LIBRE OPINION du Général (2s) Bernard MESSANA : Conte de Noël.

Posté le mardi 22 décembre 2015
LIBRE OPINION du Général (2s) Bernard MESSANA  : Conte de Noël.

En cette fin d’année 2015, le général Messana nous offre un magnifique conte de Noël qu’il émaille de clins d’œil à tous ceux qui ont vécu et vivent de telles situations qui soulignent le caractère profondément humain du métier militaire.

 

Finis les rêves d’avancement et de promotion, peut-être, mais bienvenue à toi, Liberté ! 

 

Le centurion Septimus jure. Assis sur sa peau de mouton, tunique retroussée, jambes croisées, il essaie d’extraire l’épine qui s’est fichée dans la corne pourtant épaisse de son pied droit. Le piquant a traversé la semelle de sa sandale avant de se ficher profondément dans sa chair. Et Septimus jure contre la déplorable qualité des sandales que ce maudit Commissariat, peuplé de technocrates replets et rapaces, soi-disant défenseur du bien-être du légionnaire, lui fournit désormais. «  Tout se dégrade », maugrée-t-il, «  l’habillement, l’armement, la solde ! Pendant que ces gros lards prétentieux de la Rome d’en Haut festoient, nous les obscurs qui défendons la Cité contre les Barbares, nous sommes oubliés, négligés, méprisés. Que l’on prenne garde à la colère des Légions ! »

 

En prononçant ces derniers mots, un sourire un peu narquois déride le visage du soldat. Les Légions, voilà longtemps qu’il les a quittées, volontairement. Fatigué des marches et contremarches, ordres et contre-ordres, combats douteux à arrière-goût amer, lassé d’obéir aveuglément sans comprendre, par habitude, à des roitelets arrogants, ou par amitié, quelques rares fois, à des chefs respectés, et enfin navré de voir ses conquêtes tomber aux mains de proconsuls véreux, il a demandé à servir dans les territoires du Sud, au désert. On le lui a aussitôt accordé. Pensez donc ! C’était là l’affectation par tous redoutée et honnie, faite de solitude au milieu de supplétifs à la fidélité relative, d’austérité de vie, avec la certitude, loin de Rome, d’être oublié. «  Finis les rêves d’avancement et de promotion, peut-être », murmure-t-il, « mais bienvenue à toi, Liberté ! »

 

 

Le bambin les fixe en souriant paisiblement, et son regard, d’un bleu saphir, a quelque chose de fascinant

 

Et libre il l’est ! Autour de lui rien, sinon le désert du Sinaï, où, seul Romain en exercice, il règne sur des nomades insaisissables et fuyants, vagabonde de pâturage en pâturage pour contrôler des campements fugitifs, apprend avec passion à lire et interpréter les traces, et se perd toutes les nuits dans la contemplation d’un ciel où tournent des étoiles désormais familières. Enfin pas toutes…Car il y a parfois des apparitions étranges. Tiens, par exemple, il y a peu de temps, une grosse étoile dorée et chevelue a semblé virevolter au Nord, puis s’immobiliser soudain pendant un temps, descendre sur l’horizon comme si elle souhaitait indiquer quelque chose, puis remonter au firmament, s’enflammer et mourir dans une gerbe de pétales rouge sang. «  Funeste présage ! », avait murmuré Anouar, son adjoint palestinien, sans préciser pourquoi, mais Septimus avait ressenti lui aussi une sorte d’angoisse confuse.

 

Un brouhaha, des cris, des rires tirent Septimus de ses réflexions. Un Anouar hilare vient vers lui. Il précède un groupe de supplétifs gesticulant autour d’un homme à pied. Celui-ci remorque un âne lourdement chargé d’on ne sait quoi. Anouar s’accroupit devant Septimus et entame la longue litanie des salutations traditionnelles auxquelles le centurion se prête paisiblement. Montrer une impatience particulière serait manquer à la dignité. Enfin vient le moment de la question : « Quelles nouvelles, Anouar ? », et la réponse joyeuse, «  On a attrapé un Juif ! ». Septimus rit : «  Le passage de Juifs de Palestine en Egypte est chose courante, Anouar. Qu’a donc ce Juif de si particulier ? ». «  Regarde Septimus…» et, ménageant ses effets, Anouar ouvre lentement un sac, en extrait trois objets soigneusement enveloppés qu’il découvre et aligne devant le centurion : deux coffrets de bois finement travaillés et incrustés de pierres fines, et une bourse rebondie. Il ouvre le premier coffret et un puissant parfum d’encens s’exhale des grains sombres et résineux qu’il contient. Il ouvre le deuxième coffret et l’entêtante fragrance de la myrrhe vient se mêler à l’odeur de l’encens. Il renverse la bourse, et une pluie de pièces d’or ruisselle sur la peau de mouton qui sert de siège au centurion. Septimus siffle entre ses dents : «  Joli magot ! Tu as capturé un banquier ? ». « Non Septimus, et c’est ce qui ne va pas. L’homme qui transporte cela a tout l’air d’un pauvre. »

 

Poussé par les soldats, l’homme est venu à son tour s’accroupir devant Septimus. La gandourah qui l’enveloppe est bien celle d’un pauvre. Mais l’allure est fière et le regard droit. Septimus et Anouar alternent les questions auxquelles l’homme, qui dit s’appeler Joseph, répond sans crainte, posément. Il vient de la région de Bethléem où sa femme, Marie, vient de mettre au monde leur premier enfant, Jésus. Ils se rendent maintenant en Egypte, au-delà des sources de Moïse, où l’attend un chantier de construction. Il est en effet charpentier. « Montre tes mains »  demande Septimus. Les mains de Joseph sont calleuses, marquées de cicatrices. «  Ce ne sont pas les mains d’un voleur », pense-t-il. Alors cet or, cet encens, cette myrrhe ? Embarrassé un instant, mais souriant, Joseph explique que c’est là un cadeau de trois généreux personnages qui passaient par Bethléem après la naissance de Jésus, et que l’aspect du nouveau-né avait manifestement émerveillé. Pourquoi donc ? Émulation dans la générosité pour ces trois personnages fastueux et richissimes, mages connus répandant alentour remèdes et prédictions ? Peut-être aussi, avoue Joseph, une surexcitation d’après banquet, - nos mages étaient quelque peu éméchés-, jointe à la présence dans le ciel d’une impressionnante étoile à crinière. «  Tout était merveille pour nos mages ce soir-là, et la beauté de mon fils Jésus m’a valu tous ces présents » conclut Joseph.

 

« Montre-moi ton fils » demande Septimus en se levant. Joseph le précède vers le petit groupe resté à l’ombre d’un épineux. L’âne, une bête superbe au poitrail imposant a été déchargé des bagages légers qu’il portait sur sa croupe, et des outres à eau qui pendaient sur ses flancs. Son pelage est clair, marqué sur l’échine d’une grande croix sombre. «  Cicatrice de blessure ? », demande Septimus. «  Non, marques naturelles inusitées », répond Anouar qui est allé examiner l’animal. La femme est assise un peu à l’écart. Enveloppée dans un voile sombre, on ne voit d’elle que ses yeux. «  Marie, montre-nous Jésus », demande Joseph. Marie écarte le voile, découvrant son visage à l’ovale parfait, et le nouveau-né blotti sur ses genoux. «  Superbe ! » s’exclament ensemble Septimus et Anouar. Le bambin ne dort pas. Il les fixe en souriant paisiblement, et son regard, d’un bleu saphir, a quelque chose de fascinant. Septimus regarde les yeux noirs de Marie, l’œil de jais de Joseph, et s’étonne… «  Le grand-père de Marie avait le même regard que notre Jésus », dit Joseph. « Ouais, ouais… » grommelle Septimus en retournant vers sa peau de mouton.

 

 

C’est Caïus, dit  « la voix de son Maître », officier d’état-major arrogant 

 

Les voilà à nouveau assis. «  Je crois en ta bonne foi, Joseph », dit Septimus. «  Mais tu connais la règle. Nos supplétifs ont le droit de prélever, sur les voyageurs argentés, la dîme qui convient. Alors Anouar va choisir. » Et Anouar a déjà choisi. «  Joseph sait bien les règles qui régissent les rapports du Juif et du Palestinien. Le premier fait du commerce et gagne de l’argent, le second lui assure une protection armée, et prélève le coût de son service. Je laisserai donc à Joseph l’encens et la myrrhe qu’il saura monnayer en Egypte, et sur le prix desquels je récupérerai mon dû à son retour. Dans l’immédiat, je prendrai l’or, mais pas tout, la moitié seulement. Je ne saurais en effet me montrer moins généreux que ces mages paillards que j’ai parfaitement reconnus, - ce sont Melchior, Balthazar et Gaspard-, et qui sont en fait mes lointains cousins. Voilà, Joseph, ce sera là mon cadeau à ton petit Jésus ». Et Anouar divise en deux le tas d’or. Joseph prend sa part, remercie une fois, deux fois, trois… «  C’est bien comme cela, Joseph. Va ton chemin. »

 

Joseph, Marie, Jésus et l’âne sont partis depuis longtemps, et la journée touche à sa fin. « Une patrouille amie arrive du Nord ! » prévient un guetteur, « et il y a un Romain avec elle ».       « Comment le vois-tu ? ». «  Il ne sait pas monter à chameau ! » s’esclaffe le guetteur. Septimus a le temps de revêtir sa tunique de cérémonie. Anouar et une vingtaine de guerriers en armes s’alignent derrière lui. La petite troupe a fait baraquer ses chameaux et son chef, un Romain replet qui frotte ses reins endoloris s’avance à pas comptés. Septimus le reconnaît. C’est Caïus, dit «  la voix de son Maître », officier d’état-major arrogant, courtisan comme il y en a tant dans l’ombre des Grands, qui doit servir comme conseiller technique d’Hérode, à Jérusalem. Ils se saluent cérémonieusement, comme c’est la règle, et Septimus, suivi d’Anouar, entraîne Caïus vers son tapis de réception sur lequel attendent coupes d’eau fraîche et de lait de chamelle, dattes sèches, lanières de gazelle séchées.

 

 

Tu n’es qu’un bras armé d’un glaive, Septimus, et n’es pas chargé de penser

 

 « Quelle nouvelle pressante m’apportes-tu si tard, Caïus ? ». « Des évènements graves, Septimus, ont conduit Hérode à des décisions terribles que je suis chargé de te transmettre. Voilà : des agitateurs font courir le bruit de la naissance récente d’un Messie, en qui les Juifs voient leur roi, rival inévitable d’Hérode et de ses descendants. Les astrologues ne démentent pas, et s’appuient pour cela sur l’apparition de phénomènes célestes étranges que tu as peut-être observés. Alors, n’ayant pas réussi à localiser l’enfant et à s’en emparer, et pour sauvegarder la paix future du royaume, Hérode a décidé de faire exécuter tous les nouveaux-nés. Le Messie sera certainement parmi eux. Tout cela est en cours autour de Jérusalem, Bethléem, Béthanie, mais au cas où certains auraient échappé à la liquidation et s’enfuiraient vers l’Egypte, tu es chargé de les intercepter et de les immoler. »

 

Septimus reste un instant muet. Puis, la voix déformée par la colère, il articule : «  Moi, Romain, j’amène ici ma paix et ma civilisation et Hérode, ce roitelet barbare, m’ordonnerait de massacrer des innocents ! Tu dérailles, Caïus ! ».

« Je comprends ton sentiment, Septimus, mais Hérode a notre confiance et notre soutien. Et puis tu es soldat, et sommé d’obéir. Les quelques gouttes de sang que tu risques de faire couler nous épargneront demain guerres et massacres ô combien plus sanglants. De toute façon, j’ai, en ce qui me concerne, fait mon travail. Tu n’es qu’un bras armé d’un glaive, Septimus, et n’es pas chargé de penser. Les bras pensants, nous savons les trancher. Salut ! Au fait, pour l’information d’Hérode, ni toi ni Anouar n’avez vu passer de fugitifs avec des nouveaux-nés ? ».

« Non », dit Septimus. « Rien à signaler » renchérit Anouar, et Septimus le remercie du regard.

 

Caïus est parti et le silence s’est installé. «  Si tu as des regrets, Septimus, et si désobéir te coûte plus que de tuer l’enfant, je peux facilement rattraper Joseph, Marie et Jésus avant qu’ils ne soient en Egypte… » murmure Anouar. « En as-tu envie, Anouar ? », répond Septimus. «  Pas le moins du monde, sourit Anouar. Le Juif est mon cousin, et c’est aussi mon coffre-fort. Pourquoi le détruirais-je ? Nous sommes faits pour vivre ensemble. »

 

La nuit est maintenant tombée. Une hyène ricane dans le lointain, une autre lui répond, et le désert se fait ricanement.

 

                                                                                      

Général (2s) Bernard MESSANA

 

Source : Général (2s) Bernard MESSANA