LIBRE OPINION d 'Élie TENENBAUM : "Daech nie sciemment les lois de la guerre".

Posté le jeudi 10 décembre 2015
LIBRE OPINION  d 'Élie TENENBAUM : "Daech nie sciemment les lois de la guerre".

Comment la France, et ses armées, peut-elle riposter à un adversaire qui ne respecte aucune des lois de la guerre ? C'est toute la question…

 

Élie Tenenbaum est historien, chercheur au Centre des études de sécurité de l'Ifri (Institut français des relations internationales) et coordinateur du Laboratoire de recherche sur la défense (LRD). Il est spécialiste des guérillas et des guerres irrégulières. Il a accepté de répondre à nos questions sur les particularités de la guerre engagée par Daech.

 

Le Point : Plusieurs experts contestent l'utilisation du mot « guerre » pour qualifier l'affrontement avec les salafistes djihadistes de l'organisation Daech. Qu'en pensez-vous ?

Élie Tenenbaum : Je n'ignore pas ces discussions. Pour ma part, je pense que ce terme qualifie des événements que nous n'avons pas choisi d'enclencher, qu'un ennemi nous impose. La classe politique et les médias observent ces événements à travers des lentilles très européennes, focalisées sur le XXe siècle, pensant qu'une « vraie » guerre devrait être totale comme la Première ou la Seconde Guerre mondiale. Nous n'avons pas de mobilisation générale, nos armées n'emploient pas de chars, ce n'est pas une guerre totale ? Et alors ? C'est une vision ethno-centrée à laquelle je n'adhère pas. L'affrontement avec Daech est une guerre d'un autre type, qui nous a touchés directement sur notre territoire. C'est une guerre irrégulière, qui ne suit pas les modes d'action conventionnels, comme l'histoire en a connue des dizaines.

 

Quelles sont donc les caractéristiques de cette guerre ?

C'est d'abord une guerre asymétrique, dont l'un des acteurs - la France - est une puissance économique et militaire majeure. Face à elle et à tous ses autres adversaires (près d'une trentaine de pays et d'organisations, engagés à des degrés divers), Daech possède, sur le plan militaire, des capacités qui ne sont certes pas négligeables, mais qui restent limitées (35 000 à 40 000 hommes, un armement hétéroclite, des stocks de munitions qui se renouvellent mal, etc.). Pour compenser cette asymétrie, Daech pratique le contournement des règles « occidentales » de la guerre qui consistent, entre autres, à opposer des forces en uniforme, dans des frontières définies, suivant des schémas tactiques bien connus et relativement linéaires. Comme l'ont fait avant lui des quantités de belligérants irréguliers, Daech refuse de se conformer à ces règles et emploie les techniques de la guérilla, de la guerre psychologique, du terrorisme international. La France, comme les autres pays concernés par ces événements, ne peut pas se battre frontalement avec de telles méthodes.

 

Mais en refusant les lois de la guerre, Daech multiplie les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, se comporte en génocidaire…

Bien sûr ! Sa « moralité » n'a rien à voir avec celle qui se pratique en Occident : les civils exterminés en raison de leur croyance, ou réduits en esclavage, les prisonniers en uniforme exécutés, cela montre que Daech se place sur des plans éthique et juridique différents de ceux que nous pratiquons. Sur le plan stratégique, ils nient les lois de la guerre basées sur la séparation entre les combattants et les non-combattants. Ils le font sciemment : se cacher parmi les populations civiles, instrumentaliser les civils adverses via la propagande, ou en les frappant dans des attentats tels que ceux que nous venons de connaître à Paris, ce sont leurs moyens de compenser leurs faiblesses face aux puissances occidentales ou régionales qui s'opposent à eux. S'ils cachent leurs commandants dans des hôpitaux ou des écoles de Raqqa, c'est parce qu'ils savent que nos armées ne les y frapperont pas sciemment. En les bafouant, ils se servent contre nous des lois de la guerre que nous avons édictées.

 

La méthode militaire est-elle suffisante pour se défaire d'un tel adversaire ?

Évidemment, non. Les bombardements ont servi jusqu'à présent à contenir l'extension territoriale de Daech commencée au printemps de 2014. N'oublions pas qu'ils possèdent aussi des moyens conventionnels (artillerie, blindés, etc.) en sus des techniques irrégulières déjà évoquées – c'est d'ailleurs ce qui en fait un adversaire hybride. Ce sont les bombardements, aidés par nos partenaires locaux (Kurdes, Irakiens) au sol, qui ont endigué cette expansion militaire classique, notamment en direction de Bagdad ou de Kobané. Mais ces moyens n'ont en rien entamé leurs capacités irrégulières. C'est également ce que les Israéliens ont expérimenté contre le Hezbollah en 2006. Pour ne pas remonter aux Américains contre le Vietcong… Enfin, ce ne sont pas les bombardements qui favorisent l'émergence d'une solution politique. Daech profite d'un chaos politique en Syrie et ce n'est pas un hasard si, dans les mêmes conditions, cette organisation prospère en Libye, qui souffre d'un mal comparable. C'est Daech, ou le régime honni de Bachar el-Assad ou encore le chaos de la myriade de groupes rebelles (dont de nombreux djihadistes). De même en Irak, les Arabes sunnites se trouvent pris dans un étau, entre le marteau Daech et l'enclume d'un régime irakien chiite recourant à des milices qui massacrent la population dans des conditions qui, parfois, n'ont pas grand-chose à envier aux pratiques de Daech. Cela peut nous paraître incroyable, mais, à leurs yeux, Daech peut être la moins pire des solutions !

 

La conquête par d'autres forces du territoire que Daech occupe en Syrie lui serait-elle dommageable ?

Nous ne sommes pas tous d'accord sur ce point, pas même à l'IFRI ! Pour ma part, je suis convaincu que la perte de son emprise territoriale affaiblirait Daech considérablement. Ce terrain occupé fait partie de l'identité de Daech. Cette capacité à le conquérir, à le conserver et à l'administrer solidement est justement ce qui la différencie d'Al Qaïda. Ce sont notamment les anciens baasistes présents dans ses rangs qui ont permis à Daech de mettre en place sa police politique et de construire un système proto-étatique. Ce que les djihadistes n'avaient jamais été capables de faire jusqu'à présent. C'est sa réussite, sa plus-value dans la sphère djihadiste. Si on l'en privait, Daech perdrait le prestige de cette expansion continue qui est à la base de son discours eschatologique sur le retour du califat…

 

Mais Daech pourrait agir autrement ?

On pense au terrorisme international, à l'activation de réseaux criminels et surtout à sa capacité à s'imposer sur d'autres territoires en Libye, au Sinaï, en Afghanistan, au Yémen, etc. Tous ces éléments permettraient à une organisation résiduelle de subsister et, éventuellement, de se développer à nouveau si les conditions y sont favorables, y compris après avoir été chassé de Syrie et d'Irak. Al-Qaïda est dans ce cas aujourd'hui, sans grande base territoriale forte, mais conservant une capacité de propagande et de frappe ponctuelle globale

 

Interview d 'Élie TENENBAUM

réalisé par Jean GUISNEL 

Source : Le Point