INTERVIEW du CGA(2s) François CAILLETAU : « Trop demander aux armées se traduirait par moins de capacités à remplir leurs vraies missions »

Posté le lundi 05 mars 2018
INTERVIEW du CGA(2s) François CAILLETAU   : « Trop demander aux armées  se traduirait par moins de capacités à remplir leurs vraies missions »

Dans deux mois, le groupe de travail mis en place par Emmanuel Macron fera connaître les pistes qu'il propose pour le service national universel. Interview.


Écrivons-le sans détour : à ce stade, personne ne comprend rien aux intentions du président de la République concernant le service national universel, rendant les temps propices à un réexamen de la conscription, de ses objectifs et de sa relation avec la nation. Les questions portent notamment sur la part des armées dans son organisation et sa conduite.

Sur ces incertitudes, nous avons choisi d'interroger François Cailleteau. C'est un observateur attentif de la vie militaire. Ancien chef du contrôle des Armées, il fut membre de plusieurs cabinets ministériels et a terminé sa carrière dans l'administration civile comme inspecteur général des Finances. Son regard aiguisé sur le monde de la défense, mais aussi sa connaissance intime des plus profonds rouages de l'État, l'ont conduit à écrire plusieurs ouvrages, dont La Conscription en France, mort et résurrection ? (Économica, 2015).

 

Le Point.fr : Le président de la République affiche sa volonté de créer un service national universel, d'une durée de trois à six mois. Comment cette initiative s'inscrit-elle dans l'histoire de la conscription ?

François Cailleteau : Une erreur fréquente est de donner à la conscription une valeur de construction du patriotisme, alors que l'inverse a toujours prévalu. La conscription n'a été rendue possible que grâce à l'existence d'un sentiment national. Elle est très liée à un état particulier de la société, quand les valeurs collectives sont jugées prioritaires par rapport aux valeurs individuelles. C'est pour cette raison que la conscription n'a pas fonctionné au début du XIXe  siècle, alors qu'elle a réussi à la fin…

La loi Jourdan ne date-t-elle pas de 1798 ?

La loi Jourdan, qui n'intervient qu'à la fin du Directoire, et les textes qui la complètent, instaurent certes une conscription. Elle n'est cependant pas universelle, puisqu'on recrute ce qui est nécessaire pour compléter les effectifs de l'armée : le service étant de cinq ans, il s'agit d'une minorité de la classe d'âge, en prenant d'abord ceux nés à la fin de l'année. Cette conscription n'est pas davantage obligatoire, puisque le remplacement est institué. Ce n'est pas un hasard si le service militaire pour tous a ressurgi plus tard (1889 et 1905), en même temps que les lois autorisant les syndicats, la loi sur les associations, l'impôt sur le revenu, etc. On voit aussi qu'à la fin des années 1960 et au début des années des années 1970, quand les valeurs individuelles prennent le pas sur les valeurs collectives, la conscription est rejetée. Lors de sa « suspension » en 1996 – en réalité sa suppression –, elle ne réalisait certainement pas un brassage social de tous les Français, réunis pour défendre la patrie. Non seulement les jeunes femmes n'y participaient pas, mais les jeunes gens étaient traités très différemment : certains dans des administrations civiles, d'autres dans les postes les plus variés au sein des armées. Dans ces années, les armées n'étaient pas si bien considérées par la population ! Mais elles n'ont jamais été aussi populaires depuis qu'elles sont professionnalisées.

Qu'en est-il selon vous, plus de vingt ans après la fin du « service », supprimé en 1996 par le président Jacques Chirac ?

