HISTOIRE : Verdun et les poilus, début de notre XXe siècle selon Arnaud TEYSSIER

Posté le dimanche 21 février 2016
HISTOIRE : Verdun et les poilus, début de notre XXe siècle selon Arnaud TEYSSIER

Les grandes questions du XXe siècle pour la France sont contenues dans la bataille emblématique de la Grande Guerre, explique l’historien (1).

 
Dans la mémoire collective des Français, Verdun a longtemps occupé une place à part. Dès l’origine, Barrès, à qui Romain Rolland reprocha injustement d’avoir été le « rossignol du carnage », en avait saisi la dimension singulière. Le 9 novembre 1916, il rapportait ce propos du Kronprinz aux premiers jours de l’épreuve : « Nous allons prendre Verdun, cœur de la France, et quand nous l’aurons pris, la France se mettra à genoux ».Tel semble bien avoir été le calcul du haut commandement allemand après dix-huit mois de guerre : remporter une victoire marquante, porter un coup mortel à l’armée française, à ses forces vives et à son moral. Pilonnés par une concentration d’artillerie sans précédent, soumis à une pression inouïe, les poilus tinrent bon, grâce un flux de ravitaillement planifié avec rigueur - la « Voie sacrée » - et, surtout, une relève des troupes soigneusement organisée. Lorsque la bataille s’acheva, la France avait perdu plus de soldats que l’Allemagne, mais le front avait, dans l’ensemble, tenu.
 
Car, au-delà, le plus extraordinaire fut bien cela : la force, la solidité d’une société dont l’unité avait été forgée par la IIIe République, régime institutionnellement faible mais capable de porter un vaste mouvement d’énergie collective ; une république livrée à l’instabilité ministérielle, mais apte à conduire un peuple vers une guerre sans merci de plus de quatre années. Le symbole de la résistance de Verdun allait être, pendant plusieurs décennies, le fils d’un paysan de l’Artois : Philippe Pétain, considéré en son temps comme le général républicain par excellence, celui qui, avant 14, dans ses cours de l’École de guerre, s’inscrivait en faux contre les thèses dominantes, soutenait que « le feu tue », qu’il fallait être économe de la vie du soldat et que la victoire, dans les conflits modernes, appartenait à celui qui tenait physiquement et moralement le plus longtemps.
Par une curieuse rencontre des choses, un jeune officier de 25 ans, le capitaine de Gaulle, avait été blessé aux premiers jours de la bataille de Verdun et emmené en captivité en Allemagne.


Pétain, de Gaulle : deux figures qui ont porté, de manière fort différente, l’imaginaire de Verdun. Car, en l’espace d’une seule génération, la guerre revient et effraie ceux qui ont tant donné de leurs souffrances et de leur sang. Nul ne peut comprendre le refus de la guerre, la grande tentation pacifiste des années 1930, Munich, la débâcle, Vichy, s’il ignore ce réflexe naturel d’un peuple physiquement et moralement épuisé par l’immense effort. Le souvenir de Verdun explique à lui seul le prestige et la popularité de Pétain en 1940. Il est l’homme qui a ménagé le sang des poilus, qui s’est fait respecter des Allemands et dont on espère qu’il protégera les Français des tourments humiliants de l’Occupation… Une grande faiblesse collective prend ainsi la relève du vaste mouvement d’énergie de 1916.
 
Pour de Gaulle, dès 1932, lorsqu’il écrit Le Fil de l’épée, les guerres sont « les instruments de la barbarie », mais elles ne sont pas que cela. Elles sont aussi porteuses d’idées, de réformes, de force religieuse. Lorsqu’il crée et incarne la Ve République, cette vaste construction institutionnelle qui consacre un exécutif fort soutenu par une administration puissante, il tente de redonner à la France cette ressource collective, cette aspiration à la grandeur que la faible IIIe République avait mystérieusement réussi à porter. Le 29 mai 1966, il est à l’Ossuaire de Douaumont pour célébrer le cinquantième anniversaire de la bataille de Verdun. Dans le discours qu’il prononce ce jour-là, de Gaulle est présent, tout entier. Il rend hommage au « vainqueur de Verdun ».


Le fondateur de la Ve République tire trois leçons de la grande bataille, qu’il propose aux Français en ce milieu des années 1960 :
la première est politique et morale, car « sur ce champ de bataille, il fut prouvé qu’en dépit de l’inconstance et de la dispersion qui nous sont trop souvent naturelles, le fait est qu’en nous soumettant aux lois de la cohésion, nous sommes capables d’une ténacité et d’une solidarité magnifiques et exemplaires » ; la seconde « s’adresse aux deux peuples dont les armées furent aux prises si chèrement et si courageusement dans une Europe qui doit se réunir tout entière après d’affreux déchirements » ; la troisième « concerne nos rapports avec tous les peuples de la terre. Notre pays ayant fait ce qu’il a fait, souffert ce qu’il a souffert, sacrifié ce qu’il a sacrifié, ici, comme partout et comme toujours pour la liberté du monde, a droit à la confiance des autres. »
Cohésion nationale, action commune en Europe pour qu’elle redevienne le foyer de la civilisation, enfin redressement de la France dans sa dimension universelle.
 
Si l’on regarde, quelque deux ans plus tôt, le film de la cérémonie du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, on y observe de Gaulle, en uniforme, au premier rang, écoutant Malraux, mais empêtré de son grand corps, empreint d’une certaine gaucherie et voué au silence. La si belle et grande histoire que raconte la voix hachée de l’écrivain est celle des temps troublés, dont de Gaulle, ici chef de l’État, fut l’acteur de premier plan. Il y fut un individu d’exception pris dans la tourmente d’une action difficile, au milieu des divisions et rivalités, des tourments, des fractures morales. À Douaumont, en revanche, de Gaulle est à l’aise, il est pleinement lui-même. Parce que cet homme pourtant si orgueilleux se souvient qu’alors il ne fut qu’un des innombrables combattants d’un immense et solidaire effort. Il se fond dans la masse, mais il comprend d’autant mieux ce qu’elle est et signifie. Il voit la chaîne du temps, qui impose le refus du renoncement : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps. » Il ouvrira ainsi ses Mémoires d’espoir, après son départ mélancolique du pouvoir.
 
Ces cent ans qui nous séparent désormais de la bataille de Verdun, c’est somme toute peu de chose. Le sacrifice des poilus peut nous paraître vain et inutile, si, comme nous y sommes si souvent invités ou portés, nous perdons le sens de la durée et de l’Histoire, de notre histoire commune et de notre civilisation. Mais il peut aussi nous rappeler la portée et l’utilité de l’effort dans sa dimension la plus élevée : c’est le cœur de la France. Par les temps qui courent, ce n’est pas une réflexion inutile, sauf si nous avons définitivement admis que « nous sommes des vaincus », comme l’écrivit un jour Péguy, qui, lui, ne s’y résolut jamais.

 

 

Arnaud  TEYSSIER 

 

(1) Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration. Auteur de plusieurs biographies saluées par la critique, Arnaud Teyssier a notamment publié "Charles Péguy. Une humanité française" (Perrin, coll. "Tempus", 2014, 384 p., 9,50 €) et "Richelieu. L’aigle et la colombe" (Perrin, 2014, 526 p., 24,50 €).

Source : Magistro