GEOPOLITIQUE : Le feu sur la frontière

Posté le mardi 15 septembre 2020
GEOPOLITIQUE : Le feu sur la frontière

« Quand on dépasse les bornes, il n’y a plus de limites » Alphonse Allais.

En ce début du mois de septembre 2020 un gigantesque incendie ravage le camp de Moria, qui abrite plus de douze mille migrants, sur l’île grecque de Lesbos. Dans le même temps, en violation des souverainetés grecque et chypriote, la marine de guerre turque manœuvre en mer Egée et « escorte  agressivement » des navires militaires européens, dont ceux de la France. L’Union Européenne promet de prendre des mesures et d’engager des actions. Les faits méritent une réflexion sur cet embrasement aux frontières et sur la mise à mal du concept même de territoire souverain.

En effet chaque nation a droit de se doter d’un corps de règles qui lui est propre afin de veiller à sa sécurité nationale, dans le respect du droit international. Le mot de l’écrivain humoriste (1854-1905), cité en titre, pourrait fort justement s’appliquer au temps présent puisque le bornage des frontières qui, depuis des siècles, délimitent un territoire, juridiquement homogène, où l’autorité publique s’exerce indistinctement semble se dissoudre dans le mondialisme déraciné et le nomadisme effréné.  Pour autant il serait illusoire de croire que l’organisation des pays serait égale à celle d’un village mondial. L’histoire du tracé des lignes entre les états nations avec leur double caractéristique d’instrument de guerre et de paix a été parfaitement décrite par Lord Curzon en 1907 : « Les frontières sont clairement perçues comme le tranchant du rasoir sur lequel est suspendu le sort de la paix et de la guerre, de la vie et de la mort des nations modernes ». Ce sujet britannique a donné son nom à la ligne d’armistice qui, en 1920, séparera la Pologne de la Russie communiste. Michel Foucher, géographe et diplomate, expert reconnu, considère que loin de s’effacer les frontières ont connu une renaissance après la chute du mur de Berlin en 1989.  Elles se sont multipliées à la création de nouveaux États « souverains » issus de l’ex-URSS. Il souligne également que depuis cette période, quelque 26 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été institués dans le monde. En outre, à la faveur de la crise des réfugiés de 2015, les projets de construction de murs, de barrières ou de clôtures se sont multipliés et pourraient s’étirer sur 18 000 kilomètres. C’est le cas à la frontière entre les Etats Unis et le Mexique, mais aussi au cœur de l’Union européenne entre la Grèce et la Turquie entre la Hongrie, la Croatie et la Serbie, ou encore entre la Lettonie, l’Estonie et la Russie. Il n’est pas inutile de rappeler que les frontières ne marquent pas seulement une limite mais sont le cadre géographique du droit régalien à travers trois fonctions majeures de justice et droit national dont celui de sécurité du territoire, de contrôle de police et de nationalité et enfin de fiscalité avec la douane. Il convient ici de souligner avec Marc Bloch, dans son ouvrage « L’étrange défaite », que l’échec de la défense des frontières de France en juin 1940 a porté le Général de Gaulle à  repenser et imposer l’organisation de la défense et de la sécurité de notre pays sur le sol national comme à l’extérieur.

La combinaison des processus de mondialisation et d’intégration européenne semblait avoir sonné le glas de la notion de frontière. Pourtant, loin de disparaître, les notions de frontière et de territoire ont gagné une importance nouvelle et sont au cœur même du processus de l’Union européenne qui en fait un des ressorts centraux de sa légitimation politique. La mise en œuvre du principe de libre circulation des personnes et du libre-échange des marchandises dans l’espace communautaire devait répondre au double objectif  de s’« effacer » entre les États membres et de se « renforcer » au pourtour de l’Union européenne. Dans ce cadre il convient de souligner que la politique de sécurité et de défense commune de l’Europe n’a pas encore atteint la capacité de faire face à un défi stratégique malgré l’initiative européenne d’intervention et la récente amorce d’un budget de 13 milliards d’euros sur sept ans (2021-2027) ce qui peut sembler une éternité au regard de la potentielle soudaineté des crises internationales. On peut comprendre que la question fasse débat. S’agissant spécifiquement du pouvoir régalien de la Défense et des armées françaises l’histoire les a intimement liées à la maitrise des frontières depuis la « ceinture de fer » de Vauban au XVIIème siècle, ensuite à partir de 1874 avec la ligne de fortifications autour de Verdun, enfin lors de la seconde guerre mondiale lorsque la Ligne Maginot a été malheureusement rendue inopérante parce que  contourner par l’offensive allemande.  Désormais, dans un monde en paix apparente depuis soixante-dix années, les crises économique, financière et sanitaire sans frontières mettent à mal les solidarités en Europe et plus largement sur tous les continents. Du strict point de vue militaire, la frontière s’estompe mais les opérations extérieures se multiplient. Depuis 1995 les armées françaises ont été engagées dans cent onze opérations extérieures aux frontières nationales. En un demi-siècle plus de six cents militaires sont morts lors de ces missions où les engagements de forces tendent à garantir des enjeux de puissance et de diplomatie auxquels s’ajoute désormais la lutte contre le terrorisme extérieur et intérieur. Ainsi va la réalité du monde et de ses turbulences guerrières à nos portes ou sur le sol national, du Sahel à la Seine!

Au cours de ces dernières décennies, à l’enfermement dans des frontières géographiques et culturelles nationales a succédé un nomadisme généralisé  sous forme de migrations massives, de vagabondage touristique et bien sûr d’évasion sans passeport sur Internet ou dans l’anonymat des réseaux sociaux. Cette évolution, remet en question l’idée de frontière véhiculée par notre modèle républicain. « Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines » énonce l’historien américain Christopher Lasch (1932-1994) qui n’imaginait, certes pas, qu’aujourd’hui l’espace à défendre serait celui du vivre ensemble, délié de tout héritage. Pour sa part, en 1882, dans son célèbre discours à la Sorbonne, Ernest Renan définissait la Nation comme une « une âme, un principe spirituel. » Ce sont deux notions qui, à vrai dire, n'en font qu'une. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs tandis que l'autre est la volonté de continuer à profiter égoïstement de l’indivis existant. En 2020, dans la société française il reste deux mots, qui, pour certains, sonne comme celui d’une impuissance à se projeter dans l’avenir, «vivre ensemble», alors que d’autres brandissent sourdement le « séparatisme » ! Pour autant, la situation nationale et internationale réclame impérieusement de conserver une identité, un équilibre et une continuité. En matière de gouvernance « La science est le capitaine, la pratique  ce sont les soldats » disait Léonard de Vinci et les autorités politiques en appellent à l’idéal républicain des français. On ne saurait ,en effet, ignorer le nécessaire sentiment enflammé d’appartenance à une même communauté. Autrefois on osait parler de patriotisme comme d’un attachement passionné à « la terre des pères », avec ou sans frontière. Prenons donc garde à ne pas dépasser les bornes, sous peine de « jouer avec le feu » !


Dominique BAUDRY
embre Asaf

Diffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

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Source : www.asafrance.fr