LIBRE OPINION d'Hélène NOUAILLE : Les Philippines annoncent divorcer des Américains.

« Nous sommes sur le point d’assister au plus grand revirement géopolitique en Asie du Sud-Est depuis la fin de la guerre au Vietnam » écrivait l’ancien ambassadeur indien M. K. Bhadrakumar le 19 octobre, attentif aux déclarations du président philippin en voyage en Chine pour quatre jours, accompagné d’une forte délégation d’hommes d’affaires, depuis le 18 octobre.
« Les Philippines sont le plus vieil allié des Américains en Asie et Duterte est à deux doigts de résilier un accord qui donne aux Etats-Unis l’accès à cinq bases militaires aux Philippines. La stratégie de pivot américaine pourrait n’être jamais plus la même aussi longtemps que Duterte, qui est entré en fonction le 30 juin dernier, restera au pouvoir » (1).
Et Rodrigo Duterte confirmait dès le lendemain à l’issue de son entretien avec le président chinois Xi Jinping, sa volonté de rupture : « J’annonce ma séparation d’avec les Etats-Unis » (2).
Grosse secousse dans l’histoire des relations particulières entre les deux pays depuis un peu plus d’un siècle : les Etats-Unis ont accordé leur indépendance au pays le 4 juillet 1945 – ils avaient conquis les Philippines sur l’Espagne présente depuis 1565 (traité de Paris, 1898) après une incursion du portugais Magellan en 1521. Indépendance consentie tout en imposant à l’archipel (deux îles principales, plus de 6 000 îles et îlots, 20 millions d’habitants en 1947, plus de 100 millions aujourd’hui) une présence militaire sur place et des conditions économiques préférentielles - ils vont de fait remplacer les vieilles puissances coloniales évincées par l’expansion japonaise pendant la seconde guerre mondiale.
On sait comment, après la victoire du parti communiste chinois en 1949 sur Tchang Kaï–chek, la grande affaire de la région va être de limiter l’expansion du communisme. Avec des hauts et des bas, Washington utilise son allié, jusqu’à la fin de la guerre froide (1991, chute de l’URSS). S’ouvre alors une ère nouvelle : « Avec la fin de la Guerre froide, le repli américain semblait une évidence. Si l’engagement américain était lié aux menaces soviétiques, il ne semblait plus justifié désormais (...). Les tensions commerciales prenaient le pas sur les enjeux stratégiques » (3). Nous le notions ici en septembre 2013 (4), l’heure était à l’expansion économique du Japon, au dialogue régional au sein de l’ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique). Un Asean Regional Forum (ARF) était lancé en 1994, qui incluait la Russie et la Chine. C’est dans ce contexte que les alliés traditionnels des Etats-Unis dans la région (Thaïlande, Philippines) restreignent les facilités militaires accordées à Washington. Les Philippines ne renouvèlent pas leur accord sur les bases militaires US en 1991, la Thaïlande refuse en 1994 la demande du président Clinton pour de nouvelles facilités navales.
Nous sommes dans les années 90, celles du développement spectaculaire des « Tigres et des Dragons », la région pense avoir trouvé son propre modèle de développement autour de « valeurs asiatiques » et les appels du président Bill Clinton (1993-2001) à une « une nouvelle communauté pacifique » (une zone de libre échange pan-pacifique) ne trouvent pas d’écho. Lors de la crise financière de 1997-98, les conditions très dures (refusées par l’Indonésie) imposées par le FMI sont reprochées à Washington et l’arrivée au pouvoir de George Bush attise la méfiance : La montée en puissance de la Chine paraît alors à une majorité de pays de la région une alternative prudente à la volonté hégémonique américaine, d’autant que l’engagement des Etats-Unis en Afghanistan – et ce qui est perçu comme une « pente islamophobe » chez George Bush a des répercussions internes (Indonésie, Malaisie, Thaïlande) et, comme la guerre en Irak, provoque des divisions au sein de l’ASEAN, écrivions-nous encore. Le président Obama, pense, lui, à rééquilibrer sa présence dans la région pour contenir l’expansion chinoise : il s’intéresse à nouveau à l’ASEAN, propose son partenariat transpacifique (TPP), se pose en garant de la libre circulation en mer de Chine Méridionale, s’impose dans les conflits qui opposent Pékin et les riverains des îles Spratleys, Paracels (voir la carte). Nous voyons donc apparaître le concept « d’alliance indopacifique, structurée autour de quatre relais stratégiques, quatre piliers : Australie, Inde, Japon, Philippines », avec en appui, l’Indonésie, le Vietnam et la Thaïlande, liés par des accords avec les Etats-Unis et capables d’organiser des actions communes avec les premiers – même si l’Inde n’est pas alignée sur Washington.
L’amitié avec les Philippines du président Benigno Aquino III est à son zénith avec la conclusion de négociations qui autorisent une présence militaire américaine accrue sur leur sol en septembre 2013 (4).
Mais le 9 mai 2016, les urnes amènent au pouvoir l’avocat Rodrigo Duterte, 71 ans, bien élu (avec plus de six millions de voix d’avance sur son adversaire) avec un programme bien différent : apaisement en interne avec les communistes, lutte sans merci contre la drogue et les narco trafiquants (3 800 morts jusqu’ici) – et d’une manière générale, reprise en main du destin de son pays loin de l’ingérence américaine. Et bien que l’image des Etats-Unis soit bonne chez ses concitoyens, il reste soutenu, selon un sondage récent (5), par 90% de la population. Et tout change : suppression des exercices militaires conjoints avec les Etats-Unis, arrêt des patrouilles conjointes en Mer de Chine, annonce du renvoi des 200 conseillers militaires américains stationnés depuis 2002 à Mindanao pour lutter contre le groupe djihadiste Abou Sayyaf, affilié à l’Etat islamique - la raison en serait que la présence américaine attire les djihadistes. Washington est resté très prudent – attendant de savoir comment ces déclarations vont se traduire dans les faits, alors que le Département américain pour la Défense (DoD) avait soumis en mars dernier au Congrès une notification destinée à renforcer son plan pour une « nouvelle initiative de sécurité maritime dans le sud–est asiatique » (Southeast Asia Maritime Security Initiative, MIS) appuyée sur cinq pays (Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande et Vietnam) (6).
Mais l’offre de collaboration économique à Pékin dans une optique qu’il veut « gagnant-gagnant » a été bien accueillie en Chine au plus haut niveau – et Rodrigo Duterte est rentré chez lui avec plusieurs milliards de contrats signés et de promesses d’aides dans sa besace. Au-delà de ces promesses, M.K. Bhadrakumar relève – propos tenus par un érudit de l’Académie des Sciences chinoises dans Les Nouvelles de Pékin, qu’en tant que « grand pays avec une longue histoire, la Chine regarde de plus en plus son voisinage comme un ensemble ». Le Dr Zhong Feiteng pense qu’elle devrait « considérer les Philippines comme un nœud important pour l’initiative du 21ème siècle de la route de la soie maritime, et pour construire un nouvel ordre maritime qui connecte les mers de Chine de l’Est et du Sud » (1). Il y a bien eu quelques réserves, exprimées dans l’entourage même de Rodrigo Duterte, à Manille (7). Mais le ministre de la Défense philippin, Delfin Lorenzana, qui était à Pékin avec son président et a rencontré son homologue chinois, Chang Wanquan, confirmait : « Les Philippines se sont engagées à restaurer les relations de défense avec la Chine (…) et à faire avancer la coopération bilatérale avec la Chine », pendant que le ministre chinois précisait : « Les deux armées doivent assumer la responsabilité de mettre en œuvre les consensus atteints par le président chinois Xi Jinping et le président Duterte pendant la visite, éviter les interférences, gérer les divergences, renforcer la confiance mutuelle et promouvoir la coopération pour contribuer aux relations bilatérales » (8).
Il est trop tôt pour mesurer les conséquences du mouvement philippin. Beaucoup de choses restent en suspens, échanges et financements américains, statut des bases, ou encore position des Philippines sur la décision d’arbitrage que la Cour de la Haye a prise en juillet sur la mer de Chine méridionale. La presse occidentale stigmatise le caractère « imprévisible » de Rodrigo Duterte – et son langage grossier. Soit, mais il a jusqu’ici mis en œuvre ce qu’il a annoncé. L’agence chinoise Xinhua annonçait dès le 7 octobre les intentions du président philippin : « Finalement, je pourrais durant mon mandat rompre avec les Etats-Unis. Je préfèrerais me tourner vers la Chine et vers la Russie ». M.K. Bhadrakumar note cependant que la fenêtre d’opportunité est favorable pour Rodrigo Duterte : « avec les quelques mois qui restent (à Barack Obama) dans le bureau ovale, l’administration Obama n’est guère en situation de mobiliser ses puissants lobbies dans les élites de Manille (civiles et militaires) pour lancer une vigoureuse action d’arrière-garde afin de consolider l’alliance philippine ». Tout en concluant que, quelle que soit l’importance des enjeux, Rodrigo Duterte « se trouve être le président légitimement élu de son pays » et que ses concitoyens l’apprécient massivement. Sous-entendu, il serait fâcheux qu’il lui arrivât un accident ?
D’autant que, remarque Hannah Beech pour le Time depuis Shanghai, le président Obama promet plus qu’il ne tient – et que d’autres de ses alliés, la Thaïlande, le Japon, « ont été déçus par le «pivot» américain – et le rôle que les démocraties asiatiques ont joué dans la politique présidentielle américaine » (10).
Comme nous le notions prudemment en 2013, l’alliance américaine avec les Philippines, qui a fortement fluctué depuis la fin de la Guerre froide, n’est pas stable. On pourrait élargir cette réflexion à l’ensemble des alliés américains dans la région, qui varient selon le sentiment qu’ils ont de leurs intérêts et de leur sécurité, en toute logique.
Hélène NOUAILLE
helene.nouaille@free.fr
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Cartes :
Les Philippines
http://www.canalmonde.fr/r-annuaire-tourisme/monde/_cartes/philippines_2.jpg
Disputes sur les Spratleys et les Paracels
Les cinq bases américaines aux Philippines
Notes :
(1) Indian Punchlines, le 19 octobre 2016, Philippines seeks common prosperity with China
http://blogs.rediff.com/mkbhadrakumar/2016/10/19/philippines-seeks-common-prosperity-with-china/
(2) Le Figaro/AFP, le 20 octobre 2016, Philippines : Duterte ‘se sépare' des Etats-Unis
(3) Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), Etude n° 14, 7 mai 2012, L’évolution du débat stratégique en Asie depuis 1945
http://www.defense.gouv.fr/content/download/163028/1682715/file/EtudeIRSEM14Finale.pdf
(4) Voir Léosthène n° 869/2013, le 14 septembre 2013, Philippines : le retour américain
Quelles sont les conséquences possibles des négociations entre Washington et Manille, négociations qui devraient se conclurent en ce mois de septembre par un retour américain aux Philippines ? « Les Philippines ont provisoirement accepté d’autoriser une présence militaire américaine accrue sur leur sol, quand montent des tensions avec la Chine autour de territoires contestés en mer de Chine. L’accord fournit un cadre pour la présence semi permanente, “en rotation”, de troupes américaines et de matériel militaire aux Philippines ». Comment est perçue dans la région l’alliance américaine, qui a fortement fluctué depuis la fin de la Guerre froide, et qui n’est pas stable ? Pour Rémi Perelman (Asie 21) la Chine va tester « la réactivité occidentale en risquant des conflits limités avec le Vietnam et les Philippines, probablement pas avec un Japon gouverné à droite, tout en accentuant son entrisme dans les pays de son voisinage qui ne lui sont pas hostiles ». A suivre, semble-t-il pour longtemps.
(5) RFI, le 12 octobre 2016, Mariane Dardard, Philippines : malgré sa méthode radicale, Dutertre toujours très populaire
(6) The Diplomat, le 2 avril 2016, Prashanth Parameswaran, America’s New Maritime Security Initiative for Southeast Asia
http://thediplomat.com/2016/04/americas-new-maritime-security-initiative-for-southeast-asia/
(7) L’Obs/Reuters, le 21 octobre 2016, Un ministre atténue les propos du président philippin sur les USA
(8) Xinhua, le 21 octobre 2016, Les Philippines s’engagent à restaurer leurs relations de défense avec la Chine
http://french.xinhuanet.com/2016-10/21/c_135772577.htm
(9) Xinhua, le 7 octobre 2016, Le président philippin menace de rompre les liens avec les Etats-Unis
http://french.xinhuanet.com/2016-10/07/c_135735525.htm