Le Moyen-Orient sur la paume du démon

Posté le mercredi 08 janvier 2020
Le Moyen-Orient sur la paume du démon

« C’est tout le Moyen-Orient qui est désormais « sur la paume du démon » (ala kaf ifrit en arabe) » nous écrit un lecteur après l’assassinat par les Américains, vendredi 3 janvier, du général iranien Qassem Soleimani et de sept autres personnes à l’aéroport international de Bagdad. Le chef de la force al-Qods des Gardiens de la révolution était en visite officielle en Irak, reçu par un fonctionnaire irakien de haut rang, tué dans l’attentat, Abu Mahdi Al-Muhandis, commandant en second, d’après le New York Times (1), de la coalition des les milices chiites irakiennes (100 000 hommes) – celles-là mêmes qui ont combattu l’Etat islamique, comme l’ont fait les forces d’élite iraniennes d’al-Qods - lesquelles ont soutenu les Américains en Afghanistan en 2001.

Le président Donald Trump revendiquait dès le lendemain la paternité de l’attentat (2) : « Hier soir, sous mes ordres, l’armée américaine a réussi une frappe de précision sans faille qui a tué le terroriste numéro à travers le monde, Qassem Soleimani. Soleimani préparait des attaques imminentes et sinistres contre des diplomates et des militaires américains, mais nous l’avons pris sur le fait et nous l’avons tué. Sous ma direction, la politique américaine est sans ambiguïté en ce qui concerne les terroristes qui nuisent ou ont l’intention de nuire à tout Américain. Nous vous trouverons, nous vous éliminerons. Nous protégeons toujours nos diplomates, tous les Américains ainsi que nos alliés ». Et après avoir décrit le général Soleimani comme un assassin qui avait fait « de la mort de personnes innocentes sa folle passion, prenant part à des complots terroristes aussi loin que New Delhi et Londres », il ajoutait : « Nous avons agi hier soir pour arrêter une guerre. Nous n’avons pas agi pour commencer une guerre ». Suivait un hommage au « peuple iranien, un peuple remarquable » et une affirmation : « Nous ne cherchons pas un changement de régime. Cependant, les agressions du régime iranien dans la région, y compris le soutien à des miliciens pour déstabiliser ses voisins doit cesser, et cela doit cesser maintenant ».

La stupéfaction est générale dans ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale devant la célébration du meurtre comme instrument ordinaire de politique étrangère. Partout, on retient son souffle, comme abasourdi, chacun sachant que l’Iran répliquerait à son heure, à sa manière, ce que confirme Téhéran (3) au moment où une foule immense, ressoudée derrière le régime qu’elle contestait il y a peu dans la rue, accompagnait son général défunt.

Stupéfaction donc, même si chacun situe l’étincelle de départ. Après la mort d’un contractant américain en Irak (attribuée au Hezbollah mais non revendiquée), l’assaut est donné par une foule le 31 décembre à l’ambassade américaine de Bagdad, protégée en dernier ressort par des forces irakiennes. Assaut donné en protestation contre les représailles américaines - bombardements des camps du Hezbollah en Syrie et en Irak (25 morts). Un assaut de son ambassade dont on voit bien qu’il est évocateur, pour un Donald Trump en campagne électorale, de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979. Comme pour confirmer que toutes les lois de la guerre lui étaient étrangères, le président américain menaçait, le 4 janvier, de cibler « 52 sites de très haut niveau et très importants pour l’Iran et la culture iranienne » – un tweet confirmé dès le lendemain dans l’avion présidentiel devant des journalistes, en contradiction totale avec la convention de la Haye (1954) dont les Etats-Unis sont signataires et qui définit le ciblage des biens culturels comme un crime de guerre. Intention que démentait le secrétaire à la Défense, Mark Esper, dès le 6 janvier. Comme il était contraint de démentir le retrait des forces américaines d’Irak, demandé par le parlement irakien le 5 janvier et annoncé par une lettre écrite au nom du commandant des forces américaines en Irak, « envoyée par erreur » (4). Dès le 3 janvier par ailleurs, les Etats-Unis avaient décidé d’envoyer 3 à 3 500 hommes de la 82e brigade aéroportée dans la région – le flash de l’AFP (5) ne dit pas où (voir l’infographie ci-dessous pour l’ensemble et le nombre des forces américaines dans la région).

La situation est, pour le moins, évolutive. Mais si l’on écoute bien ce que disent les diplomates, l’inquiétude de chacun va bien au-delà de l’affaire iranienne. Elle risque, se disaient par exemple Emmanuel Macron et Vladimir Poutine lors d’une conversation téléphonique le 3 janvier, « de renforcer les tensions dans la région » (6).

La paume de Satan y étreint en effet aussi bien l’Irak que le Yémen, sans compter le Liban, Bahreïn, la Palestine, où l’Iran soutient les chiites, sans parler de la Syrie ou encore de l’Afghanistan où, constate Maurin Picard pour le Figaro (7) les négociations entre Américains et talibans se poursuivent « sur courant alternatif depuis des mois ». Ce qui, si survenait « un effondrement partiel des troupes afghanes (28 000 morts depuis 2015), couplé à de nouvelles pertes américaines, pourrait forcer la main de Donald Trump, soudain pressé d’évacuer le pays pour honorer sa promesse » de retirer ses troupes avant le 3 novembre 2020. Un retrait attendu aux Etats-Unis, mais une négociation difficile, au regard des exigences américaines : « élargir les négociations au pouvoir afghan du président Ashraf Ghani, ce que les talibans refusent, le taxant de corrompu et illégitime, et obtenir de ces derniers la promesse formelle que jamais plus l’Afghanistan n’offrira l’asile à des mouvements terroristes hostiles à l’Amérique ». Et les paris se prennent : laissera-t-il l’Afghanistan – qui a une frontière commune avec l’Iran -, après 18 ans de guerre et les milliards de dollars dépensés, aux mains talibanes avec les risques afférents ? Des mains que de surcroît, courtise Vladimir Poutine ?

Que dire encore de la situation au Yémen, où les Houthis, chiites soutenus par l’Iran, paraissent capables de porter les coups les plus durs aux installations pétrolières de l’Arabie Séoudite, alliée du pouvoir, comme nous le relevions ici en septembre dernier (8) ? Outre les onze soldats tués ce 6 janvier dans un tir de missile des Houthis dans le sud du pays, les pro-iraniens ont pris la rue à Sanaa pour dénoncer la mort du général Soleimani et d’al-Muhandis. Rappelons que le conflit a fait depuis cinq ans plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles et 390 000 déplacés, sans que l’accord conclu en novembre 2019 à Ryad n’amène la paix. Et encore ?
Au Liban, patrie du Hezbollah, c’est la rue qui a chassé Saad Hariri en octobre dernier. Le président Aoun a chargé le 19 décembre 2019 l’universitaire Hassan Diab – appuyé par le Hezbollah – de former un gouvernement jusque-là introuvable. « Ce sunnite modéré de 60 ans accède à la tête du pouvoir exécutif alors que le Liban traverse la plus grave crise économique et financière de son histoire et que le pays connaît un mouvement de contestation populaire sans précédent » rapportait le correspondant de RFI à Beyrouth, qui pensait que « sa tache serait difficile, même si son profil correspond aux revendications des manifestants » (9). Là aussi, les manifestations pro-iraniennes se multiplient.

Mais le plus grave, et peut-être le plus dangereux, est la situation en Libye, où le président turc Erdogan a décidé d’envoyer des troupes sur le sol libyen en soutien au gouvernement de Tripoli appuyé par l’ONU contre celles du maréchal Haftar, homme fort de l’est du pays – soutenu, lui, par l’Egypte, l’Arabie Séoudite, les Emirat Arabes Unis - ou la France et la Russie (10). « Les députés turcs ont voté jeudi une motion permettant au président Recep Tayyip Erdogan d'envoyer des militaires en Libye pour soutenir le GNA, basé à Tripoli » nous apprend l’AFP. « La décision du Parlement turc a suscité la « grave inquiétude » de l'Union européenne et conduit le président américain Donald Trump à mettre en garde Ankara contre toute « interférence étrangère » en Libye. Le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a également mis en garde, sans mentionner explicitement la Turquie, contre les dangers de « tout soutien étranger aux parties en guerre » ». Chacun sait qu’un ordre doit être restauré en Libye, réservoir des réserves terroristes qui menacent l’Afrique, de la fragile Tunisie voisine à, via la frontière sud d’une Algérie instable et le Niger, le Sahel où la France est engagée - jusqu’au Tchad.

La tête vous tourne ? Le démon a la main large. La découverte et la mise en exploitation du gaz en Méditerranée provoquent encore des tensions – le président Erdogan prétendant partager le gâteau en raison de sa présence à Chypre nord. Conséquence ? « La Grèce, Chypre et Israël ont signé jeudi à Athènes un accord sur le gazoduc EastMed, un projet « important » selon ces pays pour la Méditerranée orientale, où l'exploitation d'hydrocarbures ne cesse d'alimenter les tensions avec la Turquie. L'objectif est de faire des trois pays un maillon important de la chaîne d'approvisionnement énergétique de l'Europe, mais aussi d'afficher leur détermination face aux revendications d'Ankara, qui convoite les gisements énergétiques de la région » (11).

Dix-sept ans après l’invasion de l’Irak par George Bush au nom d’un projet de « Grand Moyen-Orient » où la démocratie devait être imposée par la force afin de garantir, entre autres choses, la sécurité d’Israël, le désordre est total, présent et selon toute vraisemblance, à venir. Les vieux péchés ont de longues ombres.

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène

 

Infographie :

Les bases américaines au Moyen-Orient et en Afghanistan (le 4 janvier 2020 avant les troupes supplémentaires annoncées), source : The Washington Post

Ajouter 2 500 hommes en Turquie.

https://cdn.statcdn.com/Infographic/images/normal/9727.jpeg

 

Notes :

(1) The New York Times, le 3 janvier 2020, Alan Yuhas, Airstrike That Killed Suleimani Also Killed Powerful Iraqi Militia Leader

https://www.nytimes.com/2020/01/03/world/middleeast/iraq-iran-airstrike-al-muhandis.html 

(2) Le Parisien, le 4 janvier 2020, vidéo (2’16), Mort de Soleimani : « Nous avons agi pour arrêter une guerre », affirme Donald Trump (vidéo sous-titrée en français).

http://www.leparisien.fr/video/video-mort-de-soleimani-nous-avons-agi-pour-arreter-une-guerre-affirme-donald-trump-04-01-2020-8228847.php

(3) Le Figaro, le 7 janvier 2020, « Trump devrait se souvenir du nombre 290 » : à quoi le président iranien Rohani fait-il référence ?

https://www.lefigaro.fr/international/trump-devrait-se-souvenir-du-nombre-290-a-quoi-le-president-iranien-rohani-fait-il-reference-20200107

(4) RTS (Radio télévision suisse), le 7 janvier 2020, Une lettre annonçant le retrait américain d’Irak envoyée par erreur

https://www.rts.ch/info/monde/10993254-une-lettre-annoncant-le-retrait-americain-d-irak-envoyee-par-erreur.html

(5) Le Figaro/AFP, le 3 janvier 2020, Washington envoie 3000 à 3500 soldats de plus au Moyen-Orient

https://www.lefigaro.fr/flash-actu/washington-envoie-3000-a-3500-soldats-de-plus-au-moyen-orient-20200103

(6) Kremlin.ru, le 3 janvier 2020, Telephone conversation with president of France Emmanuel Macron

http://en.kremlin.ru/events/president/news/62539

(7) Le Figaro, le 26 décembre 2019, Maurin Picard, Donald Trump va-t-il abandonner l’Afghanistan aux talibans ?

https://www.lefigaro.fr/international/donald-trump-va-t-il-abandonner-l-afghanistan-aux-talibans-20191226

(8) Voir Léosthène n° 1408/2019, du 25 septembre 2019, Washington-Riad et l’or noir : les temps changent

Après l’attaque, dont on ne connaît pas l’origine (l’Iran ? Les Houthis du Yémen ?), le 14 septembre, des installations pétrolières d’Aramco (Abqaiq) et les champs pétrolifères de Khurais, situés dans l’est du pays à majorité chiite, des questions se posent sur la position américaine par rapport à son alliée séoudienne, « sacrée », comme le rappelle la presse, depuis le pacte signé par le président Roosevelt au retour de Yalta, en février 1945. A Washington, Démocrates et Républicains s’interrogent : faut-il « une réévaluation de nos relations avec l’Arabie Séoudite » dans le nouveau contexte qui fait des Etats-Unis « l’un des principaux exportateurs d’hydrocarbures » ? Si les intérêts américains et ceux de l’Arabie Séoudite ne sont plus en ligne, les Russes, qui proposent à Riad leur système antimissiles S-400, comme les Chinois demandeurs d’or noir sont très attentifs. Comme le sont les pays de la région qui ne voient pas dans ce changement la promesse d’une stabilité introuvable, celle de l’Arabie Séoudite comprise, pour ne rien dire de l’Iran.

(9) RFI, le 19 décembre 2019, Liban : Michel Aoun charge Hassan Diab de former un nouveau gouvernement

http://www.rfi.fr/moyen-orient/20191219-liban-michel-aoun-charge-hassan-diab-former-nouveau-gouvernement

(10) Le Figaro/AFP, le 5 janvier 2020, Libye, Erdogan annonce le début du déploiement de soldats turcs

https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-erdogan-annonce-le-debut-du-deploiement-de-soldats-turcs-20200105

(11) L’Express/AFP, le 3 janvier 2020, La Grèce, Chypre et Israël signent un accord sur le gazoduc EastMed

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/la-grece-la-chypre-et-israel-signent-un-accord-sur-le-gazoduc-eastmed_2113307.html

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

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