À mes yeux, les jeunes générations n'ont plus guère envie d'être appelées sous les drapeaux et les militaires d'active seraient navrés à l'idée de devoir prendre en charge une forme nouvelle de conscription. Quant aux citoyens d'aujourd'hui et aux décideurs, qui parmi eux possèdent encore une expérience de la conscription ? Ni les femmes, ni les moins de quarante ans, à tout le moins, ce qui fait une grande majorité de la population… Ce que personne ne comprend plus de nos jours, c'est à quel point le fonctionnement de cette institution exigeait de la contrainte. Il fallait obliger les conscrits à se rendre à la caserne. S'ils refusaient, on les arrêtait, ils étaient envoyés en prison pour insoumission et ceux qui désertaient étaient sanctionnés par de lourdes peines. Pour faire régner un semblant de tranquillité, il fallait disposer d'un encadrement nombreux : même dans ses meilleures époques, la conscription n'a jamais été un long fleuve tranquille que les gens rejoignaient avec enthousiasme. Un service « obligatoire » exigerait donc, sans aucun doute, un appareil répressif que nous ne possédons plus, qu'il faudrait recréer à une échelle énorme puisque l'on évoque des contingents annuels de 600 000 à 800 000 personnes ! D'autant plus qu'il ne serait plus question des taux considérables d'exemptions médicales que nous connaissions à l'époque. Je pense que personne ne se rend compte de l'énormité de la tâche… Car que ferons-nous si les gens ne rejoignent pas le service ou décident de le quitter avant terme ? Que ferons-nous si certains de ces jeunes arrivent avec de la drogue ? Si des jeunes hommes agressent des jeunes femmes ?

Dans l'état actuel des faibles informations sur les intentions du président de la République, comment percevez-vous ce futur service national ?

Je ne sais pas du tout ! Certains parlent de service civique, d'autres de service militaire. Mais si on veut former un soldat utile à son pays, il doit d'abord recevoir une formation individuelle : entraînement physique, connaissance élémentaire des armes, discipline. En trois mois, c'est possible d'avoir des jeunes qui savent marcher et tirer au fusil. Ce n'est pas nul. Concernant la formation collective, c'est-à-dire la capacité à devenir un rouage dans un ensemble, notamment dans une unité d'infanterie, plusieurs mois supplémentaires sont nécessaires. Mais à supposer qu'on veuille ainsi former les gens, qu'en ferions-nous ? Des réservistes ? On ne va pas en former 800 000 par an ! Plus personne au monde ne possède d'armées de masse… Et l'armée française ne va pas dire qu'elle a trop de matériels pour ses effectifs professionnels ! On n'est plus en 1914, quand chaque régiment d'infanterie comptait 3000 hommes et autant de fusils.

Quand le président parle de « cohésion nationale », le projet n'est pourtant pas si sot… Est-ce son éventuel aspect militaire qui vous rebute ?

Certaines idées mériteraient certainement d'être mises en place : des stages dans les hôpitaux, les EHPAD ou autres services sociaux, par exemple. Ce ne serait sans doute pas drôle, mais cela pourrait avoir du sens. Envoyer des jeunes bien formés faire du soutien scolaire massif dans les banlieues, pourquoi pas ? Ça, ce serait du brassage social… Les Allemands ont longtemps fonctionné ainsi, avec de très nombreux objecteurs de conscience effectuant de telles tâches. Mais franchement, il ne faut pas les envoyer dans les armées… Sauf peut-être pour confier la mission Sentinelle à des réservistes formés durant deux mois pour effectuer ensuite quatre mois de patrouilles. Ce qui soulagerait les unités d’active. Mais pas dans un tel volume ! Une telle mission ne pourrait employer plus de 30 000 personnes par an. Cela pourrait former une brique de ce service national. Où trouver les 95 autres ?

Et pourtant, le président de la République a confié le groupe de travail à un général, laissant ainsi entendre que les armées auront un rôle important...

En un sens, je comprends qu'il y pense : les armées forment un corps social solide, discipliné et compétent. Les armées peuvent fournir l'appareil administratif pour appeler, sélectionner et répartir. Mais elles ne possèdent pas les moyens d'employer le gros de la classe d'âge. Et elles ne possèdent plus cette capacité répressive qui existait du temps du service militaire. C'est un vrai problème car je ne pense pas qu'il soit possible de la remettre en place. Imaginez-vous envoyer aujourd'hui en prison une personne refusant de faire le service universel ? On pourrait l'empêcher d'entrer dans la fonction publique, mais ce n'est pas dirimant. Enfin, si l'on entrevoit les missions civiles que l'on pourrait offrir à nombre de jeunes gens, il est difficile d'imaginer ce que l'on pourrait offrir à ceux mal intégrés et proches de la délinquance. Cette population que la discipline militaire ou le renvoi discret dans le civil, par la réforme, permettaient de traiter au temps du service militaire. Trop demander aux armées se traduirait par moins de capacités à remplir leurs vraies missions.

 

Propos du CGA(2s) François CAILLETAU
recueillis par Jean GUISNEL
Le Point

 

Site de rediffusion : www.asafrance.fr 
 

 

 

Source : www.asafrance.fr