LIBRE OPINION du général Vincent Desportes : Penser la surprise stratégique

Posté le lundi 10 novembre 2014
LIBRE OPINION du général Vincent Desportes : Penser la surprise stratégique

 

La notion de "surprise stratégique" (un évènement imprévu aux conséquences majeures au niveau international) - et plus généralement celle de "surprise" - s’impose au stratège comme un phénomène incontournable, pourtant trop souvent méprisé.
C’est que la réalité de l’histoire s’oppose à la rationalité naturelle de l’homme. La première n’est forgée que de ruptures : finalement déterminée par un petit nombre d’événements extrêmes, elle ne progresse pas de manière linéaire, mais de manière chaotique, de ruptures imprévues en ruptures imprévues. Le second raisonne naturellement dans un esprit de continuité structuré par l’idée (fausse) de progrès permanent. Le problème est là : notre cécité face au hasard, notre difficulté à appréhender les surprises qui marquent inéluctablement et de plus en plus souvent la progression du temps proviennent de notre incapacité à penser la discontinuité du monde. Nous privilégions les constructions mentales claires et rationnelles et nous écartons les éventualités plus désordonnées. Nos cerveaux, nos intuitions ne sont pas naturellement aptes à penser les "non-linéarités".
Comprendre la "surprise stratégique", c’est accepter le fait que rien, jamais rien, ne permettra de les éviter. Il convient certes de chercher à en réduire l’occurrence, mais bien davantage encore de prendre en compte leur caractère inexorable et d’adopter une posture intellectuelle adaptée à cette incontournable réalité.

L’histoire se construit de ruptures
Point n’est besoin de remonter au déluge (belle "surprise stratégique" cependant !) pour percevoir que les accidents de l’histoire sont l’histoire elle-même. Le futur se déduit difficilement du passé. Au cours du XXème siècle, d’août 1914 à septembre 2001, les "accidents" vont se succéder, à la surprise de tous, et conduire chaque fois à des reconfigurations profondes du monde et des relations internationales. Les acteurs y survivront ou disparaîtront, en fonction de leurs capacités à "encaisser" ces accidents. La France résiliente de 1914 ne lâchera pas après les désastres d’août, celle de 1940 s’effondrera hélas définitivement de son incapacité matérielle et morale à reprendre son souffle après le formidable uppercut allemand du mois de mai. Les Etats-Unis se sont remis de Pearl Harbor (1941), ont tenu ferme lors de la crise des missiles de Cuba (1962), ne se sont pas effondré de l’attaque des Twin Towers (2011) ; leur capacité de résilience et leur "épaisseur stratégique" leur ont permis de "tenir", puis de réagir. La Russie progressivement décomposée de la révolution bolchevique n’a pas résisté pas aux pressions militaires allemandes de 1917, quand celle de Staline s’est remise de la surprise stratégique de l’opération Barbarossa et que celle de Eltsine a disparu de l’effondrement du mur. Les ruptures stratégiques sont le pain quotidien de l’histoire, leurs conséquences tiennent à la constitution des acteurs.
 
Des surprises de plus en plus fréquentes
L’histoire n’est pas linéaire, mais elle s’accélère, au rythme de l’exponentielle des découvertes scientifiques. Parallèlement, les "surprises stratégiques" se succèdent à un rythme de plus en plus rapide tandis que la gamme de leur nature s’élargit. L’interconnexion du monde accroit en outre le caractère mondial des "surprises". Hier, l’éruption d’un volcan islandais passait inaperçu ; aujourd’hui (Eyjafjöll, 2010), clouant les avions au sol, elle "surprend" une grande partie de l’hémisphère nord. Hier, l’effondrement d’une banque ne ruinait que quelques entrepreneurs locaux ; aujourd’hui, celui de Lehman Brothers (2008) déclenche une crise financière mondiale. Peu importait au fond, hier, les coups d’Etat africains ; aujourd’hui, par le biais du terrorisme international, toute crise a des conséquences potentielles graves pour la France et impose des réactions, souvent militaires.

Des "surprises stratégiques" rarement fatales … si l’on y est préparé
L’effondrement français de 1940 constitue en fait une exception : les conséquences d’une surprise stratégique peuvent être importantes, elles sont rarement décisives.
La surprise stratégique n’est jamais une garantie absolue du succès : les Japonais perdent la guerre malgré Pearl Harbour et le IIIème Reich recule face aux Russes malgré Barbarossa. L’adversaire "surpris" est neutralisé, mais le plus souvent de manière temporaire. Si l’effet de surprise constitue un atout indéniable en "sidérant" l’Autre qui se trouve momentanément dans l’incapacité de réagir de manière adaptée, le procédé ne modifie que temporairement l’équilibre des forces entre deux acteurs, aboutissant rarement à une paralysie complète et durable de l’adversaire.
L’idée de surprise stratégique impose donc les deux notions de "résilience" et de "capacité d’adaptation". Le coup physique et psychologique porté par la surprise stratégique sera mortel si, et seulement si, l’acteur n’est pas doté des capacités suffisantes d’encaisse et de réaction. Réapparaît ici le concept "d’épaisseur stratégique" et ce qu’elle confère de capacité à survivre et à reprendre l’ascendant. En aval, se réaffirme l’importance de la notion de "réserve stratégique" - aux dimensions multiples – élément essentiel de réponse à la surprise stratégique.

L’illusion de la connaissance
L’illusion la plus grave consiste à penser que l’on pourra anticiper les "surprises stratégiques", donc les éviter, sinon y parer. C’est une erreur. La surprise est consubstantielle au domaine conflictuel. La première des exigences intellectuelles est d’admettre qu’elle surviendra, tôt ou tard, malgré la pertinence et l’efficacité des dispositions prises pour s’en protéger. C’est d’autant plus vrai qu’il y a loin de l’information à la connaissance, et loin de cette dernière à la compréhension. S’y rajoute que, s’il est possible de connaître les capacités, il est infiniment plus difficile de comprendre les intentions. Les attentats du 11 septembre 2001 doivent en rester l’indéfectible preuve : on le sait, les services américains de renseignement disposaient de tous les indices nécessaires. Toutes les informations étaient disponibles : les signaux existaient, mais ils n’ont pas produit l’alerte utile.
Nous sommes là devant la limite de l’imagination collective : il est  très difficile de se placer dans une posture intellectuelle capable de "penser l’impensable". C’est Pearl Harbor, c’est le 11/9, c’est aussi Sedan 1940 : lorsque l’on montre au commandant en chef, le général Gamelin, les photographies aériennes des colonnes de chars allemands traversant les Ardennes en direction de la Meuse, il refuse l’évidence : la vérité du haut commandement, c’est l’attaque par le Nord. Nous sommes tous menacés par ces "impossibles" que nous ne pouvons pas voir et d’où surgiront les surprises stratégiques. Cela impose la pensée et l’expression critique, la diversité : l’absence de confrontation intellectuelle, la culture unique, conduisent directement aux désastres stratégiques.
 
L’insuffisance de la prospective
Pour faire face à cette menace permanente de la "surprise stratégique", la prospective, la préparation de l’avenir, sont des dimensions essentielles de la réflexion de défense, mais elles se heurtent à une grande difficulté : la relation conflictuelle est une relation dialectique qui exclut par nature la continuité. En termes de stratégie et d’opérations, le principe central de "contournement" fait que les prophéties ne sont pas créatrices, mais bien autodestructrices. Le fait même d’avoir imaginé un type d’action fait qu’elle ne se réalisera pas. Cela explique en partie pourquoi, dans 80% des cas, les équipements militaires ne sont pas utilisés pour les fonctions qui ont présidé à leur conception et qu’il faut les adapter en permanence. A la prospective utile mais insuffisante, il faut donc rajouter la réflexion sur ce qui, bien qu’apparemment improbable, serait le plus dangereux, ce que les Américains appellent les "wild cards" : c’est le "destroy your own business" d’un ancien président de General Electric.

S’y attendre et s’y préparer
Notre prochaine surprise stratégique est déjà en gestation. Les premières réponses sont celles du renseignement et de l’alerte précoce, pourtant bien insuffisantes on le sait. La deuxième est celle de la réduction des risques et de la prévention : elle suppose des moyens – dont ceux de la dissuasion conventionnelle – dont nous nous départissons allégrement sous des logiques dangereuses d’économies de trésorerie. La troisième démarche consiste à atténuer les effets, c’est-à-dire à consolider la résilience des organisations (pouvoirs publics, populations, forces armées …) et leur capacité d’adaptation. Il faut pouvoir "encaisser" la surprise, puis réagir de manière idoine avec des moyens qui, le plus souvent, n’auront pourtant pas été conçus pour les réactions nécessaires.
 
Il faut ici, tout particulièrement, prendre en compte l’inertie à sens unique des systèmes de défense ; leur dégradation est rapide, mais leur remontée en puissance est toujours longue. A cet égard, l’évolution des armées européennes (et françaises en particulier) semble de plus en plus déconnectée de la réalité du monde. Elles se sont transformées en des "kits expéditionnaires" conçus pour des engagements brefs dans des "guerres de choix" alors que, sauf exception, les interventions reflètent généralement une réalité qui s’impose brutalement aux décideurs politiques.
La résilience de la nation s’en affaiblit d’autant. C’est une illusion de penser que la connaissance et l’anticipation, à elles seules, suffiront à parer à toute surprise : il faut préserver les capacités qui permettront d’encaisser la prochaine surprise stratégique puis de réagir.
 
La sagesse est de savoir que le monde est ce qu’il est, non celui que nous rêvons : l’impossible d’aujourd’hui est le probable de demain.

Source : Vincent DESPORTES Officier général (2S)