GEOPOLITIQUE : L’évolution de la conflictualité dans le monde

Posté le dimanche 20 septembre 2020
GEOPOLITIQUE : L’évolution de la conflictualité dans le monde

Introduction (10 pages)  du rapport de l’Assemblée nationale (490 pages) établi en vue de préparer l’actualisation de la loi de programmation militaire (LPM 2019 – 2025)

Afin de préparer les futurs débats qui accompagneront l’actualisation de la loi de programmation, militaire couvrant les années 2019 à 2025, la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a décidé à l’automne dernier l’organisation d’un cycle d’auditions relatives au cadre géostratégique qui s’est achevé en juillet 2020.

Sept tables rondes ouvertes à la presse (dont une conjointe avec la commission des affaires étrangères) ont fait l’objet d’une diffusion en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Quatre tables rondes à huis clos ont fait l’objet d’un compte rendu écrit, publié sur internet et dans le présent recueil. Ces tables rondes ont été complétées, dans la même période, par l’audition à huis clos des amiraux, préfets maritimes des trois façades maritimes de notre pays ainsi que d’autres responsables militaires et civils. Au total c’est donc dix-sept auditions qui ont ainsi été organisées pour actualiser, compléter et mettre en perspective les grands constats dressés par le Livre blanc de 2013 et la Revue stratégique de 2017, mais aussi pour confronter les experts, les responsables opérationnels et les responsables politiques aux questions des députés, questions qui reflètent les préoccupations et les questionnements des Français à l’égard de l’action de leurs forces armées à l’étranger et sur le territoire national. Commencé avant le début de la crise sanitaire liée au COVID-19, ce cycle s’est achevé par deux auditions menées après le déconfinement, qui devaient permettre d’intégrer les potentielles leçons à tirer de cette crise quant à l’évolution de la menace et du modèle d’armée à privilégier.
L’audition du chef d’état-major des Armées conclut donc logiquement ce cycle. La présidente de la commission,
Mme Françoise Dumas, a souhaité publier ces comptes rendus sous la forme d’un recueil précédé d’une introduction qui rappelle les grandes lignes des propos échangés et réserve une place essentielle aux sujets de discussion et aux incertitudes qui demeurent.

En premier lieu, elle revient sur les grandes hypothèses stratégiques des deux exercices de prospective français pour montrer dans quelle mesure celles-ci ont été confirmées.
Elle décrit ensuite certaines tendances nouvelles
et certains traits marquants de la conflictualité actuelle et future, qui sont à l’origine des défis identifiés dans la troisième et dernière partie.

 

I. LA CONFIRMATION DES GRANDES TENDANCES DÉCRITES PAR LE LIVRE BLANC DE 2013 ET LA REVUE STRATÉGIQUE DE 2017


Le retour des puissances et la fin de la supériorité militaire occidentale

Le Livre blanc de 2013 comme la Revue stratégique de 2017 prenaient acte du « retour des puissances » dans les relations internationales et de l’avènement d’un monde multipolaire. Les auditions conduites par la commission confirment  que la redistribution de la puissance économique et militaire se poursuivra dans les prochaines années, suscitant des tensions et de l’instabilité. La montée en puissance militaire de la Chine de Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2013, et le « réveil stratégique » de la Russie de Vladimir Poutine, avec les interventions en Ukraine depuis 2014 et en Syrie depuis 2015, sont les évènements majeurs de la décennie qui s’achève. Ils portent un coup d’arrêt à la suprématie occidentale, dont le début du déclin peut être daté de l’automne 2013 avec les hésitations en Syrie, puis, le mouvement de l’Euromaïdan en Ukraine. Les Occidentaux, dont les forces armées étaient accaparées par la lutte contre Daech en Afrique et au Levant, ont pu constater l’érosion de leur supériorité militaire, du fait notamment de l’efficacité des moyens russes de déni d’accès. Entretemps, la diplomatie unilatérale du président Trump, élu fin 2016, a précipité une « crise transatlantique » aggravée par la politique du président turc Erdogan, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) mais partenaire stratégique actif de la Russie dans une stricte logique de puissance.

Le paysage géostratégique des trente prochaines années sera vraisemblablement dominé par un « triangle stratégique » formé par les États-Unis, la Chine et la Russie.

Les États-Unis resteront la puissance dominante, mais une puissance de plus en plus réticente à intervenir dans le monde, faute de pouvoir remporter des succès militaires rapides et de vouloir payer pour la sécurité de ses alliés.
La Chine a pour ambition officielle de supplanter les États-Unis pour le centenaire de l’accession au pouvoir du Parti communiste chinois en 2049, et elle s’en donne les moyens, y compris militaires.
Quant à la Russie, sa remontée en puissance militaire et sa « grande stratégie » byzantine, facilitées par le recentrage des Américains vers l’Asie, lui assurent pour de longues années un rôle majeur dans les relations internationales, et plus particulièrement en Méditerranée. Cette compétition entre les trois grandes puissances, loin de geler les conflits comme ce fut le cas pendant la Guerre froide, crée un flottement propice au développement de puissances régionales, dont les conflits sont instrumentalisés par les trois grands compétiteurs stratégiques. Le Moyen-Orient est le théâtre d’une telle conflictualité.

 La remise en cause de l’ordre multilatéral

La contestation de la hiérarchie des puissances s’accompagne d’actions unilatérales de la part des grandes puissances et d’une remise en cause croissante du droit international – on pense au droit de la mer par la Chine, la Turquie, ou encore des traités de non-prolifération –, ainsi que des institutions internationales comme la Cour pénale internationale ou l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Le Conseil de sécurité des Nations Unies, en particulier, est en proie à de nombreux blocages et les difficultés des Nations Unies à apporter une réponse effective à la crise sans précédent des réfugiés et déplacés dans le monde, l’absence de sanctions effectives à l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Damas et le manque de réponses efficaces aux provocations du régime nord-coréen ont miné la confiance dans l’Organisation des Nations Unies (ONU). Pour autant, comme l’ont mis en lumière les travaux de la commission, l’ONU est un acquis qui ne saurait être négligé. Elle reste le cadre pertinent de toute action collective et légale. Reste à déployer une diplomatie ambitieuse dans ses instances et en marge de celles-ci, afin de les renforcer.

Les « risques de la faiblesse » dans un environnement proche

Outre les « menaces de la force », le LBDSN de 2013 pointait les « risques de la faiblesse » qui se manifestent dans des États faillis, à la gouvernance faible, en proie au crime organisé, au terrorisme ou aux guerres civiles. Ces États ne parviennent pas à endiguer des menaces, qui peuvent alors se déployer en dehors de leurs frontières, ni remédier à des déséquilibres – économiques, démographiques – qui provoquent l’exode de leurs populations. Force est de constater que ces « risques de la faiblesse » se manifestent dans un environnement proche, que ce soit en Libye, dans la bande sahélo-saharienne ou au Moyen-Orient. En Syrie, la nouvelle offensive du régime de Bachar-al-Assad et de ses alliés fait courir le risque d’une nouvelle catastrophe humanitaire. En Libye, les affrontements entre les troupes de Fayez el-Sarraj, président du gouvernement d’entente nationale, et celles du maréchal Khalifa Haftar, chef de l’auto-proclamée « armée nationale libyenne », anti-islamiste, déstabilisent encore ce pays en proie à la guerre civile depuis maintenant neuf ans et incitent encore plus les migrants qui y sont bloqués à entreprendre, au péril de leur vie, la traversée de la Méditerranée. Au Maghreb, l’Algérie et la Tunisie connaissent une transition historique qui les rend perméables aux influences extérieures et aux affrontements idéologiques. Ces pays en transition sont aussi le lieu de l’affrontement des puissances voisines qui cherchent à préserver leurs intérêts ou à garantir leur sécurité. Ainsi, le président égyptien a-t-il pris fait et cause pour le maréchal Haftar, aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, afin d’empêcher des partisans de l’islam politique d’arriver au pouvoir. La Turquie et le Qatar soutiennent quant à eux le gouvernement de Fayez el-Sarraj.

