Le SERVICE DE SANTE DES ARMEES : Finalités, capacités et limites

Posté le samedi 23 mai 2020
Le SERVICE DE SANTE DES ARMEES : Finalités, capacités et limites

Avec des moyens rognés par des années de restrictions budgétaires, le SSA s’est mobilisé jusqu’au bout de ses forces contre l’épidémie.

L’hôpital militaire de Mulhouse a été démonté et le centre hospitalier Émile-Muller a retrouvé, jeudi, l’usage de son parking. Après avoir « remis le site en état », les soldats ont quitté les lieux sans laisser la moindre trace. La dernière travée de cet élément médical de réanimation (EMR), a été démantelée le 12 mai alors que la situation sanitaire était repassée sous contrôle dans la région. L’ensemble a été désinfecté par les troupes du 2e régiment de dragons, expertes en menaces biologiques. Elles ont détruit les résidus de ­Covid-19 qui auraient pu avoir subsisté.

Sous ces tentes vert kaki qui ne laissaient pas filtrer la lumière, 47 patients lourds atteints du coronavirus ont été soignés dans des conditions identiques à celle d’un hôpital « normal ». À l’intérieur, les médecins et infirmiers militaires du Service de santé des armées (SSA) - une centaine de personnes mobilisées pour 30 lits - devaient rassurer les patients qui se réveillaient dans une enceinte si inhabituelle. Cet hôpital militaire avait été fabriqué et inventé de toutes pièces. Il va maintenant être redéployé à Mayotte, où le virus fait toujours rage.

Les officiers qui ont conçu cette structure inédite ont accueilli cette nouvelle mission avec prudence. L’EMR avait été pensé pour être adossé à l’hôpital de Mulhouse, non loin d’un point de ravitaillement logistique, à Vitry-le-François. À Mayotte, il faudra faire autrement, loin de tout. Les hommes et femmes du SSA s’adapteront, c’est l’essence de leur rôle. Mercredi, trois premiers lits sur les dix promis sont arrivés dans l’archipel avec une quinzaine de personnels.

Comparé aux quelque 100 000 hos­pitalisations liées au coronavirus, ce n’est qu’une goutte d’eau. Mais l’EMR a fait la fierté du service et il a symbolisé, avec les évacuations médicales aériennes « Morphee », l’implication de l’armée face à un défi inconnu. Il a aussi souffert de la comparaison avec la démesure chinoise : l’Armée populaire de libération avait construit en quelques jours deux « hôpitaux » de plus de 1 000 lits chacun. Spectaculaire, mais de moindre qualité. Les militaires français refusent de faire un parallèle alors que l’épidémie a placé en pleine lumière le Service de santé des armées, ses capacités mais aussi ses limites.
 

Vieux de trois siècles, le SSA a payé cher ces dernières années d’efforts humains et de restrictions budgétaires.

Il n’aurait sans doute pas été possible de construire un deuxième EMR simultanément. « Cela mobilise du temps et du matériel… Les effectifs du SSA doivent d’abord faire face à leurs missions premières. Mais si on avait reçu l’ordre, on aurait réfléchi à comment y arriver », explique le pharmacien en chef Benjamin. Au sein de, la direction des approvisionnements en produits de santé des armées (DAPSA), installée à Orléans, il a supervisé la conception de l’EMR, dont l’idée a germé « aux premiers soubresauts de l’épidémie ». Lorsque Emmanuel Macron a donné l’ordre d’agir, il ne restait plus qu’à réaliser un test grandeur nature avant de déployer l’EMR, six jours plus tard. L’armée ne dispose pas en effet d’hôpital militaire prêt à l’emploi, même dans sa forme la plus simple et basique. « C’est un vide capacitaire », reconnaît auprès du Figaro la directrice centrale du SSA Maryline Gygax Généro. « Le fait de disposer d’un hôpital militaire fait partie de ce que l’on nous demande au SSA. Mais l’ancien modèle est obsolète. Nous ne l’avons plus. Nous sommes dans le creux de la vague », dit-elle.

« La crise du coronavirus a conduit la santé publique à faire appel au SSA, compte tenu de ses capacités d’adaptation et sa très grande réactivité. Mais nous ne représentons que 1 % de l’offre de soins », poursuit Maryline Gygax Généro. Pneumologue de formation, la médecin général a été nommée à la tête du service le 11 septembre 2017. La « mission première » de son service est d’apporter un soutien médical opérationnel aux forces armées « quelle que soit l’ambiance tactique, climatique ou sanitaire », explique-t-on au sein de l’état-major, l’échelon supérieur du SSA. Avant de porter secours à la population, le service doit veiller à la résilience et à l’état des armées.

Avec ses médecins, ses infirmiers, ses auxiliaires médicaux et ses personnels administratifs, le SSA compte 14 700 agents. En 2019, 1 966 militaires du SSA ont été projetés en opération. Actuellement, 6 équipes chirurgicales et entre 70 et 80 équipes médicales se trouvent sur le terrain. En métropole, les personnels sont affectés soit dans les 17 centres médicaux des armées (CMA), soit dans les huit hôpitaux militaires du pays. C’est là que les médecins et infirmiers militaires entretiennent leurs compétences avant de partir en mission. Les hôpitaux d’instruction des armées (HIA) accueillent les soldats blessés de guerre comme des patients civils.

Combat d’un nouveau type 

À ce jour, le SSA a traité 9 966 patients du coronavirus, dont 2 509 en hospitalisation et 524 en réanimation. Mi-avril, la chaîne hospitalière des armées avait pris en charge 2,76 % des malades du Covid en réanimation. C’est proportionnellement bien plus que ses capacités. « Ce n’est pas la vocation du SSA de remplacer les moyens de santé nationaux », souligne la présidente de la commission de la défense à l’Assemblée nationale, Françoise Dumas. « Mais il a été utile. L’EMR a été le seul message d’espoir dans le Grand Est », assure-t-elle.

« Notre mission n’est pas celle-là normalement », rétorque le médecin chef des services François, commandant du 5e centre médical des armées de Strasbourg. « Le cœur de notre action, c’est la prise en charge de blessés par engins explosifs, la traumatologie… », dit-il. Il a lui-même servi durant sa carrière en Somalie, en Côte d’Ivoire, en ex-Yougoslavie ou au Liban. « Rien d’exceptionnel », dit-il. Dans le Grand Est, le 5e CMA a joué le rôle d’interface pour mettre sur pied l’EMR, placé sous le commandement du médecin général en retraite Jacques Escarment. « Nous avons été sollicités parce que le système civil était arrivé au bout de ses capacités », raconte le médecin militaire. « Les hommes sont partis au coup de sifflet bref », dit-il avec fierté. « Le contexte était compliqué, il y avait aussi le poids émotionnel pour les familles qui ont vu leur mari ou leur père se retrouver au milieu de cette guerre-là. »

Le mot ne le dérange pas. « En termes d’angoisse ou d’inquiétude », la lutte contre l’épidémie a ressemblé à une guerre, estime-t-il, en reprenant le mot du chef de l’État, Emmanuel Macron. « Toute crise sanitaire est un combat », abonde Maryline Gygax Généro. « Face à un virus inconnu, nous sommes dans une situation d’incertitude, comme l’est la guerre ». 643 personnels du SSA ont été déclarés malades du coronavirus dont 318 cas confirmés. Les armées ont déploré 1 771 cas confirmés. 5 personnes ont été placées en réanimation.

« Fin février, nous avons compris que l’épidémie allait prendre de l’ampleur », raconte le médecin principal Clément, chef de service de réanimation à l’Hôpital d’instruction des armées (HIA) de Bégin, en banlieue parisienne, l’un des établissements phares du SSA grâce à ses compétences en infectiologie. C’est là qu’ont été traités les deux seuls patients d’Ebola sur le territoire français. « Nous nous entraînons plusieurs fois par an à la prise en charge de patients hautement infectieux », poursuit l’anesthésiste-réanimateur. « Nous disposons de deux chambres à pression négative, avec sas », explique-t-il. Elles permettent de traiter des malades en évitant toute diffusion du virus. « C’est assez unique. »

Le service s’était préparé en séparant ses capacités de 12 lits en deux. Le premier patient du coronavirus s’est présenté début mars : un civil revenant d’un voyage touristique sans lien avec la Chine. « Assez vite, le secteur Covid s’est rempli et il a fallu réfléchir au coup d’après », raconte le médecin. Les chambres du service de cardiologie ont été réquisitionnées. Au bout de quelques jours, 32 lits sont disponibles pour des patients du coronavirus. Ils sont vite occupés.

