GEOPOLITIQUE : La crise ukrainienne se réveille, Angela Merkel à la manœuvre.  

Posté le lundi 12 avril 2021
GEOPOLITIQUE :  La crise ukrainienne se réveille, Angela Merkel à la manœuvre.   

On voit, depuis le début de l’année, se multiplier les accrochages dans le Donbass, à l’est du pays. Selon l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), les violations du cessez-le-feu ont augmenté de 30% entre février et mars, alors que la trêve avait été observée pendant la deuxième moitié de l’année 2020 – après un dernier sommet entre l’Ukraine, la France, l’Allemagne et la Russie en décembre 2019 (Groupe des accords de Minsk). A ce point qu’on a vu jeudi 8 avril le président Zelensky en treillis, avec gilet pare-balles et masque anti-Covid sur la ligne de front dans la région de Lougansk, à passer des troupes en revue.

Sur le front et au téléphone avec Boris Johnson lundi 5 avril, puis mardi avec le premier ministre canadien Justin Trudeau, ainsi qu’avec le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg. Le 2 avril, il s’était entretenu avec le président américain Joe Biden, qui l’avait assuré du « soutien indéfectible des États-Unis à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de l'Ukraine face à l'agression continue de la Russie dans le Donbass et en Crimée », tout en l’engageant à « lutter contre la corruption et à mettre en œuvre un programme de réformes » fondé sur des « valeurs démocratiques » - réformes « essentielles pour les aspirations euro-atlantiques de l'Ukraine » (1). Ce qui n’est pas précisément, on le voit, une invitation à rejoindre l’OTAN dans le quart d’heure. Ce que pourtant demande avec insistance le président ukrainien. Selon RFI, lors de son entretien avec le Secrétaire général de l’OTAN, il a « appelé l’Alliance atlantique à valider le plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine, car l’OTAN, selon les mots de Zelensky, c’est la seule voie vers la fin de la guerre dans le Donbass » (2).

Ajoutons que deux présidents se connaissent de longue date - depuis les débuts de Joe Biden comme vice-président dans l’administration Obama. Et que Volodimir Zelenski aurait bien besoin de la « coopération » promise par le président américain – la situation de la population ukrainienne est critique, et le Covid y a causé des ravages, seules 220 000 personnes ayant reçu une première dose de vaccin sur 44 millions d’habitants. Il va sans dire que l’Ukraine a refusé le vaccin Sputnik V. A la déclaration américaine, « le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a déclaré que si l’OTAN renforçait sa présence dans la région, la Russie devrait alors prendre des mesures spéciales » (2). Bien sûr, ajoute RFI, « plus la pression militaire russe augmente, plus Kiev se tourne vers ses partenaires occidentaux ». Mais ? « Rien n’indique à ce stade que les Occidentaux sont prêts à assurer une protection à Kiev qui irait au-delà des condamnations et des sanctions habituelles ».

Du côté russe, il semble qu’on soit moins enclin que d’ordinaire à la patience – bien que Moscou assure ne pas vouloir de conflit tout en mettant les Occidentaux en garde contre toute ingérence militaire. Nous avions relevé ici aussi bien le mouvement d’humeur du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en octobre 2020 (« C’est un sentiment qui mûrit chez nous : il faut arrêter de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source d’appréciation de notre comportement (…). Je pense qu’il faut arrêter de les considérer » (3)), que l’affront fait début février de cette année au Haut représentant européen Josep Borell (4). Et les choses ne se sont pas améliorées avec la très surprenante remarque de Joe Biden en mars dernier sur Vladimir Poutine, qui serait un « tueur ». Moscou a alors rappelé son ambassadeur qui n’est toujours pas retourné à Washington. Sergueï Lavrov admettait le 1er avril dans un journal russe que les relations entre les Etats-Unis et la Russie avaient « touché le fond ».

Que se passe-t-il sur le terrain ? Les informations sont contradictoires. Pour Alain Barluet, du Figaro, « le 30 mars, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Rouslan Khomtchak, a affirmé que la Russie amassait des troupes près de la frontière de l’Ukraine, «dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine», notamment en Crimée, officiellement pour des entraînements. Selon le chef militaire de Kiev, il s’agirait de vingt-huit groupes tactiques issus de bataillons russes qui pourraient recevoir des renforts. Les experts américains font valoir que ces déploiements ne correspondent pas aux zones sur lesquelles ont été annoncés ces exercices. L’armée américaine relève aussi que 4 000 militaires russes étaient toujours près de la frontière le 23 mars, alors que les exercices étaient terminés. «Il y a des citoyens russes à Donetsk et à Lougansk (autre territoire séparatiste à l’est de l’Ukraine, NDLR) que nous devons protéger en vertu de la Constitution russe. Par conséquent, il est légal que nous renforcions nos forces armées aux frontières occidentales du pays», explique Konstantin Sivkov, un commentateur militaire russe » (5). Depuis, des vidéos circulent, montrant des mouvements de troupes (hommes, chars, hélicoptères), analysées sur France 24 (6).  

Pour Alain Barluet, Moscou « testerait » Joe Biden. Pour France 24, qui cite un analyste militaire russe, ces exercices militaires devraient « servir d’instruments de négociation diplomatique avec l’Occident ». Enfin, « pour Katharine Quinn-Judge, analyste spécialiste de l’Ukraine à l’International Crisis, ces mouvements de troupes seraient plutôt un avertissement : “Le Kremlin a tendance à croire que l'Ukraine pourrait lancer une attaque avec le soutien de Washington, maintenant ou dans quelques mois. Il s'agit essentiellement d'une démonstration de force” ». Certains évoquent même le moi de mai prochain.

Quoiqu’il en soit, Vladimir Poutine n’est pas resté inactif. Le 8 avril, il appelait la chancelière allemande Angela Merkel au téléphone (7). On sait qu’elle se bat toujours pour l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2, qui contourne l’Ukraine par la Baltique. Et qu’elle n’est pas spécialement intéressée par un conflit avec les Russes. « Lors d'un échange de vues sur les moyens de résoudre la crise intra-ukrainienne, le président russe et la chancelière allemande ont exprimé leur inquiétude face à l'escalade des tensions dans le sud-est de l'Ukraine », peut-on lire sur le site du Kremlin. « Vladimir Poutine a attiré l'attention sur les actions provocatrices de Kiev qui aggrave maintenant délibérément la situation le long de la ligne de contact. Les parties ont noté la nécessité pour les autorités de Kiev de mettre en œuvre sans faute les accords antérieurs, en particulier ceux visant à lancer un dialogue direct avec Donetsk et Lougansk et à formaliser juridiquement le statut spécial du Donbass. Ils ont exhorté les parties au conflit à faire preuve de retenue et à dynamiser le processus de négociation afin de mettre pleinement en œuvre le paquet de mesures de Minsk de 2015, seul fondement juridique d'un règlement de paix ».

Et, pour préciser les choses – et le poids de l’Allemagne en ce moment dans la conduite des affaires européennes : « Ils ont réaffirmé leur volonté de poursuivre la coordination étroite des efforts russes et allemands, notamment dans le cadre du format Normandie, entre les conseillers politiques et les ministres des Affaires étrangères ». Le nom de la France n’a pas été prononcé.

 

Ceci sans négliger une vue ample sur la situation en Syrie, le gouvernement intérimaire en Libye avec encore une attention particulière pour les Balkans où ils « ont noté qu'il importait de prendre de nouvelles mesures bien coordonnées pour assurer la stabilité et l'entente inter-ethnique, notamment en tenant dûment compte des décisions du comité directeur du Conseil visant à mettre en œuvre l'accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine de 1995, ou accord de Dayton ».
A l’initiative de Vladimir Poutine, a été abordée la question des « activités des médias étrangers et des ONG dans les deux pays » et, du côté allemand, « la situation d’Alexeï Navalny ». Pour finir, on a convenu de garder « des contacts de travail étroits via différents canaux ». Dans le même temps, la ministre de la Défense allemande Annegret Kramp-Karrenbauer précisait dans un entretien au groupe de presse Redaktionsnetzwerk Deutschland (RND) que son pays défendrait, même en opposition aux Etats-Unis, ses intérêts : « Tout d'abord, il s'agit de nos propres intérêts et de notre propre sécurité. Il n'a jamais été question de rendre service aux Etats-Unis. Nous devons assurer notre propre sécurité ».

Intérêt qui n’est pas celui de la Pologne, ni des Pays baltes, qui soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN – adhésion déjà évoquée par Kiev en 2008, à laquelle Paris et Berlin s’étaient opposés. Le président ukrainien devrait, selon Interfax, rencontrer Emmanuel Macron la semaine prochaine. La situation peut-elle se dégrader encore ? Tout ce que l’on peut avancer, c’est que les Russes se disent prêts en cas d’agression – même s’ils parlent avec le plus puissant et le plus réaliste des Européens, l’Allemagne.

Et qu’il semble que, cette fois, ils parlent sérieusement.

Hélène NOUAILLE

 

PS : Il semble que l’Ukraine l’ait compris. Le commandant des forces armées ukrainiennes, le général Rouslan Khomtchak, vient de déclarer dans un communiqué exclure toute offensive militaire contre les séparatistes pro-russes dans l’est du Pays.
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/l-ukraine-exclut-toute-offensive-militaire-contre-les-separatistes-prorusses-20210409

Carte :

Le Donbass :
http://services.la-croix.com/webdocs/pages/longform_donetsk/lib/images/carte.jpg

Notes :

(1) The White House, le 2 avril 2021, Readout of President Joseph R. Biden Jr., Call with President Volodymir Zelensky of Ukraine
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/04/02/readout-of-president-joseph-r-biden-jr-call-with-president-volodymyr-zelenskyy-of-ukraine/

(2) RFI, le 7 avril 2021, Ukraine : Kiev appelle l’OTAN à accélérer son adhésion
https://www.rfi.fr/fr/europe/20210406-ukraine-kiev-appelle-l-otan-%C3%A0-acc%C3%A9l%C3%A9rer-son-adh%C3%A9sion

 

(3) Voir Léosthène n° 1510/2020, le 28 octobre 2020, Club Valdaï : les Européens ont-ils des oreilles ?

Le monde actuel est « volatil » et « impulsif » dit rapport 2020 du club Valdaï. Pourquoi ? Parce que le pouvoir est en train d’y être redistribué. Lentement, certes. Et ici, c’est le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov qui parle, cette redistribution « se heurte à la résistance d’un groupe d’Etats occidentaux qui n’y sont pas prêts, n’étant pas habitués à partager leur position privilégiée dans la hiérarchie internationale. Cette opposition est responsable de l’état de turbulence et d’incertitude décrit dans ce rapport ». Et puisqu’il en est ainsi, ajoute le diplomate, « c’est un sentiment qui mûrit chez nous : il faut arrêter de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source d’appréciation de notre comportement (…). Je pense qu’il faut arrêter de les considérer ». Le propos est rude. Et ne concerne pas les Etats-Unis…

 (4) Voir Léosthène n° 1535/2021, le 10 février 2021, Relations russo-europénnes : le grand embarras

« La visite à Moscou du Haut représentant de L’Union européenne, Josep Borrell, annoncée avec enthousiasme comme une « démarche très ferme » de l’Europe à propos de l’arrestation du leader de l’opposition Alexeï Navalny semble avoir tourné tout à fait différemment ». En effet. Josep Borrell a appris au cours de sa réunion avec Serguei Lavrov vendredi après-midi, sans en avoir été au préalable informé, l’expulsion de trois diplomates européens, un Allemand, un Polonais et un Suédois, accusés d’avoir participé à une (des) manifestation(s) non autorisée(s) en faveur d’Alexeï Navalny. Diplomates qui sont déclarés non grata. Si surprenant ? Nous avions relevé ici en octobre dernier les mots très rudes de Sergueï Lavrov vis-à-vis de l’UE (n° 1510/2020). Les relations avec la Russie, on le sait, font question dans l’Union. Au retour du diplomate, l’embarras est flagrant. Quels intérêts l’UE défend-elle exactement dans cette histoire ?

(5) Le Figaro, le 2 avril 2021, Alain Barluet, Vladimir Poutine teste Joe Biden sur le dossier ukrainien
https://www.lefigaro.fr/international/vladimir-poutine-teste-joe-biden-sur-le-dossier-ukrainien-20210402 

(6) France 24, les Observateurs, le 8 avril 2021, Ukraine : des vidéos de convois militaires russes près de la frontière sèment la panique
https://observers.france24.com/fr/europe/20210408-ukraine-russie-vid%C3%A9os-convois-militaires-russes-fronti%C3%A8re

(7) Kremlin.ru, le 8 avril 2021, Telephone conversation with Federal Chancellor of Germany Angela Merkel
http://en.kremlin.ru/events/president/news/65325 

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr