cris par sa compatriote Ursula von der Leyen. Non, l’Allemagne ne veut pas d’escalade.

Pour les trois premiers poids lourds de l’Union européenne, « l’engrenage de 1914 dans toute son effrayante pureté » n’est donc pas une option. Chacun, à sa manière, tente de désarmer la machine infernale qui conduirait, comme le craint Henri Guaino, à un « affrontement direct » entre l’Occident et la Russie. Rien de simple.

Mais ils sont au pied du mur.

 Hélène NOUAILLE

 

* En remerciant l’ambassade de France à Rome pour son excellente revue de la presse italienne au quotidien.

Cartes :

 La situation de l’empire allemand en 1914
https://histgeorufppinquie.weebly.com/uploads/1/0/8/0/108094057/tripal2_orig.png

L’avancée de l’OTAN depuis 1990 
https://www.temoignages.re/IMG/jpg/otan.jpg

 Notes :

 (1) Le Figaro, le 12 mai 2022, Henri Guaino, « Nous marchons vers la guerre comme des somnambules »
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/henri-guaino-nous-marchons-vers-la-guerre-comme-des-somnambules-20220512 

 (2) Voir Léosthène n° 1571/2021, le 16 juin 2021, Biden et Poutine à Genève : terrains communs, dits et non-dits

Le président Joe Biden achève sa venue en Europe par une rencontre, le 16 juin à Genève, avec son homologue russe Vladimir Poutine. Les deux hommes n’ignorent rien l’un de l’autre. Joe Biden présidait la commission des Affaires étrangères du Sénat lorsqu’il a été choisi comme vice-président, en août 2008, par le candidat Barack Obama accusé de manquer d’expérience internationale. Qu’ont-ils de si commun à discuter ? Renaud Girard le dit très bien pour le Figaro : « Au-delà de leurs divergences idéologiques, Joe Biden et Vladimir Poutine ont un intérêt en commun, que le premier clame et que le second dissimule : freiner l’ascension de la Chine ». On peut mal se parler, théâtraliser les attitudes, mais pour chacun, il n’y a aucun besoin de s’affronter même si l’on se frotte ici ou là. Biden ne peut s’offrir le luxe de deux fronts simultanés, ce qui se passe en Europe n’est pas vital pour lui, il lui faut se consacrer à la Chine. Poutine veut conserver son apparente bénévolence à l’égard de ses encombrants voisins

(3) US Department of State, le 10 novembre 2021, U.S.-Ukraine Charter on Strategic Partnership
https://www.state.gov/u-s-ukraine-charter-on-strategic-partnership/ 

Pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas familiers de l’anglais, nous possédons une version en français (non officielle), à leur disposition sur simple demande.

(4) Kremlin.ru, le 21 décembre 2022, Expanded Meeting of the Defence Ministry Board
http://en.kremlin.ru/events/president/news/67402

 (5) Voir Léosthène n° 1643/2022 du 6 avril 2022, En Hongrie, on a déjà voté

 (6) Elysée, le 9 mai 2022, Emmanuel Macron, Clôture de la Conférence sur l'avenir de l'Europe
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/05/09/cloture-de-la-conference-sur-avenir-de-europe 

 (7) (2) Kremlin.ru, le 9 mai 2022, Address by the President of Russia at the military parade
http://en.kremlin.ru/events/president/news/68366

 (8) Voir Léosthène n° 1642/2022 du 2 avril 2022, Gaz russe : et si le moindre mal était le bon choix ?
Et Léosthène n° 1651/2022 du 7 mai 2022, Economie : le vent tourne, l’exemple allemand


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Source : www.asafrance.fr