Des « erreurs » sur le CDG 

Le service fait appel à l’HIA de Percy pour recevoir des respirateurs qui lui manquent. Il reçoit des renforts en personnel : des internes de l’AP-HP, des réservistes, des bénévoles, des étudiants. Jamais le chef de service n’a réellement craint d’être débordé par l’épidémie, dit-il : « Mais manifestement on en a été proche. La limite, c’était nos ressources humaines. » Il ajoute : « On a du mal à croire aux données transmises par les Chinois et qu’il n’y ait eu que quelques milliers de morts là-bas. »

L’épidémie a été surveillée par le SSA dès son apparition. Huit projets de recherche ont été lancés à l’Institut de recherche biomédicale des armées (Irba), un établissement de pointe classé P4, habilité à étudier les virus dangereux. Le Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées a mené l’enquête sur les premiers clusters. Une cellule de coordination a été mise en place le 7 février pour surveiller la propagation de la maladie et son impact sur les armées. À partir du stade 3 de l’épidémie, elle s’est transformée en cellule de crise. « Avec une vue à 360° sur la crise », l’équipe était chargée d’élaborer « des recommandations sur le ravitaillement sanitaire, la stratégie de prise en charge ou encore la biodécontamination », raconte le médecin en chef Sandrine, en charge de l’aspect épidémiologique. « Le SSA a un rôle de conseil pour le commandement », explique-t-elle. « On sait que dans l’histoire, des épidémies ont eu un retentissement sur les opérations militaires », poursuit cette épidémiologiste. Il peut s’agir de maladies tropicales ou du quotidien qui perturbent les effectifs, mais aussi de virus plus virulents. Le typhus met à terre l’armée de Napoléon en 1812. La grippe espagnole accélère la fin de la Première ­Guerre mondiale.

Face à ces menaces, le SSA est-il toujours bien entendu ? « À aucun moment, je n’accepterai que l’avis d’expert vienne se substituer à la responsabilité du commandement », a rappelé le général Lecointre, chef d’état-major des armées lors d’une audition au Sénat. Le conseil pourrait être « amélioré », dit un connaisseur. À bord du Charles-de-Gaulle touché par l’épidémie, des « erreurs » d’appréciation et dans le « partage des informations » ont été reconnues par la ministre des Armées, Florence Parly.

Au Sahel, l’opération « Barkhane » a été épargnée et les opérations n’ont pas été interrompues. Des mesures « individuelles et collectives » ont été prises, sur les conseils du SSA, pour limiter les risques de contamination. Une cinquantaine de cas cumulés a été recensée. L’origine de ces contaminations demeure obscure. Deux épidémiologistes vont être envoyés sur place pour surveiller au plus près la pandémie. Les militaires qui seront envoyés en Opex (opération extérieure) seront désormais systématiquement testés.

L’épidémie de coronavirus a percuté le très fragile Service de santé des armées en le confrontant à ses limites. « Je ne suis pas sûre que notre service de santé d’après sera le même qu’avant la crise - de même, la France d’après sera peut-être un peu différente », a estimé Maryline Gygax Généro, lors de son audition par la commission de la défense de l’Assemblée nationale le 22 avril. « Le SSA n’est à l’évidence pas taillé pour soutenir la nation entière en sus de sa mission première de soutien des forces armées », a-t-elle aussi convenu.

Faire « au mieux » 

« Face à la tension extrême de ses moyens, le SSA est aujourd’hui proche d’un point de rupture », écrivent les sénateurs Jean-Marie ­Bockel et Christine Prunaud, membres de la commission de la défense, dans une étude dont Le ­Figaro relève la teneur. La professionnalisation des armées décidée par Jacques Chirac, la révision générale des politiques publiques, sous le mandat de Nicolas Sarkozy, et le « plan SSA 2020 » mis en place sous François Hollande ont continuellement réduit les marges de manœuvre du service. Il faudra faire « ensemble, autrement » et… « au mieux », avait lancé le général d’armée Pierre de Villiers en 2013. La réforme du SSA était toutefois inévitable, compte tenu des déficits des hôpitaux militaires jugés « hors normes » par la Cour des comptes en 2009 : 370 millions d’euros pour ceux-ci contre seulement 575 millions d’euros pour le civil. Le budget du SSA en 2020 s’élève à 1,4 milliard d’euros.

« Vu la configuration budgétaire, il n’y avait pas d’autre choix. Mais la réforme “SSA 2020” a secoué tout le monde », raconte le médecin général inspecteur en retraite Raymond Wey. Il prépare la publication du dernier tome de l’histoire du SSA. Il est l’un des pères de la doctrine de la « médecine de l’avant » dans les années 1990, une révolution qui a consacré l’excellence française du SSA. Après la professionnalisation des armées, le SSA a dû se « serrer la ceinture », ajoute le médecin général en retraite Yves Buisson, membre de l’Académie des sciences. « Les fermetures successives d’établissements ont été très mal ressenties : l’École de santé de Bordeaux, l’Institut de médecine tropicale du Pharo à Marseille », dit-il. La fermeture du Val-de-Grâce décidée en 2015 après 391 ans d’histoire a découragé les derniers et accéléré la fuite des compétences. Aujourd’hui, le SSA « donne tout ce qu’il peut. Mais à l’intérieur, on a raclé jusqu’à l’os au prix de sacrifices qu’on ne dit pas », soupire Yves Buisson.

Depuis plus de dix ans, « le SSA est à la fois essentiel aux armées et en sursis », résume un haut gradé. « Essentiel par le soutien qu’il offre aux opérations. Il est même dimensionnant », souligne-t-il : aucune opération ne peut être menée sans être adossée à un appui médical. « Ce ne sont ni les ennemis ni les missions qui conditionnent le format d’une opération, c’est son coût et le SSA ! », estime-t-il. « Mais en temps de paix et en métropole, le SSA ne sert à rien, sauf à compléter le dispositif public. » Comme n’importe qui, les militaires ont la liberté de choisir leur médecin.

Ces cinq dernières années, le SSA a en effet perdu 1 600 postes. Seul l’apport de 3 000 réservistes lui permet de tenir. Aujourd’hui, il manque 165 médecins, selon le rapport du Haut Comité pour la condition militaire rendu à l’automne dernier, à comparer aux 700 médecins des forces dont dispose aujourd’hui le SSA. « Avec ses moyens éreintés, le SSA a dû accompagner un engagement intense des armées françaises », ajoutent les corapporteurs du Sénat en rappelant la mobilisation au Sahel ou en métropole pour l’opération « Sentinelle ». « Le taux de projection des équipes médicales est de 106 % et de 200 % pour les équipes chirurgicales », écrivent-ils. Cette tension fatigue les corps et décourage les vocations. « Depuis plusieurs années, le SSA est la structure où le moral des militaires est le plus fragile », note-t-on dans le rapport du Haut Comité.

Les médecins et infirmiers du SSA peuvent être envoyés au plus près du front. Cette spécificité des armées françaises rend leur ­mission sans équivalent. « C’est une position très particulière, on est combattant et soignant, c’est un grand écart », raconte le député Jean-Michel Jacques, qui a servi plus de vingt ans comme infirmier dans les forces spéciales. « On est immergé dans la troupe, on est au contact de la manœuvre mili­taire », dit-il. « On ne pourra pas mettre un chirurgien ni même un médecin des forces derrière chaque unité au combat », prévient l’état-major des armées en évoquant l’avenir du SSA. « Il convient de veiller à l’avenir du service en lui garantissant des capacités adaptées à l’évolution des moyens d’action des opérations et des combats de demain », insiste-t-on.

« Nous n’avons jamais refusé une mission faute de moyens », assure Maryline Gygax Généro. « C’est notre raison d’être. Notre ligne de conduite, c’est de répondre aux demandes parfois au détriment de certains de nos besoins. » Si cette ligne peut être encore tenue aujourd’hui, rien ne dit qu’elle puisse le rester à long terme. « La sauvegarde des capacités du SSA et même leur renforcement sont une nécessité. À défaut, l’apport opérationnel du SSA serait menacé et la capacité de la France à intervenir sur des théâtres d’opérations risquerait d’être rendue plus difficile », lit-on dans le rapport du Haut Comité sur la condition militaire de l’automne dernier.

« Arrêter la déflation [du personnel du SSA] a été ma préoccupation très tôt. L’actuelle loi de programmation militaire a permis d’y mettre fin et d’amorcer une remontée », se défend la directrice. La LPM 2019-2025 (loi de programmation militaire) prévoit effectivement une stabilisation des effectifs, voire quelques embauches. Mais il faut des années pour former des spécialistes. Le plus dur est de les fidéliser alors que la concurrence avec le public est sévère. « Il faudra tirer des leçons qualitatives et quantitatives de la crise en cours pour le SSA », promet la directrice. « Les HIA ont montré toute leur utilité. La crise a montré l’importance des anesthésistes-réanimateurs. Mais aussi l’importance des spécialités en infectiologie. En ce qui concerne les hôpitaux d’instruction des armées, l’évaluation par la seule tarification à l’activité n’est pas pertinente. Nos HIA sont en effet chargés de préparer les praticiens pour les besoins des opérations notamment. Mais la crise du coronavirus n’est pas encore terminée », conclut-elle, en renvoyant à plus tard le plan qu’elle doit soumettre à ses autorités.

Un combat l’attend pour obtenir des moyens et des augmentations d’effectifs. Elle a reçu le soutien des commissions parlementaires, voire de l’état-major qui répète ses mises en garde contre une gestion ­comptable des armées. En attendant, la mission se poursuit : « Face à une deuxième vague du coronavirus, nous sommes prêts à remonter en puissance », dit-elle. Avec discipline.

 

Nicolas BAROTTE
Le Figaro
22 mai 2020


Pour lire le dossier réalisé sur le Service de Santé des Armées (SSA) réalisé par l'ASAF, cliquez sur le PDF ci-dessous.
logo pdf

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr