MEDIA : Les médias et la dictature de l’émotion*

Posté le jeudi 30 juillet 2020
MEDIA : Les médias et la dictature de l’émotion*

« Les médias contemporains sont décevants, pris dans l’étau de l’instantanéité, de l’émotion, de l’indignation morale. Ils contribuent donc largement à l’ère de “post-vérité” et constituent désormais une classe déconnectée et assujettie. Pire, ils éloignent les responsables politiques de leur mission de long terme et renforcent les dérives de polarisation, au risque de la radicalisation et donc de la division. Le stratégiste ne peut rester indifférent à cette évolution délétère » (1). Les rédacteurs de la Vigie – lettre bimensuelle d’analyse stratégique, l’écrivent très simplement, et avec une très grande clarté : ils ne sont pas satisfaits « de l’offre journalistique du moment ».

Ils rejoignent une préoccupation exprimée lors des 48e assises de la presse francophone, qui s’est tenue à Yaoundé (Cameroun) du 19 au 22 novembre 2019 et réunissait quelque 500 participants sous les auspices de l’UPF (Union internationale de la presse francophone) autour du thème Journalisme d’émotion, journalisme d’information (2). Dans les deux cas, pas de déluge de chiffres, ni de rappel des difficultés traditionnelles des journalistes – censure, menaces, emprisonnements sans procès (voir la Turquie ou la Chine). Non, une simple réflexion sur ce que signifie pour la presse et ses lecteurs « l’empire des émotions » quand il « submerge l’information ». Lecteurs qui, s’ils ont besoin d’informations – particulièrement dans une période de crise comme celle que nous vivons avec la pandémie de coronavirus – n’accordent traditionnellement pas leur confiance aux médias, en France un peu moins qu’ailleurs dans les autres démocraties : 1% des sondés ont tout à fait confiance dans les médias, 30% plutôt confiance, 40% plutôt pas confiance et 27% pas du tout confiance dans la dernière étude du CEVIPOF (3). Une situation qui était meilleure en 2009, avec 36% de très ou plutôt confiants contre 31% aujourd’hui (et seulement 17% pour les réseaux sociaux). Rien de brillant : seuls les partis politiques font pire, avec 11% de très ou plutôt confiants.

Comment définir les dérives évoquées par la Vigie ? Pour la présidente de la Haute autorité de la communication audiovisuelle du Maroc, Latifa Akharbach, « si l’émotion est un ressort classique et indispensable aux médias pour toucher les consciences, faciliter la compréhension de l’information et susciter l’empathie, elle ne peut, sans risque de décrédibilisation du journalisme, être érigée en critère exclusif de sélection et de hiérarchisation de l’information ». Qui a pris la plume sait bien que l’exercice est difficile. Et que la sècheresse de l’expression ne suffit pas à provoquer et retenir l’intérêt du lecteur. « Il ne faut pas diaboliser l’émotion », dit-elle encore, mais « l’instrumentalisation de l’émotion dans les contenus médiatiques décrédibilise le journalisme et favorise la manipulation des opinions ».
Mais il existe bien un journalisme, des journaux, des radios, des télévisions, qui mettent délibérément, c’est leur positionnement, l’émotion au-dessus de l’information ? Oui, répond le vice-président de l’Observatoire de la déontologie en France, Pierre Ganz : « C’est le journalisme qui cherche le clash, c’est le journalisme qui fait du buzz, c’est le journalisme qui fait du micro-trottoir, de la provocation. C’est un journalisme de positionnement marketing et non de positionnement éditorial. Car l’émotion est un contenu bon marché, car l’émotion comble le manque d’idées, de temps et de moyens. C’est un journalisme cache-misère ». Mais un journalisme vendeur – on l’aura reconnu.

 

Pourtant, ajoute Mehdi Kelfat, responsable éditorial de la thématique « monde » à la RTBF (radio télévision belge francophone), « Nous, médias, sommes au cœur des sociétés et nous ne pouvons pas nous séparer des sociétés dans lesquelles nous vivons. Notre mission principale est de donner les clés pour mieux comprendre le monde, mais nous devons fédérer les personnes, être avec elles dans les moments de joie ou de tristesse. Il faut juste cerner et sentir le moment idoine et mettre le bon curseur. Sinon nous risquons de nous couper de notre public qui ira faire communauté ailleurs ».
Sur les réseaux sociaux, par exemple, où l’on se conforte par clans et opinions ? Certes, analyse comme en écho la Vigie, mais pour fédérer, encore faut-il qu’il y ait une « vérité commune ». Or, à l’observation de la presse comme de la vie politique, « la réalité objective n’a plus cours, elle doit désormais être interprétée à l’aune de principes ou d’intérêts qui dépassent et même contredisent la simple observation des faits ». Nous sommes entrés dans l’ère de la « post-vérité », qui « désigne une pratique récente où des hommes politiques insisteraient plus sur l’émotion que sur l’argumentation dans leurs discours électoraux. La question de la vérité et même de la vraisemblance n’interviendrait plus puisqu’il conviendrait d’abord de stimuler les passions des lecteurs ». Et non plus, ni dans la presse ni en politique, de donner des clefs pour mieux comprendre le monde ou les intentions et raisons d’un programme politique.

Encore faut-il si le cœur du journalisme (« un métier, du savoir et du savoir-faire » pour Latifa Akharbach) est d’aider à l’intelligibilité du monde, s’interroger sur ce que valent les bancs où les journalistes se forment. Nous resterons, ici, très réservés. Et noterons, non loin de la Vigie, que les politiques eux-mêmes se soumettent au nom de l’audience aux « trucs » des premiers, la « communication » (et les « éléments de langage ») tenant lieu de « raison politique ». Quand il n’y a pas pire.

Puisqu’il s’agit de « stimuler les passions des lecteurs », des auditeurs, des spectateurs, et que la concurrence des réseaux sociaux - haut lieu du narcissisme compassionnel - est rude, les médias ont fait appel, note encore la Vigie, à une « dernière ficelle » : l’indignation. « L’indignation morale est devenue l’ultime machine à fabriquer de l’audience. Le succès du petit opuscule de St. Hessel, Indignez-vous ! (2010), a achevé le processus. Il est tellement plus facile (et rapide) d’écrire un éditorial moraliste qui commente un fait que de l’expliquer. Cela permet de plus de donner une « ligne » au journal, qui à défaut d’opinion a une morale et un engagement ». Autour de quelles « valeurs » ? Le positionnement marketing actuel privilégie la recherche des « victimes » de la société présente et passée – sans souci de la réalité factuelle ou historique. Le résultat est ce qu’Anne-Cécile Robert, professeur associé à l’Institut d’études européennes de Paris VIII, appelle un « bain lacrymogène » (La stratégie de l’émotion, Lux éditeur, septembre 2018). « Un tsunami compassionnel qui emporte tout sur son passage aujourd’hui », écrit Eric Dupont-Moretti qui assure la préface de l’ouvrage, « et nous interdit de penser, et surtout, de penser juste ». L’émotion devenue « mode de vie sociale », la pensée est « reléguée au rang de blasphème ». Et au rang de blasphémateurs tous ceux qui ne communient pas dans le même bain.

Blasphémateurs ? Nous l’avions relevé ici en février dernier (4) avec le journaliste italien Giulio Meotti : « La liberté d'expression est de plus en plus menacée en France avec l’apparition effective de nouveaux délits d'opinion. Si votre opinion personnelle coïncide avec l'opinion officielle, vous n'avez rien à craindre. Si vos idées sont en conflit avec l’opinion officielle, vous risquez d'être ostracisé et voir votre existence même dans la sphère publique devenir scandaleuse ». Tout en notant que le phénomène avait atteint toutes les démocraties libérales – jusqu’aux hauts lieux du savoir, les universités, qui ostracisent à tour de bras, suspendent sous la menace de troubles les intervenants jugés « dissidents » malgré les appels venus de leurs rangs. « Chaque fois que les universités cèdent à ces menaces », écrivaient une centaine de signataires, universitaires et intellectuels, dans une tribune du Figaro en novembre 2019, « elles se déshonorent et trahissent leur mission. En effet, leur rôle est d’offrir un espace de confrontation des idées qui favorise la réflexion et non un espace où le conformisme intellectuel s’impose en maître. Elles doivent également favoriser l’émergence de l’esprit critique, qui suppose toujours d’analyser toutes les données d’un débat pour se forger ses propres convictions ». 

Mais ce sont les médias qui portent à la vue de tous « l’opinion officielle » avec la complicité des politiques – et des dirigeants économiques, en infantilisant lecteurs, auditeurs, spectateurs.
Si c’est une nouvelle forme de régulation sociale, elle est très dangereuse. Parce qu’ils dessinent et imposent un monde en noir et blanc, irréel et simpliste, avec les bons et les méchants stigmatisés par une « classe journalistique » qui loin de son cœur de métier, court après des chimères, perd de l’audience donc des revenus publicitaires (les grands journaux papier ne pourraient vivre sans aides de l’Etat), de l’indépendance envers les groupes financiers qui les possèdent, et bien sûr sa crédibilité, les chiffres du CEVIPOF en témoignent. Nos confrères de la Vigie sont inquiets de ce que leur volonté « de plaire à un public que l’on renforce dans ses certitudes manichéennes » peut provoquer de désordres graves et d’affrontements dans des sociétés sollicitées dans leurs passions jusqu’à l’absurde.

Nous aussi.

 * Le mot est d’Eric Dupont-Moretti

Hélène NOUAILLE
Lettre de Leosthène

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Notes :

(1) La Vigie n° 147, le 22 juillet 2020, JOCV, Pays média, pays réel
https://www.lettrevigie.com/blog/2020/07/22/pays-media-pays-reel-lv-147/#more-4447

(2) UPF-Suisse, le 9 décembre 2019, Meriem Oudghiri, 48e Assises de la presse francophone, Quand « l’empire des émotions » submerge l’information
http://francophonie.ch/actualite/yaounde-2019/quand-lempire-des-emotions-submerge-linformation/

(3) CEVIPOF, avril 2020, Vague 11 bis, Spécial crise du coronavirus
https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-resultats-par-vague.html

(4) Voir Léosthène n° 1449 du 26 février 2020, Tensions sur la liberté d’expression

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr