La Jordanie, clé de voûte de la stabilité d'un Moyen-Orient en crise

Posté le samedi 03 août 2019
La Jordanie, clé de voûte de la stabilité d'un Moyen-Orient en crise

Examen du rapport d'information


Extrait de l’intervention de M. Olivier Cigolotti,
Vice-président de la
commission des affaires Etrangères,
de la Défense et des forces armé
es


 

1. Jordanie : données générales et contexte

Lorsque l'on se rend en Jordanie en mission, on est très vite frappé par le contraste entre l'importance stratégique de ce pays pour la région et donc pour le monde, et l'importance tout aussi considérable des menaces qui pèsent sur lui et des défis auxquels il est confronté.

Né dans des circonstances difficiles, puisque soumis d'une part au partage de la région entre Français et Britanniques dans le cadre des accords Sykes-Picot, et d'autre part à la création par les armes de l'Arabie Saoudite, la Jordanie a réussi à traverser le XXe siècle malgré les guerres, les mouvements massifs de population, l'instabilité chronique de la région, et son absence quasi totale de ressources naturelles, ce qui inclut le manque d'eau, mais aussi l'absence d'hydrocarbures si abondants un peu plus à l'est.

Si la Jordanie a fait preuve d'une résilience aussi remarquable, c'est sans doute d'abord grâce à l'intelligence politique des monarques hachémites qui se sont succédé.

C'est aussi ensuite grâce à l'emplacement géographique de la Jordanie, véritable carrefour entre le proche et le Moyen-Orient, espace d'échanges économiques et politiques, de brassage ethnique et culturel et l'une des portes d'entrée des occidentaux au Moyen-Orient. A ce titre il faut signaler d'emblée que l'économie jordanienne a reposé jusqu'à très récemment pour l'essentiel sur les échanges économiques avec la Syrie et l'Irak. Avec le port d'Aqaba sur la mer Rouge, la Jordanie jouait un rôle très important de désenclavement des régions méridionales de ces deux pays.
Les guerres civiles dans ces deux pays ont conduit à un effondrement de la croissance, qui est passée de 8 % par an dans la première décennie de ce siècle, à 2 % aujourd'hui. Les conséquences ont été immédiates, avec une forte augmentation du chômage (18,9 % aujourd'hui) et en particulier du chômage des jeunes, puisqu'un tiers des moins de 25 ans sont au chômage. Dans le même mouvement, les investissements étrangers se sont effondrés depuis 2017 et la situation des comptes publics s'est fortement dégradée, avec une dette qui atteint aujourd'hui environ 95 % du PIB.

Comme beaucoup de pays en voie de développement, la Jordanie se retrouve aujourd'hui dans un dilemme économique : d'un côté, elle ne peut survivre sans l'aide internationale, qui est en partie conditionnée par les programmes d'ajustement du fonds monétaire international (FMI) ; mais de l'autre côté, ces réformes sont très mal accueillies par la population et fragilisent considérablement l'exécutif. C'est ainsi qu'une réforme fiscale directement inspirée par le FMI a causé en 2018 la chute du précédent gouvernement, des grèves et des manifestations.

Ces difficultés, conjuguées aux éléments extérieurs, ont conduit à un mécontentement politique croissant qui prend à la fois la forme d'une critique de l'absence de représentativité du système politique actuel, d'une critique de plus en plus perceptible du roi lui-même, ce qui est nouveau, et enfin, d'une audience de plus en plus forte des mouvements islamistes.

Naturellement, la communauté internationale a bien conscience de ces fragilités et elle tâche d'y répondre par une aide massive. Celle-ci prend la forme des aides des Etats, et de leurs agences spécialisées, comme l'Agence Française de Développement (AFD). Nous nous sommes entretenus avec les responsables de l'AFD, et nous avons visité un grand projet d'approvisionnement en eau portée par cette agence. Pour ma part, j'ai observé avec un certain étonnement que ce projet piloté par l'AFD était en définitive exécuté par des entreprises qui n'étaient pas françaises, notamment une entreprise turque.
Il y a peut-être une réflexion à avoir sur l'action de l'Agence de ce point de vue.

L'aide de la communauté internationale prend aussi la forme des agences de l'Union européenne ou des Nations unies. Celles-ci sont particulièrement actives auprès des réfugiés, comme nous avons pu le constater dans le camp de Zaatari, où interviennent 45 organisations internationales.

Enfin, il faut aussi mentionner l'action de très nombreuses organisations non-gouvernementales (ONG). Nous avons rencontré des représentants de plusieurs d'entre elles. Elles s'efforcent de répondre tout à la fois aux besoins des réfugiés, qui retiennent l'attention des opinions publiques occidentales, mais aussi à ceux de la population jordanienne, dont une part très importante vit dans le dénuement.
On estime ainsi que la grande pauvreté touche 1 million des 10 millions d'habitants de la Jordanie. De ce point de vue, la situation de la Jordanie est assez représentative de celle de nombreux pays en voie de développement qui se retrouvent confrontés à la nécessité de se moderniser, alors même qu'ils ne disposent d'aucune marge de manœuvre financière.

 

2. La place et le rôle de la France

Ce contexte très difficile rend d'autant plus importante la contribution de la France. Celle-ci prend trois formes :

- elle est d'abord une aide au développement, à travers l'action de l'AFD, mais aussi à travers l'action des agences européennes et des agences des Nations unies auxquelles la France contribue ;

- elle est ensuite un soutien diplomatique, tant les positions jordaniennes et françaises sont proches quant aux difficiles dossiers du Moyen-Orient. Le cas plus évident est celui du conflit israélo-palestinien, où les vues de nos deux pays convergent largement. La Jordanie fait de longue date figure de pays modéré dans la relation avec Israël, puisqu'elle a été en 1994 le deuxième pays arabe à signer un traité de paix avec Israël, après l'Égypte. Pourtant, le cours récent de la politique israélienne a conduit à une dégradation progressive et préoccupante des relations entre ces deux pays ;

- elle est enfin un soutien militaire direct et indirect.
Sur le plan du soutien direct, il s'agit d'une part d'actions de formation. Celles-ci portent sur le maintien en condition opérationnelle d'une flotte d'hélicoptères Super-Puma, et aussi sur des actions de formation des troupes de montagne.
D'autre part, la France apporte une aide modeste mais réelle en fourniture de matériel, par exemple des véhicules légers militarisés de type pick-up, qui ont l'avantage de pouvoir être facilement maintenus en condition opérationnelle par l'armée jordanienne.

Enfin, un volet significatif de notre mission a consisté à examiner une forme indirecte d'aide à la Jordanie et la stabilité de l'ensemble de la région, à savoir l'important dispositif de la base aérienne projetée au levant (BAP), communément désigné sous son nom de code de base H5. Nous avons décidé de nous rendre sur cette base et d'y passer une journée et une nuit, afin de mieux percevoir les enjeux de cette implantation et aussi d'aller à la rencontre des femmes et des hommes de nos forces qui y sont en opération.

 

3. L’importance de la base aérienne projetée

Il s'agit d'un dispositif tout à fait original et c'est pourquoi il nous paraît important d'y revenir avec vous et de vous faire part de notre réflexion collective sur ce sujet.

Cette base aérienne projetée a été ouverte en septembre 2014 pour répondre à l'apparition du califat territorial de Daech. Très rapidement, il est apparu que cette base allait devenir un élément important de la riposte française après les attentats de 2015. Elle est intégrée au dispositif Inherent Resolve de la coalition internationale contre le terrorisme, qui regroupe 75 pays.

Pour donner d'abord une idée de cette base, il faut savoir qu'elle compte 306 personnels, pour l'essentiel issus de l'armée de l'Air. Elle abrite actuellement 4 avions Rafale, qui se relayent par roulement depuis la France tous les deux mois. Elle compte également de façon provisoire un Atlantique 2 et un C160 Gabriel de renseignements d'origine électromagnétique (ROEM).

Cette implantation se justifie par sa proximité extraordinaire des théâtres d'opérations, puisqu'elle n'est qu'à 40 km de la moyenne vallée de l'Euphrate (MERV), où les combats contre Daech se sont achevés. Pour les avions français, c'est avant tout un gage d'efficacité et d'autonomie sur le théâtre, puisque les avions peuvent consommer la quasi-totalité de leur carburant sur le théâtre. A contrario, si l'on imaginait par exemple faire la même chose avec des avions qui décolleraient de la base aérienne 104 aux Emirats Arabes unis, il faut considérer que l'on consommerait 10 % de tout le carburant de l'armée de l'Air juste pour faire les allers-retours jusqu'au théâtre d'opérations. Très concrètement, dans le cadre de la coalition, les avions remplissent des créneaux de trois heures. Grâce à l'emplacement de la BAP H5, ces créneaux de trois heures sur le théâtre représentent des missions de seulement 4h30, là où il faudrait 7h30 si les avions décollaient depuis la BA 104 des Emirats.

L'activité de cette base est tout à fait impressionnante, pour une installation provisoire d'ampleur volontairement limitée. En quatre ans d'opérations, cette base a permis plus de        6 000 sorties, soit 28 000 heures de vol et 1 500 frappes.

Naturellement, le rythme des frappes a diminué avec le recul, puis l'effondrement, du califat territorial. Mais, et c'est insuffisamment, cet outil reste pleinement opérationnel. À titre d'exemple, la veille même de notre arrivée sur la base, chacun des deux avions qui étaient sortis avait largué ses quatre bombes de 250 kg sur des dépôts de munitions de Daech.

L'autre aspect, à notre sens assez méconnu concernant la BAP H5, c'est son rôle absolument essentiel de plateforme logistique. Cette base a été la porte d'entrée logistique de toute l'opération Chammal. Elle reçoit environ deux A400M par semaine. Elle peut aussi servir de précieux espace de stockage lorsque certains changements doivent être fractionnés ou ne peuvent, par exemple pour des problèmes administratifs, franchir immédiatement la frontière terrestre avec l'Irak.

Je crois pouvoir résumer le sentiment de nos collègues de la mission en disant que nous avons vraiment été marqués par l'efficacité et l'utilité de cette base, et cela nous a amenés à considérer collectivement qu'il était prématuré d'envisager sa fermeture. La question qui est posée est celle du coût de cette installation, qui est bien sûr réel. Mais nous pensons que ce coût doit être mis en balance, d'une part, avec ce que serait le coût de revenir en Jordanie dans quelques années si besoin s'en faisait sentir ; d'autre part, avec le coût diplomatique qu'un retrait aurait sur nos relations avec les Jordaniens ; et enfin, sur le coût que représenterait la nécessité de devoir mener le même type d'opération sans ce point d'appui.

En conclusion, je souhaitais exprimer l'importance que revêt à nos yeux, pour les questions de sécurité et de défense, notre position en Jordanie. Lorsque l'on se penche sur ce pays, il nous semble qu'il faut garder cet élément présent à l'esprit.

 

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 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr