PATRIMOINE : Notre-Dame ruinée par le feu, le destin et la rédemption

Posté le mardi 16 avril 2019
PATRIMOINE : Notre-Dame ruinée par le feu, le destin et la rédemption

Qu’est-ce qui brûle au cœur de Paris, qu’est-ce qui nous laisse saisis, et les bobos silencieux, pour une fois ? Qu’est-ce qui nous fait si mal ? Qu’est-ce que ce brasier nous arrache ? Ou tente de nous arracher ? Transie, je regarde les flammes hargneuses lécher, puis envahir, puis dévorer la flèche de Notre-Dame qui se brise, une heure après les premières fumées. « Tout est en train de brûler », dit Antoine Finot, le porte-parole de la cathédrale. « La charpente, qui date du 19e siècle d’un côté, et du 13e de l’autre, il n’en restera plus rien ». Ces chênes, cette « forêt », disent les charpentiers, qui avaient traversé les siècles disparaissent et avec eux le travail des hommes qui ont bâti cette formidable charpente avec leur foi, leur savoir-faire, leur énergie, leurs mains.

C’est à eux que je pense, j’aimerais connaître leurs noms. Peut-être les a-t-on conservés, quelque part dans un registre, avec les comptes, jamais perdus par nos valeureux commis ? Muette, bouleversée, j’entends que le toit s’est effondré. Les pompiers sont là, quatre cents d’entre eux, anonymes eux aussi. Ils affrontent le feu qui attaque maintenant le beffroi nord. Nous sommes là. Nous allons réparer, j’en suis sûre. A un ami qui sait tout de l’architecture et des bâtiments de France, sa passion, je demande : Denis, avons-nous les plans ? Tous, me dit-il en m’expliquant pourquoi. Une cathédrale est un chantier permanent. Vivant. Nous connaissons tout, dans le détail. Nous avons aussi les Compagnons, des gens qui ne sont pas rien. Il est un peu plus de 21 heures. Pourtant, une heure passe et les hommes du feu « ne sont pas sûrs de pouvoir enrayer la propagation » de l’incendie. Sauver l’édifice « n’est pas acquis ». Le général commandant les pompiers, Jean-Claude Gallet, le sait : dans le beffroi nord, il y a « le risque d’effondrement des bourdons (les cloches les plus graves). Si les bourdons s’effondrent, c’est l’effondrement de cette tour ». L’effroi. Des drones ont survolé la cathédrale : leurs photographies, puis les vidéos tournées avec les combattants près des flammes (voir ci-dessous) sont un déchirement. Des informations contradictoires arrivent : la structure serait préservée, mais est-ce certain ?

La brutalité de l’accident, la violence du choc m’ont ramenée à la réalité.
Aux premiers bâtisseurs. A notre histoire : au fond, qu’est-ce que j’en connais ? Pas vraiment grand chose, quelques repères, des couleurs.
Comme tout le monde. La date de 1163 ? Oui, parce que Louis VII – impossible à manquer, c’est lui qui a laissé partir sa femme Aliénor d’Aquitaine (qui ne la connaît ? Pour moi, une passion d’adolescente), avec ses terres hélas, vers l’Angleterre, vers Henri Plantagenet futur Henri II, qu’elle épouse. Oui, parce qu’après Bouvines (1214), quand Philippe Auguste parvient justement à vaincre et à chasser le fils d’Aliénor, Jean Sans Terre, et sa coalition, un te deum a été chanté à Notre-Dame. Mais encore ? La BNF a un dossier en ligne, allons voir (1) : la cathédrale succède à des lieux de cultes antiques, on le sait par des vestiges d’autels dédiés à Vulcain (le dieu romain du feu) et Jupiter trouvés au 18e siècle. Puis – je l’ignorais, « deux édifices religieux se succèdent sur le site actuel de Notre-Dame. Une église construite au IVe siècle bientôt remplacée au VIe par une basilique à cinq nefs dédiée à saint Etienne ». Déjà imposante : « elle était de hauteur et de largeur presque équivalente à Notre-Dame, mais deux fois moins longue ». C’est alors que Maurice de Sully, intronisé évêque en 1160, décide de faire mieux, les temps de développement des villes médiévales s’y prêtent – il avait en tête « le Temple de Salomon ou la Jérusalem céleste décrite par saint Jean dans l’Apocalypse ». Et « la première pierre est posée par le pape Alexandre III, mais il faut attendre 1345 (Philippe VI) pour que la cathédrale acquière la forme qui est toujours la sienne aujourd’hui ». Elle commence à être utilisée après vingt ans de travaux, en 1182.

Mais le chantier va durer, avec aléas et évolution de styles pendant 200 ans. Le portail dédié à Sainte Anne (la mère de Marie) est construit en 1200, le second, au nord, dédié à la vie de la vierge Marie en 1210-1220, le dernier, au centre de la façade, dans les années 1220 – il représente le Jugement dernier selon saint Mathieu. Les rosaces apparaissent quand la technique le permet entre 1260 et 1320. « A la fin du XIIIe siècle, Notre-Dame de Paris est quasiment terminée : le corps de la nef est bâti, les tours sont élevées. Il ne reste qu’à finir les aménagements intérieurs et le chevet, extrémité de la nef à l’opposé des portails ».

Retour à l’incendie, qui rougeoie toujours mais, nous dit Jean-Claude Gallet « les deux tours de Notre Dame sont sauvées » et sa structure « sauvée et préservée dans sa globalité » - enfin c’est presque sûr, il est près de minuit. Ses hommes doivent, relayés par de nouvelles équipes, combattre toute la nuit des foyers résiduels et continuer d’arroser les murs. On sait que certains ont été intoxiqués (soignés à l’Hôtel Dieu tout à côté), deux légèrement blessés, ainsi que deux policiers.
Courageux, grimpés jusque dans les tours, ils ont aussi pénétré la nef et les bâtiments pour sauver ce qui pouvait l’être des œuvres d’art et des reliques. L’une d’entre elles a la vedette sur les chaînes d’information continue : la couronne d’épines du Christ, ramenée par Saint-Louis de croisade. Sincère ou non quant à l’authenticité de ce qu’il avait acquis, notre bon roi qui-rendait-la-justice-sous-un-chêne (1214-1270) était en tout cas très politique. Il y aurait eu aussi un morceau de la vraie croix – de cela je n’ignore rien puisque c’est sainte Hélène, la mère de l’empereur Constantin (280-337) qu’elle a converti au christianisme, qui l’aurait « découverte » lors d’un voyage à Jérusalem (en 327). Ma sainte n’est pas une martyre mais tout comme Aliénor, un personnage peu commun. Quelles pensées familières quand le désastre se précise ! Un désastre regardé de partout dans le monde : un détour par Périscope montre des dizaines de directs dans toutes les langues (y compris le russe et le turc). Un désastre partagé, compris aussi, partout : les promesses de dons et d’aides affluent très tôt. Ainsi, dès 21H19, relayé par le live du Figaro (2) : « Le Metropolitan Museum et la communauté culturelle de New York se disent prêts à mettre leurs ressources à contribution ». Parmi les tweets, des chefs d’Etat, des grandes institutions, d’autres religions - et des simples particuliers, bouleversés.

Mais pourquoi cette émotion profonde, si sincère ? Pourquoi ce nous persistant dans ma tête ?
Peut-être parce que la cathédrale existe, tranquillement, comme une évidence, sans questionnement. Faite des couches d’hommes et de femmes dont nous descendons. Nous ne les connaissons pas ou pas bien, mais ils sont en nous, enracinés, solides. Pour nous, et parmi d’autres, pour les Anglais aussi : Henri II, qu’épouse Aliénor, était le fils de Mathilde, elle-même petite fille de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie toujours honoré à Caen aujourd’hui, les Normands en savent quelque chose qui pavoisent leurs rues à ses couleurs. Nos histoires sont imbriquées. Les cloches de leurs églises vont sonner en solidarité. L’émotion de toute la presse britannique (le Financial Times inclus) n’est pas feinte. Le te deum d’après Bouvines a résonné chez eux comme partout – une défaite de Philippe Auguste aurait changé le visage de l’Europe. Et puis les Anglais connaissent très bien Philippe Auguste : qui se souvient que son armée, menée par son fils, est entrée à Londres au printemps 1216, accueillie en libératrice contre Jean sans Terre qui se comportait en tyran ? Il ne s’agit pas d’érudition, rare, ni de dates, ici : mais bien d’un enracinement familier de l’histoire chez le plus grand nombre, enracinement inconscient, indispensable. Il y a peut-être aussi la symbolique portée par Notre-Dame : « Qu’est-ce que c’est, Notre-Dame ? », demande la médiéviste Claude Gauvard (3). « C’est un monument qui est érigé avec un but, qui est de développer la rédemption de l’homme. On peut être croyant ou pas, le problème n’est pas là. Mais on voit à travers ce monument, dans l’iconographie, dans sa situation, dans la construction elle-même, cette idée que l’homme peut toujours être sauvé de lui-même ». Et de raconter comment – iconographie présente dans l’église – la vierge avait accepté de sauver un certain Théophile, qui avait pourtant vendu son âme au diable. L’avenir est ouvert.

Après ? Ce matin, la cathédrale est debout, mais ruinée. « L’ensemble du feu est éteint » dit le lieutenant colonel Gabriel Plus, porte-parole des pompiers. « Toute la nuit le travail a été de surveiller les foyers résiduels. 1000m2 de toitures sont partis en fumée. Jusqu’à ce matin le travail était de préserver les deux beffrois nord et sud pour être sûr que les tours ne s’effondrent pas ». On ne connaît pas encore l’étendue des dégâts, ni quels sont les risques à venir, qui subsistent. Il faut réparer Notre-Dame, oui, pas la reconstruire, la réparer, parce qu’elle a un destin (4) garant du nôtre. Abimée à la révolution (nos sans culottes ont confondu les têtes des rois de Juda avec celles de leurs rois, ils les ont coupées, enterrées, elles sont aujourd’hui au musée de Cluny), puis délaissée jusqu’à ce que Napoléon s’y fasse sacrer en 1804, sauvée par un livre de Victor Hugo, restaurée (et fantasmée) par un certain Violet le Duc (qui remplace donc la flèche tombée de vétusté en 1792), lieu de célébrations nationales et de curiosité universelle, on peut y faire du tourisme ou y rencontrer la foi derrière un pilier (Paul Claudel). Nous y retrouver nous-mêmes, ensemble, avec notre histoire et notre devenir.

Ce devenir nous appartient. Evaluons les dégâts, et comme on le croit depuis si longtemps à Notre-Dame, au travail, avec l’aide de Dieu.

Hélène NOUAILLE
Lettre de Léosthène
helene.nouaille@free.fr

 

 

Infographies, photographies, vidéos 

Le déroulé de l’incendie (source : le Figaro)
http://i.f1g.fr/media/_uploaded/804x/figaro-live/lefigaro.fr/20190416LIVWWW00001/web_201916_notre-dame_paris_deroule_iKm3lj2.jpg

 Photographie de Notre-Dame vue du dessus par un drone
https://pbs.twimg.com/media/D4OAr8_X4AAdCMD.jpg

 Autre photographie surplombante
https://pbs.twimg.com/media/D4OFOKMWkAEEHsz?format=jpg&name=small

 Vidéo : en immersion dans le brasier avec les pompiers
https://twitter.com/thomasgsavage

 Les premières images de l’intérieur (source BFM TV)
https://www.youtube.com/watch?v=_UmCqo9j0OU

 La « forêt », charpente de Notre-Dame (source : France 2)
https://twitter.com/i/status/1118045230526341121


Notes 
:

 (1) Bibliothèque nationale de France (BNF), Passerelles, la Cathédrale Notre Dame de Paris, Du XIIe au XIVe siècle, une cathédrale en chantier
http://passerelles.bnf.fr/dossier/cathedrale_nd_paris_01.php

(2) Le live du Figaro, le 15 avril 2019
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/04/15/01016-20190415LIVWWW00055-en-direct-incendie-notre-dame-de-paris.php

Le live du Monde, le 15 avril 2019
https://www.lemonde.fr/societe/live/2019/04/15/en-direct-un-important-incendie-est-en-cours-dans-la-cathedrale-notre-dame-de-paris_5450550_3224.html

(3) France culture, le 16 avril 2019, La fabrique de l’histoire, Notre-Dame de Paris, une œuvre de pierre et de papier
https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/sagas-epopees-recits-fondateurs-de-gilgamesh-a-njall-le-brule-24-le-poeme-du-roi-gesar-de-ling-une

(4) Bibliothèque nationale de France (BNF), Passerelles, la Cathédrale Notre Dame de Paris, Le destin de Notre-Dame de Paris : grandeur, chute et retour en grâce
http://passerelles.bnf.fr/dossier/cathedrale_nd_paris_02.php

 

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr