LIBRE OPINION : Les implications méconnues de l'informatisation croissante des navires militaires.

Posté le samedi 24 octobre 2015
LIBRE OPINION : Les implications méconnues de l'informatisation croissante  des navires militaires.

Ah ce temps de « la splendeur de la marine à voile » et du « charme du temps des équipages », pour reprendre les mots du général de Gaulle… Il est bien loin aujourd’hui avec les nouvelles générations de navires militaires, dont l’informatisation accrue permet de réduire drastiquement le nombre de marins nécessaires à leur mise en œuvre. Ainsi, grâce à une automatisation poussée rendue possible avec les progrès en informatique, un frégate multimissions (FREMM) n’a besoin que d’un équipage de 108 marins contre près de 250 pour un navire de la précédente génération. En août, le vice-amiral d’escadre Philippe Coindreau, qui était il y a encore deux mois le commandant de la Force d’Action Navale (FAN), expliquait dans les colonnes de Mer&Marine que « nous allons connaitre une réduction progressive du volume de marins embarqués d’environ un tiers d’ici 2025. »

Logiques d’effectifs et logique de compétences

En apparence, l’on peut se dire que cela facilite la réduction des effectifs imposés à la Marine nationale par la Loi de programmation militaire (dont l’actualisation, pour rappel, prévoit seulement de ralentir la déflation des postes) afin de réaliser des économies sur la masse salariale. Sauf que, il ne faut jamais se fier aux apparences… « Nous ne pouvons plus raisonner en suivant une logique de nombre », a lancé l’amiral Bernard Rogel, le chef d’état-major de la Marine nationale (CEMM), lors de son audition par les députés de la commission de la défense, à l’occasion de l’examen des crédits alloués aux forces armées. Il faut au contraire mener « une analyse fonctionnelle permanente », a-t-il ajouté.

« Ce qui m’a beaucoup frappé, lors de l’élaboration du Livre blanc, c’est que l’on n’est pas parvenu à faire le lien entre les équipements de demain et les métiers de demain, de sorte que ce qui devait arriver arriva : les déflations se fondent sur des logiques d’effectifs et non sur des logiques de compétences. Or, aujourd’hui, il y a danger, car nous ne pouvons plus raisonner en termes d’effectifs », a ainsi prévenu le CEMM. Et cela tient, justement, à la sophistication accrue des nouveaux navires de guerre, qui, s’ils demandent des équipages réduits, exigent des marins très qualifiés. L’une des conséquences du « passage d’une marine mécanique à une marine informatique » est donc un changement de la structure des équipages.

« Très pyramidale dans l’ancien système, où l’on avait une base peu qualifiée très importante, on évolue à présent vers une structure en sapin, avec une base peu qualifiée très étroite et une proportion beaucoup plus importante de techniciens et techniciens supérieurs, ce qui signifie que l’on ne peut plus compter sur le seul recrutement interne et la promotion par l’escalier social », a prévenu l’amiral Rogel
« De plus en plus, la marine va devenir une armée de microfilières, la gestion de nos ressources humaines n’obéissant plus à une logique d’effectifs mais à une logique de compétences. Les arbitrages qui nous concerneront devront tenir compte de cette logique », a estimé le CEMM.
Aussi, quand il lui est demandé de réduire les effectifs de la Marine, l’amiral Rogel n’a pas de marge de manœuvre. « Nous ne pouvons pas ‘taper’ dans les personnels compétents car nous en avons besoin pour faire tourner les équipements » alors « nous ‘tapons’ sur la base, c’est à dire le pied du sapin, au risque de le faire chavirer », a-t-il dit.

En outre, pour le CEMM, la notion de « taux d’encadrement », qui exige, au nom des économies, de supprimer des postes d’officiers, « n’a plus de sens ». « Je n’ai pas besoin de tant d’officiers pour encadrer tant de marins; j’ai besoin de tant d’officiers mariniers, de tant d’officiers mariniers supérieurs et de tant de matelots pour faire tourner un bateau », a-t-il insisté. En clair, il y a des logiques comptables sur qui la « splendeur de la marine à voile » fait toujours de l’effet…

La nécessité d’infrastructures portuaires adaptées

Outre les questions d’effectifs, l’informatisation des navires a une conséquence sur les infrastructures portuaires qui datent du plan Marshall. « L’arrivée des frégates et des sous-marins de nouvelle génération, très informatisés, a en effet une incidence sur le bilan de puissance électrique demandé aux quais », a fait remarquer l’amiral Rogel. « Les travaux peuvent certes paraître coûteux, mais il faut évidemment rapporter ce coût à la durée de vie des installations – plus de 65 ans pour celles que nous utilisons aujourd’hui », a-t-il précisé. « Il était intelligent de lier la rénovation des infrastructures à l’arrivée des bateaux modernes mais, aujourd’hui, nous ne pouvons plus reculer. Sans elles, nous ne pourrons ni garer ni entretenir nos bateaux », a encore averti le CEMM.

La vulnérabilité accrue face aux cyberattaques

Enfin, un autre point – plus évident – concerne les opérations. Qui dit informatisation dit risque d’attaque informatique. Parmi les « ruptures » que la Marine nationale doit prendre en compte, il y a ainsi la réduction « considérable » de l’avance technologique des forces navales occidentales par rapport à celles des pays émergents, voire à des acteurs non étatiques. « Cela s’explique en partie par un phénomène que nous avons mal anticipé, à savoir la démocratisation de l’accès aux technologies modernes – celles qui permettent la construction d’engins explosifs improvisés (IED) sur terre, ou de bateaux-suicides sur mer mais surtout les cybertechnologies », a avancé l’amiral Rogel. Aussi, cette « informatisation croissante » des navires de la Marine les « rend plus vulnérable la cybermenace », qui, a assuré le CEMM, est prise « très au sérieux ». « C’est la raison pour laquelle un amiral de mon état-major est spécifiquement chargé des opérations de cyberdéfense. De même le porte-avions, s’il se déploie en fin d’année; embarquera une équipe vouée à la cyberdéfense », a-t-il révélé. Le fait est.

En juillet 2014, le contre-amiral Arnaud Coustillière, officier général cyberdéfense à l’État-major des armées, expliquait que la Marine est la plus exposée aux cyber-attaques dans la mesure où « elle concentre à la fois une composante aérienne, des forces spéciales, des unités en mer ou sous la mer et des infrastructures portuaires à terre ». Et d’ajouter : « Les nouvelles frégates à équipage optimisé ont poussé de façon très importante l’automatisation de tous les systèmes. Il s’agit d’un apport très bénéfique, mais qui présente une exposition qui doit être maîtrisée ». « Nous ne devons en effet pas sous-estimer les capacités grandissantes de nos adversaires dans ce domaine. J’ajoute que les Américains sont très en avance en matière de cyber technologies même si nous nous tenons actuellement à leur niveau et que parvenir à démontrer nos propres performances dans la durée est une condition nécessaire pour coopérer avec eux et intégrer leurs réseaux », a conclu l’amiral Rogel.

 

Laurent LAGNEAU

Source : Zone militaire