LIBRE OPINION de Caroline GALACTEROS. "Crise entre Berlin et Ankara : Erdogan défie l’Europe en son cœur."

Posté le samedi 11 mars 2017
LIBRE OPINION de Caroline GALACTEROS. "Crise entre Berlin et Ankara : Erdogan défie l’Europe en son cœur."

Suite à l'annulation de meetings de membres de son gouvernement en Allemagne, le président turc a parlé de « comportements nazis ». Pour Caroline Galactéros, ces provocations montrent que sur la scène internationale, l'Europe n'impresionne plus.

 

Céder au chantage ou à l'intimidation ne rapporte jamais rien et surtout pas la liberté ou la paix. Tant que l'on croit pouvoir s'en sortir en complaisant aux quatre volontés du maitre chanteur, celui-ci triomphe, nous méprise et nous humilie.

Le Neo-sultan d'Ankara a perdu son sang-froid. Il a vociféré, éructé grossièrement d'innommables insultes à l'adresse de l'Allemagne qui, dans un éclair de lucidité, en interdisant quelques meetings visant à mobiliser les Turcs d'Allemagne en faveur de la réforme constitutionnelle qui doit parachever le 16 mars prochain, la mainmise du président Erdogan sur tous les rouages institutionnels du pouvoir, osait brider son offensive politique interne portée sans vergogne sur le sol germanique. Une «démocrature islamique» ouvertement conquérante et délirante est donc en train de s'installer à nos portes, qui tient nos Etats pour quantités négligeables, simples aires d'intimidation offertes à la mégalomanie de son chef via l'instrumentalisation de communautés immigrées transformées malgré elles en armes politiques au service du grand dessein sultanesque ….

Et nous, Européens placides, iréniques et indécrottablement confiants en l'avenir, poursuivons benoitement avec elle un «dialogue» sur son adhésion éventuelle à l'UE et, -à prix d'or-, un «partenariat» migratoire qu'elle menace de rompre à chaque instant si on ne lui passe pas tous ses dangereux caprices. Comment une telle agression turque, aussi soudaine qu'infâmante, a-t-elle été possible au cœur du Vieux continent, en son centre politique et économique? Sans doute parce que l'Europe est faible, divisée, inquiète de la pression migratoire qui angoisse ses peuples et menace ses politiciens. Et elle nie cette réalité et préfère payer le prix croissant de son insondable naïveté structurelle. Car les enchères montent. Face à notre pusillanimité, le président turc démontre par ses réactions qu'il ne considère finalement l'Europe que comme un espace lâche où dépérissent et se délégitiment progressivement des nations identitairement avachies qui renoncent à elles mêmes, un espace où il doit lui être loisible, comme «à domicile» (c'est pourquoi cette réaction allemande l'a surpris) de parler à «ses» communautés qui sont les pions européens de sa stratégie globale d'influence.

Il est vrai que les reculades allemandes face aux exigences des autorités turques touchant leur importante population en Allemagne ne se limitent plus à une mansuétude déjà incompréhensible avant la crise migratoire de l‘été 2015 et le généreux appel de la chancelière Merkel à l'accueil de tous les réfugiés. Cette «ouverture» a fait long feu et même fragilisé le pouvoir de celle qui avait voulu prendre le leadership de la croisade des grands cœurs face au drame syrien. On le sait, il y a en proportion bien peu de Syriens qui se pressent aux frontières turques, libyennes, grecques et italiennes…

 La faiblesse, le laxisme, l'aveuglement ne font pas une politique. Et n'ont aucune chance de permettre l'apaisement. Celui qui est à l'offensive profite juste de notre naïveté timorée. Les failles de l'acclimatation déficiente des populations musulmanes aux lois, valeurs, et pratiques démocratiques - ici allemandes mais tout autant françaises-, sont devenues des gouffres béants sous nos pieds qui promettent des affrontements gravissimes quand, bien trop tard, nous nous aviserons enfin de répondre à une provocation de trop. Le président Erdogan porte le fer au flanc d'une Europe qui le craint et croit avoir besoin de lui pour refouler des populations migrantes qu'elle n'ose pas déclarer indésirables pour rester fidèle à ses généreux principes.

Ceux-ci sont pourtant devenus de dangereuses chimères dans le contexte sécuritaire actuel d'un affrontement civilisationnel instrumentalisé par des groupuscules ultraviolents, mais aussi par des Etats prosélytes qui repoussent les frontières de la coexistence pacifique pour pratiquer l'ingérence agressive. Le neo-sultan qui veut -et qui va parvenir à- concentrer entre ses mains tous les pouvoirs constitutionnels au sortir d'un référendum qu'il ne peut perdre, sera le maitre bientôt absolu d'un pays en crise économique dont les ambitions géopolitiques sont désormais mises à mal par un rapprochement russo-américain en Syrie où le bon sens semble étonnamment plus présent que dans les couloirs du Pentagone ou même du Congrès.  Car, si Recep Tayyip Erdogan montre les dents et laisse entrevoir sa capacité de nuisance et de déstabilisation aux Allemands sidérés, c'est aussi parce qu'il est actuellement en position de faiblesse stratégique relative dans un jeu infiniment plus large et important pour lui que son seul rapport aux Européens. Comme toujours, il est important de ne pas se laisser aveugler par un foyer de crise immédiat, mais de le resituer dans le cadre du permanent et très vaste marchandage multisectoriel qui est l'ordinaire, la substance même de la vie internationale. Ainsi, comme l'UE par exemple, réactive périodiquement le dossier des sanctions, ceux de l'Ukraine ou de la Crimée en croyant gêner

Moscou dans ses mouvements au Moyen-Orient, Erdogan aboie aussi sur l'Europe qui critique (enfin!) sa conception autocratique de la liberté de la presse pour rappeler qu'il ne faut point trop le maltraiter en Syrie ou en Irak, sauf à prendre le risque d'une déstabilisation majeure de certains pays européens dont il contrôle les minorités turques ou islamiques…. Car, depuis la reprise en main et la purge massive déclenchée par le pouvoir après le coup d'Etat avorté du 15 juillet 2016, le pays parait sur une ligne de crête étroite qui peut faire basculer le régime du président Erdogan vers le meilleur ou le pire. A l'intérieur, la crise économique et sociale s'installe, avec un effondrement de 20% de la livre turque depuis un an, une inflation et un chômage en hausse sensible et un effondrement du tourisme ; sans parler des attentats islamistes et de la polarisation croissante de la société, certes voulue par le régime pour s'imposer, mais qui débouche sur une fébrilité sociale qui n'a pas que des avantages pour «le Palais».

A l'extérieur, l'opération «Bouclier de l'Euphrate» patine et Erdogan voit ses calculs territoriaux et d'influence compromis sur le théâtre syrien, où Washington et Moscou semblent s'entendre, discrètement mais sûrement, pour limiter les appétits sultanesques. En effet, dans le cadre d'une négociation politique complexe en cours à Genève et Astana autour de possibles zones d'influences consolidées dans la Syrie future, il s'agit désormais pour Moscou, Téhéran et donc manifestement Washington, de contenir l'avancée des forces turques et de leurs rebelles affiliés vers le sud et notamment vers Raqqa, «capitale» syrienne de l'EI que chacun convoite. Aussi, les forces kurdes syriennes, regroupées au sein des FDS (Forces démocratiques syriennes) se sont-elles tout récemment entendues avec Damas et Moscou (et donc le soutien au moins tacite de Washington) pour empêcher Ankara et ses rebelles pro-Turcs de pouvoir, en amont de Raqqa, s'emparer du verrou essentiel de Manbij tandis que le sud de la ville d'al Bab – elle même reprise à l'EI par les rebelles pro-Turcs - est en train de se refermer sur eux grâce à une opportune avancée vers l'est des troupes de Bachar el Assad et de ses alliés. Les lignes de front comme les alliances restent évidemment très mouvantes et incertaines, mais ces derniers mouvements militaires augurent d'une possible négociation autour d'une zone - désormais sous contrôle syro-russo-iranien- qui interdirait de facto à la Turquie et à ses «rebelles» une avancée vers l'Euphrate et réduirait ses prétentions territoriales et politiques, tout en permettant aux Kurdes (s'ils acceptaient de jouer leur rôle qu'on leur assigne), de réaliser leur objectif principal: relier leurs cantons d'Afrin et de Kobane voire de se rapprocher de leurs frères irakiens de la région de Sinjar. Il est pour l'heure évidemment très hasardeux de jauger la réalité et la solidité de cette convergence tactique entre Moscou et Washington avec les Kurdes comme «enjeux-otages», mais on ne peut que constater qu'elle ne fait pas l'affaire d'Ankara…

Pour en revenir à la relation turco-européenne, l'heure est à la décision. La France, pour s'être trop longtemps fourvoyée dans des postures et des positions dogmatiques et inefficaces qui l'ont presque totalement «sortie du jeu» syro-irakien, n'est malheureusement plus audible sur le dossier syrien comme, d'une manière générale d'ailleurs, au Moyen-Orient. C'est très grave et notre prochain Président devra s'atteler sans attendre à la refondation d'une politique étrangère digne de ce nom et propre à faire de nouveau entendre et compter notre voix sur la scène du monde. Elle reste cependant une puissance européenne majeure. Un sursaut de lucidité et de pragmatisme devrait conduire Paris à apporter un soutien sans équivoque à notre allié allemand face aux vociférations infâmantes du président Erdogan. Au-delà, il est grand temps pour l'ensemble des Européens de refuser l'intimidation et le chantage turcs et d'exprimer unanimement leur solidarité avec Berlin en décidant de clore immédiatement et définitivement ce processus d'adhésion devenu inenvisageable même à très long terme. Consentir à poursuivre ce dialogue qui n'est qu'un marché de dupes, trahit notre faiblesse politique et culturelle, et démontre dramatiquement combien les dirigeants européens sont à contretemps du nouveau monde et de ses enjeux civilisationnels et identitaires, qu'il ne s'agit plus de nier mais de structurer au profit de la coexistence pragmatique et respectueuse de nations raffermies.

Caroline GALACTEROS *
Adressé par Jean-Claude Tourneur


 

* Docteur en Science politique et colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros dirige le cabinet d'intelligence stratégique «Planeting». Auteur du blog Bouger Les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie et société (Nuvis, 2014).
Caroline Galacteros est administratrice de l’ASAF

Source : Figarovox