GUERRE EN UKRAINE : La guerre en Ukraine, l’Europe et la dissuasion nucléaire française ou l’antinomie de Russel (1)

Posté le mercredi 09 mars 2022
GUERRE EN UKRAINE : La guerre en Ukraine, l’Europe et la dissuasion nucléaire française ou l’antinomie de Russel (1)

Pendant toute la durée de la Guerre froide, le « fait nucléaire » a été l’une des données structurantes des relations internationales en dominant l’ensemble des fonctions militaires. Les armes nucléaires apparaissaient alors non seulement comme des instruments militaires indispensables au maintien de l’équilibre de la terreur, mais aussi comme des signes suprêmes de la puissance politique.

Jusqu’au 24 février 2022, en l’absence de menace d’invasion massive et  face aux nouveaux défis de l’après Guerre froide, l’arme nucléaire a perdu sa fonction militaire immédiate et a pu même paraitre inappropriée. Sa perte de signification militaire a entraîné pour ses détenteurs un affaiblissement de leur poids politique car, dans cette période, une grande puissance se définissait plus par ses performances économiques que par son statut nucléaire. Bref, progressivement, depuis la fin des années 1990, les armes nucléaires sont devenues moins « légitimes ».

Est-ce précisément pour redonner une forme de légitimité nouvelle à l’armement nucléaire français  que le président de la République, monsieur Emmanuel Macron, a abordé le sujet, le vendredi 7 février 2020, devant les officiers stagiaires de l’Ecole de guerre, sous un angle européen ?

Il a alors rappelé que "notre force de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux", et qu’il n’était question ni de désarmer la France, ni de diluer nos forces de dissuasion dans l’OTAN. Selon le chef des armées françaises, "nos forces nucléaires renforcent la sécurité de l'Europe par leur existence même et, à cet égard, ont une dimension authentiquement européenne".  Aussi, a-t-il appelé lors de cette intervention à un « dialogue stratégique » avec nos partenaires européens sur le rôle de la dissuasion nucléaire française pour la sécurité de l’Europe.

Mais, au cours de son discours, il prononça une phrase lourde de sens : « Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». Or, la notion d’intérêts vitaux repose sur une absence volontaire de définition. Elle relève d'une appréciation souveraine du chef de l'État et de lui seul. Elle demeure volontairement floue pour ne pas indiquer à l’adversaire potentiel jusqu’où il pourrait aller sans pour autant encourir le feu nucléaire. C’est le  « principe d’incertitude ». Les intérêts vitaux se fondent sur les éléments constitutifs de l'Etat-Nation et leur liste n’est pas limitative et peut être évolutive. Au gré des différents  Livres blancs sur la Défense ou lois de programmation militaire, elle recouvre « les éléments constitutifs de notre identité et de notre existence en tant qu'État-nation, notamment le territoire, la population, ainsi que le libre exercice de notre souveraineté.» ou encore « ses institutions républicaines » « l'intégrité de notre territoire, la sauvegarde de notre population, la capacité de notre nation à vivre.»

Même si le flou, volontaire, répétons le, subsiste, il apparait cependant clairement dans cette énumération, que les intérêts vitaux sont uniquement nationaux et de façon qui peut apparaître très égoïste, non partageables avec quiconque.

Il va cependant de soi que les intérêts vitaux de notre pays ne se limitent pas strictement au territoire national. Aujourd’hui, de nouvelles menaces potentiellement capables d’atteindre «  les éléments constitutifs de notre identité et de notre existence » peuvent émaner du domaine spatial ou encore du cyberespace par exemple. Ces « territoires » ne connaissent pas de frontières et à leur possible hostilité pourrait alors s’appliquer une dissuasion nucléaire « tous azimuts » pour reprendre une expression caractérisant, depuis son origine, la dissuasion nucléaire française.

A ce stade de notre réflexion, il nous faut impérativement plonger dans le chaudron de la rhétorique nucléaire. En effet, la notion de dissuasion désigne un mode de persuasion. Elle consiste à persuader un ennemi potentiel de ne pas attaquer. Comme tout mode de persuasion, elle nécessite un dialogue, une communication recouvrant une argumentation crédible. Les mots prononcés, les raisonnements présentés ont une importance considérable. On est là dans le domaine de la sémantique, pour ne pas dire de la casuistique.

Dans ce cadre intellectuel très subtile, comment serait-il alors possible de réunir des partenaires européens autour de la dissuasion française en évoquant des intérêts vitaux communs sans les définir ?  A l’inverse, une  définition précise serait une atteinte à la notion même de dissuasion telle que la France l’a toujours envisagée et atténuerait beaucoup sa crédibilité en donnant, par avance, aux adversaires potentiels de l’Europe,  les limites à ne pas dépasser.  On est là  dans une illustration parfaite du paradoxe ou antinomie de Russel (cf. renvoi 1).

Quand monsieur Macron déclarait que l’OTAN était en état de mort cérébrale, c’était pour tenter de donner un souffle de vie à une Europe de la Défense qu’il savait n’être jamais née. Ce nouveau souffle, c’est monsieur Poutine qui a réussi à l’insuffler à l’OTAN de même que c’est lui qui est à l’origine de ce qui semble être une prise de conscience par l’Europe de la nécessité de se doter des moyens de se défendre.

Mais en attendant, face à l’agression russe contre l’Ukraine, l’Europe,  comme par le passé, s’en remet à  la protection offerte par l’OTAN dans le cadre d’une « dissuasion nucléaire élargie ». C’est heureux, car si d’aventure la France avait mis sa force de frappe à la disposition de l’Europe, c’est elle qui se trouverait en première ligne face aux « rodomontades nucléaires » de monsieur Poutine.

 

Dans le contexte d’aujourd’hui jusqu’alors imprévisible, la France aura consacré, sur la période 2019-2023, 25 milliards d’euros à la modernisation de sa dissuasion. En revanche, depuis 2013 et jusqu’à ce jour, de toutes les armées européennes, seuls des soldats français sont morts  dans les sables du Sahel.

 

Gilbert ROBINET
Secrétaire général de l’ASAF

 

[1]L’antinomie de Bertrand Russell (mathématicien gallois-1872-1970) est un paradoxe de la théorie des ensembles publié en 1903. Pour l’illustrer de façon didactique, on utilise le paradoxe du barbier énoncé ainsi :

Le conseil municipal d'un village vote un arrêté municipal qui enjoint à son barbier (masculin) de raser tous les habitants masculins du village qui ne se rasent pas eux-mêmes et seulement ceux-ci.

Le barbier, qui est bien un habitant du village, n'a pas pu respecter cette règle car :

-s'il se rase lui-même, il enfreint la règle, car le barbier ne peut raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ;

-s'il ne se rase pas lui-même - qu'il se fasse raser ou qu'il conserve la barbe - il est en tort également, car il a la charge de raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes.

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Source : www.asafrance.fr