LIBRE OPINION : Le jeu trouble d'Erdogan

Posté le samedi 24 octobre 2015
LIBRE OPINION : Le jeu trouble d'Erdogan

Après avoir laissé les vannes migratoires grandes ouvertes durant tout l’été, le revirement du président turc pourrait n’être que de façade

La Turquie joue un rôle clé dans la régulation des flux des migrants qui submergent aujourd’hui l’Europe occidentale. Alors que plusieurs centaines de milliers de réfugiés et autres candidats à l’exil ont déjà franchi la Méditerranée, plus de 2 millions de personnes, majoritairement syriennes, patientent dans des camps en Turquie. Pour les maintenir sur place, voire les aider à retourner chez elles si la situation le permet, l’Europe a décidé d’aider Ankara en mettant la main à la poche. Ce sont quelque 3 milliards d’euros qui vont ainsi lui être octroyés, sous réserve bien sûr qu’elle garde la frontière, laissée jusque-là ouverte face à la Grèce, sur la mer Égée.

Après avoir laissé les vannes migratoires couler pleinement durant tout l’été, le revirement de Recep Tayyip Erdogan pourrait n’être que de façade, le temps d’obtenir quelques concessions de la part de Berlin et de Bruxelles – comme par exemple sur la suppression des visas et, bien sûr, un soutien financier accru à un moment où le pays connaît de graves difficultés économiques.

Les règles du double jeu

Il faut dire en effet que le président turc nous a habitués au double langage. Lorsque durant l’été 2014, sous l’impulsion des États-Unis, une coalition regroupant plus d’une vingtaine d’États occidentaux et moyen-orientaux se forme afin de combattre l’État islamique et le Front al-Nosra en Irak et en Syrie, la Turquie fait bande à part. Si elle condamne officiellement Daech, Ankara laisse toutefois son territoire se constituer en base arrière des mouvements islamistes : apprentis terroristes et armes à destination des mouvements les plus radicaux et anti-occidentaux y transitent avant de rejoindre les zones de combat, tandis que les commandants islamistes viennent s’y reposer ou s’y faire soigner. Sans parler des cargaisons de pétrole syrien et irakien qui y transitent avant d’être vendues, alimentant les caisses de l’État islamique.

Pour Ankara, la chute du régime syrien de Bachar el-Assad reste une priorité centrale et justifie pleinement toutes les compromissions, y compris avec les islamistes de Daech. “La fragilité apparente d’une Turquie touchée à son tour par les islamistes (si ce sont bien eux les responsables de l’attentat…) rend plus conciliante une Europe jusqu’alors en froid avec Ankara”.
Lors de la bataille dite de Kobané, du nom de cette petite ville syrienne frontalière encerclée par les forces de Daech, Ankara joue là encore contre les intérêts de la coalition en refusant tout soutien aux forces pro-occidentales qui y sont assiégées au motif cette fois-ci qu’elles sont kurdes.
Quelques mois plus tard, en juillet 2015, Ankara n’hésite pas à mettre fin à deux ans de trêve avec le PKK en Turquie et inaugure de fait une nouvelle spirale de violence qui touche durement les populations civiles de l’est du pays.

Certains disent qu’il s’agit là d’une stratégie visant à remobiliser l’électorat islamo-conservateur qui a manqué à Erdogan lors des élections de juin dernier, à l’occasion desquelles l’AKP à perdu sa majorité absolue au parlement. Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que la tension reste forte à l’approche des nouvelles élections, prévues pour tout début novembre. Le double attentat, qui a fait plus d’une centaine de morts dans la capitale turque le 10 octobre dernier, attribué aussitôt à Daech par Ankara et qui a touché un rassemblement de militants de l’opposition démocratique pro-kurde, pourrait affaiblir Erdogan en interne et compromettre son pari de retrouver une majorité absolue.

En revanche, la fragilité apparente d’une Turquie touchée à son tour par les islamistes (si ce sont bien eux les responsables de l’attentat…) rend plus conciliante une Europe jusqu’alors en froid avec Ankara. À tel point qu’Angela Merkel n’a pas hésité la semaine passée à déclarer que la perspective d’une adhésion à l’UE allait “être quelque peu ranimée”… Voilà qui va satisfaire Erdogan sans qu’il soit réellement tenu à remplir ses exigences en matière migratoire.

 

Pascal LOROT 

Source : Le nouvel Economiste