LIBRE OPINION du colonel Michel Goya: Au cœur des ténèbres

Posté le lundi 05 janvier 2015
LIBRE OPINION du colonel Michel Goya: Au cœur des ténèbres

 par Michel Goya - 1/03/2015.

Quel est le combat le plus violent mené par des forces occidentales durant l’année 2014 ? Il s’agit certainement de l’affrontement survenu les 4 et 5 août entre les soldats français du Groupement tactique De Boissieu et des combattants de l’ex-Seleka à Batanfago au nord-ouest de la Centrafrique. Deux soldats français et un soldat congolais de la MISCA y ont été blessés alors que les bandes de la Seleka ont été détruites avec, selon les sources, de 37 à 70 tués et un nombre inconnu de blessés. Le fait est que, hormis quelques images passées en boucle sur les chaînes d’information pendant une journée, ces événements n’ont guère été mis en avant par le gouvernement comme si cette victoire et celle de Boguila le 5 mai face aux mêmes ex-Seleka ou de Grimari en avril, face à une bande anti-balaka cette fois, étaient honteuses.

Il est vrai que l’opération Sangaris ne s’est pas vraiment passée comme prévue. Il n’existe que deux moyens d’user de la force légitime : la guerre et la police. Dans le premier cas, on affronte, un ennemi politique ; dans le deuxième cas, on s’oppose éventuellement à ceux qui contreviennent à la loi et l’ordre.

En Centrafrique, contrairement au Mali, on a refusé de désigner un ennemi. On s’est donc lancé dans une opération de police internationale mais sans l’avouer (le cabinet du ministre de la défense m’a téléphoné pour me dire que ce n’était pas bien du tout de le dire) et surtout sans se donner les moyens de réussir. Une mission de sécurisation impose une présence humaine suffisante pour pouvoir s’imposer à tout le monde partout et en en même temps et bien entendu cette masse critique doit être d’autant plus importante que la situation est grave.

Par sous-estimation de l’ampleur des bandes armées (certains ont parlé de « promenade » en préparant l’opération) et en pariant à la fois sur la « sidération » des factions à l’arrivée des soldats français puis sur le secours rapide des Alliés, on a cru que l’engagement d’une poignée d’hommes, pour six mois suffirait (et 1 600 hommes au cœur d’une ville de plus d’un million d’hommes et sans parler de l’ensemble du pays, c’est une poignée). En réalité, c’est nous qui avons été surpris, par l’ampleur de la haine accumulée, par la force du mouvement anti-balaka, par l’état du pays qui nécessitait d’aller bien au-delà de la seule sécurisation, par le peu d’empressement des Européens à nous aider, par la lenteur enfin de la communauté internationale à nous relever. Il a donc été évident très vite que cette opération avait été mal engagée mais plutôt que de l’avouer, on a préféré fustiger les « pseudo-experts auto-proclamées » et les « généraux de Pais », puis, de plus en plus, jouer la discrétion.

Nous avons donc laissé notre poignée de soldats, à peine et discrètement renforcés de 400 hommes, dans une situation impossible au cœur des ténèbres, en proie aux spectacles de l’horreur, aux mouvements plus ou moins rationnels des foules, aux accusations d’aider les uns lorsqu’on désarmait les autres, à l’impuissance devant les faits de délinquance (que faire des délinquants lorsqu’il n’y a plus de justice ou de police locale), à la menace permanente d’agressions aussi diverses que toujours soudaines. C’est ainsi donc que l’on a refusé aussi de communiquer vraiment sur les combats, pourtant victorieux, ajoutant en plus le manque de reconnaissance.

L’opération Sangaris est ainsi devenue peut-être la plus difficile que les forces armées françaises aient eu à conduire depuis vingt ans. Si peu de soldats ont été tués au regard des dangers encourus, le nombre de blessés et notamment de troubles psychologiques (un homme sur six pour les deux premiers mandats pour un pour douze au retour d’Afghanistan) est particulièrement élevé. Beaucoup avouent avoir connu là leur expérience la plus épuisante. Bien au-delà des six mois initiaux évoqués, la force Sangaris et les contingents de la MINUSCA, sans parler par décence de la mission européenne (un millier d’hommes péniblement déployés après des mois de tactations sur les 1,7 millions que comptent les armés de l’UE), sont parvenus à détruire 2 000 armes et à assurer dans la plupart des villes de l’ouest centrafricain, résultat remarquable au regard des effectifs engagés et qui sont à mettre à l’honneur de nos soldats mais qui auraient pu être atteint beaucoup plus vite et avec moins de souffrances avec un engagement initial de 10 000 hommes. Sangaris reste en l’état une opération de Sisyphe tant qu’une force nationale et/ou internationale suffisante n'est pas en mesure d’assurer la sécurisation minimale du pays, ce qui est encore loin d’être le cas.

Preuve est ainsi faite que, par habitude, structure et surtout par effectifs insuffisantes, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention « coup de poing », forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, en refusant de désigner un ennemi, comme lors des opérations Turquoise au Rwanda, Licorne en Côte d’Ivoire et désormais en Centrafrique, on se condamne à l’enlisement. Il faut soit l’assumer politiquement, soit en tirer des conséquences en infléchissant les évolutions en cours de nos forces. Nous ne pouvons déjà plus apparemment mener seuls des opérations de stabilisation et même les opérations de guerre tentent à se réduire à une simple collection de frappes sans possibilité de contrôler véritablement un espace important quelconque.

Au minimum, n’oublions pas les soldats que nous enlisons.

 Michel Goya

 

Source : La Voie de l'Epée