LIBRE OPINION de Jean GUISNEL : Quand l'armée s'interroge sur la "violence totale".

Posté le jeudi 21 janvier 2016
LIBRE OPINION de Jean GUISNEL :  Quand l'armée s'interroge sur la "violence totale".

Aux massacres terroristes l'État riposte avec ses armées. Mais comment la force et la violence se distinguent-elles ? Réflexions utiles pour temps barbares.

Qu'est-ce qui distingue nos soldats de ceux qu'ils combattent ? s'interroge la revue théorique de l’armée de terre, Inflexions

Sous le titre « Violence totale », l'excellente revue théorique de l'armée de terre, Inflexions, propose dans sa dernière livraison une « galerie de tableaux des pires horreurs ». Le sujet autour duquel tourne ce dossier, présenté par le directeur de la revue, le colonel Hervé Pierre, n'est autre que l'opposition entre deux manifestations dont les hommes sont coutumiers : d'une part, la violence, cet étalon de « l'incommensurable inhumanité dont l'humanité est capable », et, d'autre part, la force » maîtrisée, « dès lors que l'on se réfère aux valeurs cardinales que sont l'universalité de l'homme et le prix attaché à la personne, sa dignité, son intégrité et sa vie ».

En d'autres termes, et pour schématiser à outrance, les terroristes seraient violents, quand les armées des États modernes – notamment celles de la France – maîtriseraient leur force. Dans la réalité, c'est un peu plus compliqué que cela, mais c'est le propos de ce dossier. Notons que ce numéro avait été bouclé avant les massacres du 13 novembre.

Dizaines d'homicides

Dans une contribution synthétique et en ne se cachant pas derrière le manche de son hélicoptère de combat, le commandant Brice Erbland évoque « le processus homicide » qu'il a connu, en se livrant à une « analyse empirique de l'acte de tuer ». Depuis sa machine de guerre, il s'est trouvé, écrit-il, « amené à commettre plusieurs dizaines d'homicides », et veut engager une réflexion sur les conséquences de ses actes pour le combattant (survivant).

Il distingue quatre écueils auxquels le soldat ne doit en aucun cas céder. Le premier est la vengeance. Au risque de « voir des ennemis partout [...], animé par la loi du talion, le soldat va chercher à tuer à tout prix pour apaiser sa souffrance, pour renforcer l'image de force de son unité ébranlée par une perte ». Deuxième danger : l'« addiction à la destruction ». Erbland ne se voile pas la face. Au cours d'une pause durant la guerre en Libye, il s'est rendu compte en discutant avec un camarade que « le simple acte d'appuyer sur la détente et de voir un véhicule exploser [leur] manquait ».

« Effet Lucifer »

Le troisième avertissement de cet officier porte sur les conséquences de ce qu'on appelle parfois la guerre « à distance », qui ne concerne pas seulement les pilotes de drones, mais également les combattants pilotant sur le terrain des engins hypermodernes : « La complexité du système d'armes et la vision indirecte (au travers d'un écran) du champ de bataille peuvent engendrer un phénomène de distanciation par rapport à la réalité, qui veut que le tireur ne considère plus vraiment sa cible comme un être humain. »

Enfin, souligne l'auteur, le soldat qui s'apprête à mettre à mort un ennemi « doit se détacher du fort contexte hiérarchique de notre institution pour analyser le bien-fondé de son acte ». Dans le cas contraire, il risquerait le dérapage : « Sous couvert de soumission à l'autorité peut s'opérer un décrochage moral, qui mène à la réalisation d'actes cruels et immoraux. » C'est l'« effet Lucifer », que le médecin Patrick Clervoy définit dans la même livraison comme « l'incapacité pour un homme à percevoir sur le moment la cruauté et le malheur qu'il produit. Il y a un lien entre cette incapacité à percevoir la cruauté dans son groupe et l'indignation qu'il éprouve lorsqu'il la constate chez son ennemi. »

Les racines de la violence

Le soldat peut être conduit à tuer. À frapper, au nom de la démocratie et en respectant les ordres reçus, à condition, bien sûr, qu'ils soient légaux. Mais pas n'importe comment, rappelle le chef d'état-major des armées, le général Pierre de Villiers, sous le titre « Force et violence » : « Le soldat doit porter les armes sans perdre son âme. Il ne doit pas tomber dans la violence à vouloir la combattre. Succomber au mimétisme du comportement, c'est faire le jeu des terroristes. » Il oppose « la violence qui sait choisir son moment pour frapper » à la « force, qui a besoin de temps pour produire ses effets ».

Le premier des militaires français rappelle aussi une évidence : l'utilisation de la force armée n'est pas une fin en soi. Elle s'inscrit dans un contexte qui fait aussi appel à d'autres moyens pour renverser le cours de l'histoire en marche : « La force militaire n'agit pas sur les racines de la violence lorsque celles-ci s'ancrent dans des problèmes d'identité, de culture ou d'éducation. Utilisée seule, uniquement répressive, elle peut même la nourrir. En réalité, la force militaire s'inscrit dans un environnement plus vaste que le seul champ de la violence guerrière. Elle doit composer avec des réalités culturelles, sociales, économiques, politiques. Seule une approche globale – c'est-à-dire une approche politique, au sens premier du terme –, qui intègre tous ces paramètres, et dont la force militaire est une des composantes, peut espérer venir à bout de la violence. »

Dans le contexte actuel, notamment celui de la préparation d'une nouvelle guerre, contre Daech en Libye cette fois, ces réflexions sont bienvenues. Elles sont certes destinées au grand public, mais ne nous y trompons pas : c'est avant tout au chef des armées, le président de la République François Hollande, qu'elles s'adressent !

 

Jean GUISNEL

Source : Le Point