Les « menaces de la force »

C’est en Asie que le risque principal de conflit majeur existe, entre l’Inde et le Pakistan, la Chine et Taïwan, la Chine et le Japon, ou entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et ce, depuis trente ans. Les États-Unis veulent continuer à contrôler la zone indopacifique pour contenir la puissance chinoise. Ils s’appuient pour cela sur leur marine (US Navy), leurs Marines (USMC) et leurs alliés, quitte à susciter des renversements historiques comme au Vietnam, voire en Inde. La Chine veut à l’inverse rompre ce qu’elle perçoit comme un encerclement, d’où sa stratégie du « collier de perles » face à l’Inde et son attitude agressive dans les eaux qu’elle considère abusivement comme siennes en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale. La Chine redoute également la fermeture des détroits de l’Insulinde (notamment Malacca), essentiels à son commerce. La zone va donc devenir de plus en plus conflictuelle, d’où la nécessité pour les Américains de refermer le front nord-coréen. De son côté, la Russie a également des intérêts au nord de la zone, notamment dans l’archipel des Kouriles, objet d’un litige avec le Japon. La présence de sept puissances nucléaires dans cette vaste zone induit une conflictualité spécifique, caractérisée par des démonstrations de force et de savantes manipulations du droit, de la politique du fait accompli et de la communication. Le risque d’escalade existe cependant et ne doit pas être négligé.

Dans ce contexte, la France a vocation à réaffirmer sa présence en tant que riveraine de la zone, au titre de la présence de 1,5 million de ressortissants français (dont 7 500 militaires) dans les 9 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive dans le Pacifique sud et dans la zone sud de l’océan Indien.

De nouvelles formes de guerres et de conflictualité

La seconde partie du XXe siècle a vu disparaître temporairement les menaces dites « conventionnelles », c’est-à-dire des conflits armés classiques entre deux puissances étatiques, au profit de conflits dits asymétriques, entre des États ou des coalitions internationales dotées de moyens modernes et des groupuscules armés, auteurs d’attentats terroristes ou de guérillas. Ce type de conflictualité est toujours observable, notamment dans la bande sahélo-saharienne. Quant au terrorisme, sous la forme du djihadisme, il devrait continuer à menacer les sociétés occidentales dans les trente prochaines années, avec un risque non négligeable que ces attaques fassent davantage de morts à l’avenir. Avec le retour des puissances sur la scène internationale, le LBDSN de 2013 pointait l’émergence d’une « menace hybride avec des adversaires combinant des modes d’action asymétriques, des moyens de niveau étatique ou des capacités de haut niveau technologique ». Un an plus tard, en 2014, la guerre de Crimée a vu la Russie recourir à des forces militaires déguisées en vue d’exploiter une situation de fragilité pour obtenir des gains territoriaux. En Méditerranée, la Turquie et la Russie agissent aujourd’hui en demeurant sous le seuil du conflit armé, par « proxies » interposés, c’est-à-dire par le biais d’intermédiaires, afin d’avancer masqués et de s’assurer la non-attribution de leurs actions. Ils pratiquent la politique du fait accompli et demeurent dans une « zone grise ». Pour contourner l’embargo sur les armes en Libye, la Russie s’appuie ainsi sur la société Wagner, une société militaire privée qui défend les intérêts russes tout en jouissant d’une indépendance financière grâce à la captation des ressources du pays hôte. Cela permet à la Russie d’agir militairement en toute discrétion, sans contrainte et en n’assumant pas les implications de son action militaire. Les politiques de puissance s’accompagnent d’un investissement renforcé dans les technologies de pointe, ouvrant ainsi de nouveaux champs de conflictualité tels que l’espace et le cyberespace. Un moindre usage de la force peut ainsi masquer une conflictualité accrue sous la forme de dénis d’accès, de cyber attaques, ou d’actions de déstabilisation, telles que des prises de participation agressives dans les opérateurs d’importance vitale d’un pays ou la manipulation de l’opinion publique.
La compétition entre les puissances se manifeste aussi dans les champs culturel et économique. L’aversion au risque des Occidentaux étend de facto le champ de la sécurité (sécurité sanitaire, sécurité alimentaire, sécurité économique…) et donc le champ de la conflictualité.

Des risques globaux dont la pandémie COVID-19 est la manifestation la plus récente

La Revue stratégique tout comme le LBDSN de 2013 soulignaient à juste titre l’émergence de risques globaux, tels que les risques sanitaires, dont la pandémie de COVID-19 a donné une récente illustration, la criminalité organisée (trafics d’armes, de drogues, de migrants), la compétition pour les ressources, notamment énergétiques, comme on le voit en Méditerranée orientale, la pression démographique ou encore le changement climatique. Parmi ces risques, les travaux de la commission invitent à distinguer ceux qui, asymétriques, sont au cœur de la compétition entre États (rivalités énergétiques, pression démographique) ou sont instrumentalisés par eux (crime organisé, mouvements migratoires) pour servir leurs intérêts, de ceux qui, frappant indifféremment toutes les régions du monde, encouragent plutôt la coopération (crise sanitaire, crises environnementales). L’élaboration de cadres institutionnels pertinents pour favoriser cette gestion collaborative est sans doute une piste à explorer pour rénover le multilatéralisme.

 

II. DES NOUVELLES ÉVOLUTIONS QUI S’AFFIRMENT


Si les grandes tendances identifiées par les deux derniers exercices de prospective stratégique ont été effectivement confirmées par les évènements récents, c’est surtout l’ambiguïté qui semble dominer la scène internationale actuellement. Au « brouillard de la guerre » évoqué par Clausevitz s’ajoute le « brouillard de la paix », suivant une expression de Jean-Marie Guéhenno, ancien secrétaire général adjoint en charge des opérations de maintien de la paix des Nations Unies.

Le retour du territoire parmi les motifs de conflits avec l’identitaire

Alors que la mondialisation semblait s’accompagner de la disparition du territoire parmi les motifs de conflits, celui-ci fait actuellement son grand retour aux côtés des ressources naturelles et des enjeux identitaires. La fin de l’Histoire n’est pas advenue et les revendications nationalistes ou religieuses redeviennent un puissant moteur des relations internationales en même temps qu’elles justifient le contrôle des individus au sein d’armées de libération autoproclamées ou de régimes  autoritaires. Les conflits d’ordre identitaire, ou artificiellement présentés comme tels, sont notoirement plus difficiles à résoudre car ils sont moins susceptibles de compromis et prennent une dimension existentielle. Au cœur des rapports de force entre États, ces motifs de conflits minent aussi leur cohésion interne.

Le basculement dans l’ère de la « paix fragile »

L’une des raisons du déclin de la puissance occidentale réside dans la multiplication des conflits, et donc des fronts, qui empêche la concentration des efforts et mobilise les moyens matériels comme humains. Les difficultés à résoudre les crises se traduisent par un certain enlisement, bien visible dans la bande sahélosaharienne mais aussi en Syrie, pour des raisons différentes. Outre les difficultés rencontrées dans la résolution de crises multifactorielles, en effet, les régions en difficulté sont aussi la proie de comportements prédateurs ou délibérément déstabilisants de la part de puissances régionales ou globales, ou de groupes non étatiques, qui ont intérêt à ce que le désordre perdure.

La guerre de l’information, une arme majeure contre les démocraties

La manipulation des perceptions, la guerre psychologique et la propagande sont les avatars des guerres modernes depuis l’avènement des opinions publiques. Elles sont toutefois devenues un trait saillant des conflits récents. La perméabilité des sociétés européennes aux influences extérieures a été illustrée, de façon tragique, par l’efficacité de la propagande djihadiste. En 2018, la révélation de l’utilisation des données personnelles de milliers d’utilisateurs du réseau social Facebook par la société de conseil stratégique Cambridge Analytica dans le but de favoriser l’élection de Donald Trump aux États-Unis ou la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a marqué l’avènement d’une nouvelle ère, dans laquelle la manipulation des perceptions n’est plus une dimension accessoire des conflits. La Russie et la Turquie contournent ou remettent en cause le cadre normatif international en revendiquant leur action stabilisatrice et mettent régulièrement en cause l’action des forces occidentales en s’appuyant sur des campagnes de désinformation facilitées par le contrôle total de l’appareil d’État et la mainmise sur les organes de presse. La Chine a quant à elle développé le concept des trois guerres – la guerre légale, la guerre psychologique et la guerre de l’opinion publique –, selon lesquelles un conflit potentiel doit être préparé bien en amont en temps de paix, afin de maximiser les chances de victoire. Les démocraties occidentales présentent à la fois des vulnérabilités et des facteurs de résilience, qu’il importera de cultiver. Le consensus en France, à la fois sur l’intervention armée à l’extérieur ou sur la dissuasion est une rareté dans les démocraties occidentales.

La course aux armements technologiques et le retour de la masse

Les grandes puissances investissent des sommes colossales dans l’innovation de défense, en particulier dans des vecteurs de frappe hypersonique, dans la numérisation, la cyberguerre, ou dans la maîtrise de l’espace extraatmosphérique. L’hypervélocité, la miniaturisation – des drones, en particulier –, le développement de systèmes automatisés (dits autonomes) sont autant de ruptures technologiques qui mettent à mal nos moyens de défense actuels. Pour autant, et là réside la difficulté, ces innovations s’accompagnent, dans une certaine mesure, d’un retour de la masse. La Turquie organise des exercices en Méditerranée avec plus d’une centaine d’unités à la mer. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l’équivalent en tonnage de la flotte française et de la flotte italienne réunies. De manière générale, l’engagement dans la durée des forces armées requiert davantage de capacités.

Le retour de la « guerre sale » ou le « nouvel âge de l’impunité »

 « L’hybridité » a été au cœur des interventions des commissaires chargés de la défense, avec une préoccupation croissante à l’égard de l’implication de sociétés privées de sécurité dans les conflits. Le recours à ces sociétés permet à un État de s’engager militairement sans en assumer le coût politique, ce qui favorise le relâchement des normes sur les armements, les violations du droit international humanitaire, les actes perpétrés contre les humanitaires ou les journalistes, ou les guerres d’annexion. Le tabou sur l’emploi des armes chimiques est ainsi apparu très fragilisé dans le conflit syrien. Parmi les causes de la fragilisation du cadre juridique et multilatéral figure aussi la difficulté de contrôler les flux de circulation des armes et des combattants. Certains progrès technologiques, comme la miniaturisation, rendent plus difficiles les vérifications.

La marchandisation des alliances et de la sécurité

Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou de l’Alliance atlantique, les alliances auxquelles la France est partie prenante sont en crise. Le président de la République française a provoqué un choc dans les chancelleries occidentales en évoquant « la mort cérébrale de l’OTAN », un choc qui peut être salutaire. L’outil de coopération militaire fondé en 1949 reste un acquis pertinent mais les divergences entre les intérêts de sécurité des membres de l’Alliance, font douter de l’effectivité de la clause d’assistance mutuelle prévue à l’article 5 du traité, une réalité crûment soulignée par le président américain lui-même. La France et l’Europe ne peuvent se satisfaire d’une approche purement mercantile de l’OTAN, emblématique d’une marchandisation des alliances et de la sécurité. Les alliances sont-elles dès lors un concept dépassé ? C’est en tout cas ce que pensent les diplomates et les chercheurs chinois, pour qui ce système est coûteux et crée trop d’obligations. Il y a fort à parier, toutefois, que l’alternative réside, soit dans la domination hégémonique d’une puissance sur les relations internationales, soit dans une instabilité permanente. Parmi les tendances citées au cours des auditions de la commission figure en effet « l’arsenalisation des interdépendances ». « Les interdépendances, parce qu’elles sont asymétriques, peuvent être utilisées par ceux qui sont du bon côté de l’asymétrie comme des leviers de puissance » (M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères), par exemple par des États pouvant ouvrir les vannes de l’immigration illégale ou non ou par d’autres disposant de ressources indispensables. La régulation par le droit international a laissé la place à une « sécurité transactionnelle », dans laquelle toutes les interdépendances sont instrumentalisées dans une logique de puissance et où les alliances sont moins fondées sur des valeurs communes que sur des intérêts strictement nationaux constamment réévalués. L’alliance entre la Turquie et la Russie ou celle entre la Russie et la Chine relèvent de ce schéma. L’essor de substituts à l’emploi de la force – les sanctions économiques, les cyberattaques – renforcent cette tendance en réduisant le coût (humain, financier, réputationnel…) de l’agression.

 

III. LES DÉFIS AUXQUELS LA FRANCE EST CONFRONTÉE


La conservation d’un modèle d’armée complet et d’une capacité d’entrée en premier

La France doit rester une puissance militaire crédible pour appuyer sa diplomatie. Il ne s’agit pas de s’aligner sur les puissances américaine, russe et chinoise, mais de réunir les conditions d’une coopération avec d’autres puissances moyennes comme l’Australie, le Japon ou l’Inde, qui souhaitent conserver leur autonomie et leur souveraineté et partager la gestion des biens communs que sont la biodiversité, les ressources naturelles, la sécurité, la libre navigation, etc. Dans les prochaines décennies, pour défendre ses intérêts ou ceux de ses alliés, notamment européens, la France risque d’affronter des unités armées dotées de capacités modernes et relevant du « haut du spectre », grâce au soutien inavoué de puissances militaires accomplies, dans des conflits qui risquent de s’installer dans la durée, comme le montrent les exemples syrien et libyen. La permanence sur un théâtre d’opérations nécessitera des moyens suffisants, même si un des objectifs des armées françaises sera d’intervenir avec des forces alliées, pour répondre à l’enjeu de la « masse ».

Des alliances à refonder, une diplomatie de combat à déployer

Même en conservant un modèle d’armée complet, la France ne sera plus en mesure de peser seule sur les affaires du monde, du fait des ressources colossales absorbées par la prévention ou la résolution des conflits contemporains. La France a donc besoin d’alliés. Les auditions de la commission ont presque toutes conclu que la défense de l’Europe imposait une réflexion collective de la part des États européens sur leurs intérêts de sécurité et sur les moyens de coopérer plus étroitement. La création du Fonds européen de la défense et d’une direction générale de la défense au sein de la Commission européenne restera sans portée stratégique, si ces évolutions ne prennent pas un tour plus opérationnel. Les difficultés auxquelles se heurte une telle évolution ont bien été aperçues : intérêts économiques et industriels divergents, repli national sur fond de flambée des populismes, endettement public élevé, méfiance historique envers la chose militaire, influences étrangères… Pourtant, le potentiel de l’Europe est tout à fait significatif. Les adversaires de la puissance européenne le savent et auront vraisemblablement à cœur, dans les prochaines années, d’exploiter toutes les failles de l’unité européenne. Outre l’alliance européenne, la France a aussi intérêt à se rapprocher des autres puissances de la zone indopacifique qui, comme elle, n’ont aucun intérêt à un alignement sur le géant américain ou chinois.

La France continuera de défendre le multilatéralisme et une régulation des relations internationales fondées sur le droit.

Alors que la Chine met en œuvre une diplomatie efficace pour restructurer la gouvernance mondiale et crée des institutions comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, la France et ses alliés devront restés mobilisés dans les instances internationales. De ces objectifs, il découle que la France doit se doter d’une diplomatie extrêmement coordonnée et efficace, une diplomatie de « combat », impliquant les responsables politiques au plus haut niveau mais aussi les opérateurs économiques et les responsables militaires.

Des interventions globales, mieux coordonnées

Ces dernières années ont donné lieu à un effort sans précédent, par son ampleur et la variété des contributeurs, pour reconstruire des États profondément déstabilisés en Afrique et au Moyen-Orient. Si les difficultés de ces processus de reconstruction ne doivent pas être minorées – elles furent au cœur des discussions –, il existe des raisons d’être optimistes, rappelées lors de plusieurs auditions. La France et ses alliés, notamment européens, se sont engagés dans une démarche durable, qui requiert une « patience stratégique ». Ensemble, ils ont progressé dans une approche plus globale des crises. Ils développent une expertise utile, une capacité d’intervention commune et offrent aux États en difficulté une voie alternative à celle de l’alignement, une voie autonome, souveraine et coopérative. Cette politique n’est pas dirigée contre quiconque ; elle est conçue au contraire pour contribuer à la stabilité internationale, et s’appuie pour cela à la fois sur des actions militaires, mais aussi sur des actions diplomatiques, sur une présence économique et sur une action en terme environnemental et des ressources.

La modernisation des capacités de dissuasion nucléaire

Selon plusieurs des experts entendus par la commission, le monde entre dans un « troisième âge nucléaire ». Plusieurs accords sur la maîtrise des armements nucléaires sont mis à mal ou arrivent à échéance dans les prochains mois. On assiste à la reprise de la prolifération – ou du moins, à des difficultés dans la mise en œuvre des moyens multilatéraux pour enrayer la prolifération – ainsi qu’un réinvestissement dans les armements nucléaires de la part des grandes puissances nucléaires. L’agenda de Prague, qui traduisait la volonté du président Barack Obama de réduire la place des armes nucléaires dans la politique de dissuasion, a été brutalement interrompu dès le second mandat du président américain, avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée, l’appropriation chinoise des récifs et îlots en mer de Chine méridionale et la construction de bases militaires sur ces îlots.

La France a fait des choix de stricte suffisance dans le nucléaire, en démantelant par exemple sa capacité de production de matières fissiles. Sans abandonner l’objectif de réduire la place du nucléaire dans le monde, elle ne paraît pas devoir aller plus loin, seule, sauf à se mettre en danger. Il existe néanmoins un mouvement d’opinion puissant en Europe en faveur d’un désarmement unilatéral avec lequel les responsables politiques devront composer.
Si elle souhaite demeurer une puissance nucléaire crédible, la France devra moderniser les vecteurs de sa dissuasion pour faire face aux progrès technologiques de ses potentiels adversaires, notamment dans le domaine de la vitesse hypersonique.

Le renseignement et l’information

La généralisation des « guerres hybrides », la défiance envers les processus de contrôle des armements, les actes de déstabilisation ou de manipulation de l’information pratiqués par certains compétiteurs stratégiques expliquent la primauté accordée au renseignement dans la dernière loi de programmation militaire 2019-2025, poursuivant le mouvement de recrutements entamé en 2015 et permettant l’acquisition de nouveaux matériels de surveillance. Pour continuer à faire entendre sa voix dans les instances internationales, déjouer des attaques réputationnelles ou des manipulations de son opinion publique, la France a un besoin impérieux de conserver des capacités de renseignement et d’analyse autonomes. Au niveau mondial, le renseignement sera aussi une clé de la régulation par le droit international des rapports entre puissances.

L’innovation

L’innovation est une ardente obligation pour la France si celle-ci souhaite conserver une voix autonome sur la scène internationale. La volonté de développer des capacités innovantes dans un cadre européen impliquerait d’y consacrer des moyens budgétaires suffisants et de dépasser une logique de pur retour industriel entre États membres. Compte tenu du double défi décrit précédemment, celui suscité par l’accélération des innovations de défense au niveau mondial et par le retour de la « masse » dans les conflits, y compris régionaux, la France, seule, risque de se trouver face à un dilemme budgétaire.

 La résilience

La généralisation des conflits hybrides et les risques globaux ont suggéré à M. Thomas Gomart (IFRI) l’idée d’une sixième fonction stratégique, celle de la résilience, pour faire face aux coups qui ne manqueront pas de survenir dans les trente prochaines années. Cette fonction dépasse toutefois le cadre des forces armées. En effet, « nous pouvons être sûrs que dans un conflit, il y aura une recherche de disruption chez l’adversaire, pas juste de domination de ses forces armées, de disruption au niveau des infrastructures critiques, de la cohésion sociale, de la continuité de l’État », selon M. Manuel Lafont Rapnouil (CAPS). Nous avons désormais le devoir d’anticiper ces crises ensemble. Lors de sa première audition de l’année 2020, la ministre des Armées Florence Parly rappelait que le monde devenait de plus en plus dangereux du fait notamment du retour des puissances, de l’expansionnisme des uns, des rapports de force des autres et de l’érosion de l’ordre international. Elle se fixait cinq priorités : pérenniser et opérationnaliser nos partenariats ; transformer l’essai en ce qui concerne les initiatives européennes ; continuer de dialoguer avec tous ; tenter de préserver le soutien américain au Sahel ; communiquer et expliquer sans cesse le sens de notre action aux Français. Puisse ce recueil contribuer à cette dernière priorité !

 

Pour lire le rapport d'information de l'Assemnlée nationale, cliquez sur le PDF ci-dessous ou ICI
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Source : Assemblée nationale

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr