LIBRE OPINION d'Hélène NOUAILLE : Syrie, et ces Russes incontournables…

Posté le vendredi 15 janvier 2016
LIBRE OPINION d'Hélène NOUAILLE : Syrie, et ces Russes incontournables…

« Vladimir Poutine a eu une conversation téléphonique avec le président des Etats-Unis Barack Obama à l’initiative américaine ». Cet échange était annoncé le 13 janvier sur le site du Kremlin avec les précisions suivantes : « Les deux chefs d’Etat ont eu une discussion substantielle sur la question de la résolution des conflits en Ukraine et au Moyen-Orient en particulier sur la manière de résoudre la crise syrienne ainsi que sur la situation dans la péninsule coréenne » (1). Il s’agissait de la première conversation directe entre les deux hommes depuis un mois et demi. Assez peu commenté dans la presse européenne, ce contact a été immédiatement relevé par la Chine (2), qui privilégiait la question de la Corée du Nord (son dernier essai nucléaire « le quatrième essai au total après les explosions atomiques de 2006, 2009 et 2013 » constitue une « violation flagrante des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies et nécessite une ferme réaction internationale »). En revanche, la presse américaine relevait, dès avant le 13 janvier, l’intensification des échanges russo-américains et tentait d’en éclairer la signification. 

Ainsi Davis Ignatus, éditorialiste au Washington Post, soulignait-il le 12 janvier la nécessité pour Barack Obama de coopérer avec les Russes sur le problème syrien en dépit, écrivait-il, de « l’opposition de son administration au soutien de Moscou au président Bachar el-Assad » (3). En effet, constate-t-il, « les responsables de cette administration voient un travail commun avec la Russie comme la moins mauvaise des options possibles. Une administration qui a eu du mal à vivre avec Vladimir Poutine, particulièrement après ses actions en Ukraine, trouve qu’elle ne peut vivre sans lui en Syrie. Washington espère que Poutine soutiendra les efforts américains pour négocier un cessez-le-feu parce qu’il conclut que c’est la seule façon d’éviter un bourbier ». Dit autrement, si les intérêts des Américains – parvenir à un changement de régime en Syrie, même au prix d’une reconfiguration du pays et de la région – et ceux des Russes – conserver l’intégrité de la Syrie et y maintenir un Etat fort – sont divergents, il semble que l’administration a compris qu’il était impossible d’élimer la Russie du jeu. Ceci tout en espérant se faire entendre d’un Vladimir Poutine qui ne souhaiterait pas éterniser une intervention si elle se révélait indécise. 

« Je peux vous dire exactement ce que nous ne voulons pas », répétait de son côté le président russe lors d’une interview accordée le 5 janvier dernier au quotidien allemand Bild : « la répétition du scénario libyen ou irakien en Syrie. Je dois en faire crédit au président égyptien Abdel Fattah el-Sissi, et je lui ai dit moi-même, parce que s’il avait fui ses responsabilité, s’il n’avait pas montré du courage et ramené son pays sous contrôle, nous aurions pu être témoins du scénario libyen en Egypte. De mon point de vue, aucun effort ne doit être épargné pour renforcer la légitimité des gouvernements des pays de la région. Ce qui s’applique aussi en Syrie. Les institutions émergentes en Irak et en Libye doivent être revivifiées et renforcées. Les situations en Somalie comme dans d’autres pays doivent être stabilisées. L’autorité de l’Etat afghan doit être raffermie. Ce qui ne veut pas dire que les choses doivent être laissées en l’état. En réalité, cette nouvelle stabilité devrait étayer des réformes politiques » (4). Et de préconiser, comme il l’avait déjà fait, une réforme de la Constitution syrienne devant amener à de nouvelles élections. Si Bachar el-Assad venait à les perdre ? « Je pense qu’il est prématuré d’évoquer la question. Nous avons accordé l’asile à M. Snowden, ce qui était autrement difficile que de l’accorder à M. Assad. Avant tout, le peuple syrien doit avoir l’opportunité de dire ce qu’il veut »

Bien. Nous voyons bien comment les intérêts divergent, les Etats-Unis préférant diviser pour régner et des gouvernements disons souples pour ne pas dire aux ordres, comme ils l’ont montré depuis 2003, alors que la Russie préfère avant tout les frontières, l’ordre et la stabilité maintenus par des gouvernements forts. Nous savons que, profitant de la faiblesse des gouvernements, le Califat auto proclamé par l’Etat islamique le 29 juin 2014, sans souci de frontières, est installé à cheval sur l’Irak et la Syrie. 

D’autre part, nous rappelle l’enseignant et chercheur David Rigoulet-Roze (5), les Etats-Unis sont installés, dans une « Longue guerre (The Long War), telle que définie dans la Quadriennal Defense Review du Pentagone publiée en 2006 (6) et censée prendre en compte les attendus stratégiques inédits de le Global War on Terror (guerre mondiale contre le terrorisme – nous dirions la terreur) initiée par l’ancien président Georges W. Bush et qui demeure peu ou prou d’une cruelle actualité ». Cette guerre, comme d’autres au préalable, est caractérisée par ce que George Friedman (Stratfor) appelait en mars 2007 (7) un concept de « spoiling attacks » - guerres destinées à désorganiser l’ennemi plus qu’à remporter une victoire franche. Ce qui ne fait pas, reconnaissait Friedman, une stratégie : « le brouillard de la rhétorique américaine et la nature bureaucratique de l’appareil de la politique étrangère américaine font qu’il est difficile de parler de ’stratégie’ américaine en tant que telle ». Ce manque de clarté sur les buts de guerre, ajouté à ce trait de « la culture américaine qui diabolise et déifie sans clarifier (les choses) » ont fait que « les Etats-Unis, sans le vouloir, ont conçu leurs guerres de telle manière qu’elles étaient destinées à se prolonger ». 

Sauf que cette fois, rapporte David Ignatus dans le Washington Post, propos tenus par un haut responsable américain sous couvert d’anonymat, « nous nous rendons très bien compte que les Russes seront une partie intégrante du règlement politique de ce conflit, et nos contacts en sont la preuve » (3).

Contacts pour éviter des rencontres malencontreuses dans le ciel syrien (« Des contacts réguliers s’effectuent à présent entre diplomates, militaires et services de renseignement (…). Moscou et Washington ont mis au point une procédure délicate de prévention d’incidents dans l’espace aérien saturé de la Syrie, où n’importe quel malentendu risque d’avoir des conséquences catastrophiques »).
Contacts aussi entre les deux ministres des Affaires étrangères, John Kerry et Sergueï Lavrov, qui préparent la réunion prévue sous l’égide de l’ONU le 25 janvier prochain à Genève de toutes les parties impliquées, des groupes d’opposants syriens aux pays de la région, « le spectre le plus large possible de l’opposition syrienne et des autres » selon le médiateur onusien. Avec pour objectif d’obtenir un cessez-le-feu et de négocier une transition de deux ans pour s’accorder sur un gouvernement et organiser des élections. Les deux hommes pourraient au préalable se rencontrer en Europe dans la semaine qui vient pour tenter de trouver un moyen de garder l’Iran et l’Arabie Séoudite, aujourd’hui en quasi conflit, « à bord ».

Pour compléter, c’est le patron de la CIA lui-même, John Brennan, qui se félicite des échanges entre les deux pays : « Je suis déterminé à continuer à travailler avec mes homologues russes, en raison de l’importance de ce que chacun de nous peut apporter en matière de réflexion, d’informations, de données en les partageant ».

Qu’est-ce qui, dans ce rapprochement même temporaire, appuyé par certains dans la région (Jordanie par exemple (8)), chagrine donc David Ignatus ? 

« Pour le président Obama, le consentement (willingness) à coopérer avec Poutine est un acte de réalisme en politique étrangère – ou une désespérance, selon le point de vue que vous adoptez. Certains pourraient dire qu’en Syrie, les deux convergent ».

On pourrait dire aussi que le concept de « spoiling attacks » a trouvé ses limites.

 

 

 Hélène NOUAILLE

 

 

Notes :

(1) Site du Kremlin, le 13 janvier 2016, Telephone conversation with US president Barck Obama

http://en.kremlin.ru/events/president/news/51165

(2) Xinhua, le 14 janvier 2015, Qian He, Guangqi Cui, Poutine et Obama discutent au téléphone de la situation au Moyen-Orient, et Ukraine et dans la péninsule coréenne

http://french.peopledaily.com.cn/International/n3/2016/0114/c31356-9003653.html

(3) The Washington Post, le 12 janvier 2016, David Ignatus, America may be doomed to cooperate with Putin

https://www.washingtonpost.com/opinions/america-may-be-doomed-to-cooperate-with-putin/2016/01/12/799774ce-b97e-11e5-99f3-184bc379b12d_story.html

(4) Site du Kremlin, le 12 janvier 2015, Interview to German newspaper Bild, Part 2 

http://en.kremlin.ru/events/president/news/51155

La première partie est ici : http://en.kremlin.ru/events/president/news/51154

(5) Les clés du Moyen-Orient, le 14 janvier 2016, David Rigoulet-Roze, La situation de l’Etat islamique ou Daesh (…) : bilan d’étape et perspectives stratégiques

http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-situation-de-l-Etat-islamique-ou-Daesh-entre-la-proclamation-du-Califat-en.html

(6) Quadriennal Defense Review Report, 6 février 2006

http://www.comw.org/qdr/qdr2006.pdf

(7) Stratfor, le 20 mars 2007, Geopolitics and the US Spoiling Attack

Texte analysé dans Léosthène n° 290/2007, Questions sur la stratégie américaine

Hors des sempiternels sentiers de la pensée unique, c’est la lecture d’un confrère américain qui a réussi à nous surprendre – et à nous faire réfléchir. “ En considérant la situation, notre attention est attirée par un étrange paradoxe qui s’est manifesté dans la politique étrangère américaine depuis la deuxième guerre mondiale ”. Quel paradoxe ?  “ Entre la Corée (1950 1953), Cuba (1960 1963), le Vietnam (1963 1975) l’Iran (1979 1981) et l’Irak (depuis 2003), les Etats-Unis ont passé 27 de ces 55 dernières années engagés dans des manoeuvres politico-militaires qui, en fin de compte, n’ont pas apporté de succès évident, et ont fréquemment mené au désastre. Or, en dépit de ces désastres, la tendance à long terme de la puissance américaine par rapport au reste du monde lui a été plutôt favorable ”. Très intéressante analyse de la stratégie américaine – et des questions qu’elle soulève.

(8) Le Figaro, le 24 octobre 2015, Georges Malbrunot, Syrie : la Jordanie va coordonner ses activités militaires avec la Russie

http://www.lefigaro.fr/international/2015/10/24/01003-20151024ARTFIG00077-syrie-la-jordanie-va-coordonner-ses-activites-militaires-avec-la-russie.php

 

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