Homélie pour la messe de fondation des Invalides - 20 septembre 2015

Posté le jeudi 08 octobre 2015
Homélie pour la messe de fondation des Invalides - 20 septembre 2015

Il y a trois cents ans, s’endormait dans la mort le Roi soleil… Il laissait derrière lui une œuvre considérable. Mais, de toutes ses entreprises, fruits d’un règne de 72 ans, l’une émerge et surpasse toutes les autres : c’est l’édification des Invalides. C’est bien ainsi que le voyait Louis XIV lui-même en affirmant qu’il y découvrait « la plus grande pensée de son règne. » Et l’on trouve ce récit fait par Madame de Maintenon à son amie la princesse des Ursins, au lendemain de la visite du roi aux Invalides : « Cependant ce fut un beau spectacle : le Roi suivi de la famille royale et de toute la cour, entrant dans le plus beau lieu du monde au milieu des soldats, une musique mêlée de trompettes et de cymbales, M. le Cardinal de Noailles disant la messe. »

La postérité ne s’y trompera pas. Il n’est pas d’ouvrage sur les Invalides qui ne cite le mot de Montesquieu, en 1721, dans ses Lettres persanes : « Je fus hier aux Invalides. J’aimerais autant avoir fait cet établissement, si j’étais prince, que d’avoir gagné trois batailles : on y trouve partout la main d’un grand monarque. Je crois que c’est le lieu le plus respectable de la terre. »

Je le crois profondément : ce lieu n’a pas d’équivalent en France. Cette petite cité dans la grande Cité porte la signature de ce qu’il y a de plus pur en France. Mais aussi ce qu’il y a de moins mesurable à l’aune de l’argent. Car toute chose ne se résume pas à ce qu’elle rapporte ou à ce qu’elle coûte. L’homme se nourrit de gratuité, de reconnaissance, de beauté, d’idéal. L’homme grandit entouré de symboles, pétri d’horizons mystérieux que le seul intérêt financier ne peut absorber.

Parmi beaucoup d’autres, je voudrais relever deux éléments architecturaux des Invalides qui parlent et agissent encore en ce sens, dans la ligne précise d’un dépassement de la matière par l’esprit.

Le premier nous est donné par le caractère somptueux de cet hôtel royal. La volonté de Louis XIV était claire : pour ces hommes marqués par la guerre, le devoir du souverain et de la France ne pouvait se résumer à un hospice. On se trompe souvent sur cet aspect. On trouve régulièrement dans la littérature le mot d’hospice. Erreur d’appréciation. Un hospice offre le minimum vital (ou légal) ; s’il semble suffire pour nos vieux soldats, ce n’est qu’une apparence : certes, offrir à ces valeureux combattants le pain, le soin et le toit était déjà une idée juste, salubre, loyale. Mais le devoir du Prince ne s’arrête pas là. Ces hommes-là n’étaient pas des nécessiteux comme les autres ! C’étaient, et ce sont encore, ceux qui ont pris part à la noblesse de leur Patrie. Il ne s’agissait donc pas de rationaliser la dépense au plus juste pour palier aux besoins vitaux. Mais, au contraire, il fallait faire un établissement coûteux, noble, magnifique, somptueux comme un palais pour accueillir comme des princes ceux qui avaient combattu comme des rois. A eux, il était dû non pas l’assistance d’un hospice, serrée au plus près, mais la reconnaissance de la nation, établie avec largesse. La magnificence des lieux traduisait cette reconnaissance : d’une certaine façon, elle et elle seule s’ajustait à ces hommes et à leur gloire.

La reconnaissance de la France passe toujours par là. Les Invalides ont toujours coûté et coûteront toujours plus qu’une maison d’accueil ou qu’un hôpital spécialisé. Mais il n’y a rien à redire à cela. Le dépassement du nécessaire par la grandeur offre les marques de la reconnaissance nationale.

Un deuxième élément concret nous indique ce dépassement de la matière par l’esprit, plus précisément de l’utile par le sacré : c’est l’édification des deux églises au centre de cet ensemble construit comme un monastère. Au milieu des cours, des couloirs, des réfectoires et des infirmeries, une église-double jaillit dans un élan formidable. Que serait l’architecture des Invalides sans son dôme doré ? Sans son église, que serait les Invalides dans son thème central ? Sa raison d’être est d’accueillir les blessés, invalides touchés ou brisés par les guerres. Le nom du lieu porte encore ce but premier.

Or, en ce XVIIème siècle finissant,  la compréhension de l’homme ne se réduit pas au corps ou  au psychisme : elle s’élargit à l’esprit. Bien sûr, s’imposent d’abord les besoins du corps et surtout du corps blessé : la nourriture, le soin, le logement adapté. Mais il y a aussi les nécessités de l’esprit. A ces nécessités répond la vie commune : la socialisation de ces hommes laissés pour compte dans la rue ; le travail, les jeux, les distractions. Mais à ces nécessités répond aussi la vie religieuse proposée au centre géographique de l’espace et du temps : cette vie religieuse était assurée dans les dortoirs et dans l’église. Dans les dortoirs, par les religieuses dévolues et dévouées aux soins. Dans l’église, par ces prêtres voués au service du culte et de la prière.

On parle beaucoup aujourd’hui des blessures invisibles, souvent conjointes aux blessures visibles : en particulier, pour nos soldats, ces syndromes post-traumatiques consécutifs à des actions de guerre. Il y a la blessure dans la chair mais il y a aussi l’atteinte dans la tête : ces blessures invisibles pénétrantes jusqu’à ces tréfonds du cœur, dans ce que nous appelons l’esprit.

Que nous en prenions la mesure n’est pas nouveau en ce lieu. Au cours de la Grande Guerre, dans la conférence interalliée du 9 mai 1917, les neurologues parisiens vont travailler sur « les grands infirmes par trouble des centres nerveux ». L’un d’entre eux est alors chargé d’organiser le service de ces « grands infirmes » à l’hôpital des Invalides. Les recommandations qui vont en découler sont, paraît-il, encore d’actualité.

Sans trahir les avancées de la science et de la psychologie, l’accompagnement de nos blessés, leur soin, leur guérison pourraient s’inspirer de ce modèle historique où se croisaient efficacement les soins de la chair et ceux de l’esprit, ceux de la médecine et ceux de la religion. Il serait temps de dépasser avec intelligence les oppositions factices nées de préjugés récents.

Je forme ce vœu puissant afin que l’homme y trouve sa santé et, davantage encore, sa pleine stature, le sens de sa vie et la gaieté de son cœur.

Luc RAVEL
Evêque aux armées

Source : Diocèse