MEDECINE : Quand le médecin de Bonaparte s'inocule la peste

Posté le lundi 25 mai 2020
MEDECINE : Quand le médecin de Bonaparte s'inocule la peste

HÉROS EN BLOUSE BLANCHE.
Quand le médecin de Bonaparte s'inocule la peste

 

Lors de la campagne d'Égypte, Desgenettes a voulu rassurer l'armée d'Orient décimée par le virus. Un acte qui aurait pu lui être fatal.

« Ce fut pour rassurer les imaginations et le courage ébranlé de l'armée qu'au milieu de l'hôpital je trempai une lancette dans le pus d'un bubon appartenant à un convalescent de la maladie au premier degré et que je me fis une légère piqûre dans l'aine et au voisinage de l'aisselle, sans prendre d'autres précautions que celle de me laver avec de l'eau et du savon qui me furent offerts. »

René Desgenettes, médecin en chef de l'armée d'Orient, 37 ans, l'ancien Girondin devenu professeur à l'Hôpital d'instruction des armées du Val-de-Grâce, à Paris, s'en sortira bien. « J'eus pendant plus de trois semaines deux petits points d'inflammation correspondant aux deux piqûres et ils étaient encore très sensibles lorsque, au retour d'Acre, je me baignai en présence de l'armée dans la baie de Césarée. » « Cette expérience incomplète [...] prouve peu de choses pour l'art », ajoute modeste, dans son Histoire médicale de l'armée d'Orient, publiée en 1802, l'une des légendes de la médecine française qui, depuis le début de l'expédition d'Égypte, lutte à grand renfort de mesures d'hygiène contre la peste endémique qui y règne.

Sur son expérience, il ajoute : « Elle fait simplement voir que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont pas bien déterminées. » Pour Jean-Joël Brégeon, auteur de L'Égypte de Bonaparte, Desgenettes commet « un acte suicidaire [...] pour prouver que la contagion n'est pas fatale ». Si Desgenettes en est arrivé à cette dernière extrémité, c'est pour endiguer la panique qui a gagné les troupes françaises. « La peste étendait ses ravages parmi nous et nous remplissait d'une sombre terreur, écrit le capitaine François dans ses Mémoires. Cette maladie, qui régnait depuis quelque temps déjà, devenait d'autant plus terrible que l'infection des cadavres de Turcs et de nos malheureux frères d'armes qui pourrissaient dans les fossés augmentait de jour en jour. »

Les soldats de l'armée d'Orient ne sont pourtant pas des enfants de chœur. Depuis leur départ du Caire le 10 février, la peste ne les a jamais quittés tandis qu'ils livraient bataille pour conquérir la Palestine et la Syrie après une éprouvante traversée du désert. Mais pour le médecin en chef de l'armée, pas question, tout au long de cette équipée sauvage, de prononcer le mot fatidique qui démoraliserait les troupes. « Je me refusais à jamais prononcer le mot de peste [...]. Je crus devoir dans cette circonstance traiter l'armée entière comme un malade qu'il est presque toujours inutile et fort dangereux d'éclairer sur sa maladie quand elle est très critique. » On évoque la fièvre contagieuse, la fièvre à bubons, la maladie régnante.

Les soldats ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent épuisés de la fatigue du meurtre.

Les 13 000 hommes de l'armée d'Orient ravagent le pays, Bonaparte y écrivant l'une des pages les plus noires de sa longue vie de conquêtes. Son but, repousser Djezzar Pacha, sultan ottoman surnommé « le Boucher », qui vient de s'emparer du fort d'El-Arich, en Palestine, non loin de la frontière égyptienne. Quand la place est prise, on y découvre de nombreux pestiférés qu'on isole, Desgenettes ordonnant de brûler leurs effets, mais aussi les charognes qui, comme dans toutes les villes d'Égypte, pourrissent dans les cours et les rues.

L'armée remonte ensuite vers Jaffa. C'est là que l'épidémie, latente, va exploser parmi les troupes. Le 3 mars, le siège a été mis devant la cité – une bicoque, selon Bonaparte –, mais l'émissaire turc envoyé par le général en chef ayant été décapité par les assiégés qui refusent de se rendre, la ville est prise de vive force. Dominique Larrey, chirurgien en chef de l'armée, évoque la suite avec pudeur : « Je me dispenserais de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place », tandis que le capitaine François écrit que « les soldats ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent épuisés de la fatigue du meurtre. [...] Peu de villes prises d'assaut ont présenté un spectacle plus affreux. »

Le pillage dure quatre jours durant lesquels les soldats français s'emparent d'étoffes et de fourrures contaminées. « L'effet mortel en fut rapide, écrit le capitaine François. Les soldats qui en étaient atteints se voyaient sur-le-champ couverts de bubons dans l'aine, au-dessous des bras et au cou. En moins de vingt-quatre heures, le corps devenait noir ainsi que les dents, et une fièvre brûlante tuait ceux qui étaient atteints de ce terrible mal. » Le 11 mars, Bonaparte visite les pestiférés qui encombrent déjà l'hôpital, scène qu'illustrera le peintre Antoine-Jean Gros en 1804. Selon Desgenettes, le général en chef de l'armée d'Orient parcourt les hôpitaux pendant plus d'une heure et demie : « Il aida à soulever le cadavre hideux d'un soldat dont les habits en lambeaux étaient souillés par l'ouverture d'un bubon. »

Massacre en Terre sainte

Le 13 mars, en bord de mer, les 3 500 prisonniers turcs, qu'on ne peut ni nourrir, ni garder afin de les empêcher de rejoindre les autres armées s'opposant à la conquête, sont conduits sur la plage, puis massacrés au canon, au fusil et à la baïonnette. « Nous avons commis en Terre sainte d'immenses péchés », résumera le général Kléber.

Le 19 mars, l'armée est devant Saint-Jean-d'Acre. Elle apprend bientôt que la flottille qui transportait l'artillerie de siège a été prise par la croisière anglaise qui soutient également la ville de ses feux puissants. Aucune chance d'entamer les murailles de la citadelle des croisés que commande un Français, Phélippeaux, un ancien condisciple de Bonaparte à l'École royale militaire de Paris, qui mourra de la peste. Vont suivre 58 jours de siège, quatorze assauts, vingt-six sorties des assiégés, causant des milliers de morts de part et d'autre. La nuit, les Turcs descendent dans les fossés et coupent les têtes des soldats français qu'ils plantent ensuite sur des piques en haut des remparts. Cerné par la camarde, le 17 mai, Bonaparte ordonne la levée du siège.

Opium

Une trentaine de soldats français atteints par la peste, moribonds, sont intransportables et le général en chef demande à Desgenettes de leur donner de l'opium pour abréger leurs souffrances et surtout celles qu'ils auront à subir une fois aux mains des Turcs. « Mon rôle est de les conserver », refuse Desgenettes. Une fois les malades transportés jusqu'à Jaffa, la question se pose à nouveau. Desgenettes ne varie pas, et c'est le pharmacien en chef de l'armée, Royer, qui se charge de la terrible besogne.

La « cuisine des médecins »

Dominique Larrey, chirurgien en chef de l'armée et grand rival de Desgenettes, n'évoque pas la scène de l'inoculation dans ses incroyables Mémoires, mélange de traité de chirurgie et de témoignage de l'épopée. Pendant toute la campagne de Syrie, entre deux amputations, il a passé son temps à autopsier les cadavres des victimes de l'épidémie. Il y mentionne d'ailleurs le moins possible son rival, sauf pour remarquer que « l'inoculation de la peste est inutile et même dangereuse » en citant les cas de médecins britanniques qui s'y étaient essayés, en Égypte et en Inde, et en sont morts. La vaccination, qui vient juste d'être découverte trois ans plus tôt par le médecin britannique Edward Jenner est l'un des grands sujets de discussion entre les hommes de l'art. Au passage, Larrey prend bien soin de préciser qu'il fut le premier à publier sur la peste en Syrie, dès le 28 juin 1799, dans son rapport au Conseil des armées du Caire.

René Desgenettes fera à nouveau preuve de courage lorsqu'il affrontera une dernière fois Bonaparte. Revenu au Caire, après avoir perdu le tiers des troupes emmenées en Syrie, lors de la séance du 4 juillet de l'Institut, fondation de cette aventure savante qu'est aussi l'expédition d'Égypte, Bonaparte ironise sur la « cuisine des médecins », ce qui lui vaut une réplique acerbe de Desgenettes sur celle des conquérants.

Un vieux paillard très spirituel et très cynique.

Malgré ces échanges difficiles – Bonaparte juge Desgenettes « trop bavard » –, ce dernier sera couvert d'honneurs. Il est si célèbre que, fait prisonnier pendant la campagne de Russie, il est ramené aux premières lignes françaises par un peloton de la garde russe. Celui qu'Alexandre Dumas décrit sur la fin de sa vie comme « un vieux paillard très spirituel et très cynique » meurt en 1837.

 

François MALYE
Le
Point.fr


Légende photo : Antoine-Jean Gros - Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa

Source photo : Commons Wikipedia

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr