MER : Les fonds marins, nouveaux théâtres de guerre

Posté le mardi 18 mai 2021
  MER : Les fonds marins, nouveaux théâtres de guerre

Pour protéger des infrastructures critiques, comme les câbles sous-marins, la marine développe de nouvelles capacités.

Les sous-mariniers l’appellent le « dark sea » comme on parle du dark web. Davantage même que les profondeurs de l’internet, l’océan a ses secrets et son anonymat. Au fond de l’eau, presque tout est possible, à condition de pouvoir frayer jusque-là. Les frontières ne se contrôlent pas. La régulation mondiale est aveugle. Pourtant le fond des mers est riche de ressources minières, gazières ou pétrolières qu’il est possible d’exploiter. C’est aussi au fond des abysses que reposent, littéralement, les câbles qui font vivre les réseaux de télécommunication mondiaux. Plus de 95 % des données échangées transitent par là. Logiquement, les armées des grandes puissances s’intéressent à ces espaces à contrôler.

Un nouveau concept a récemment fait irruption dans le vocabulaire stratégique français : le «seabed warfare». La « guerre des grands fonds » est apparue dans l’actualisation de la Revue stratégique parue en janvier. Elle ne figurait pas dans l’analyse des enjeux en 2017. « Les fonds marins deviennent de plus en plus un terrain de rapports de force », lit-on aujourd’hui. La ministre Florence Parly y a aussi fait référence la semaine dernière dans un discours sur les inflexions à donner à la loi de programmation militaire. « Nous allons investir dans ce nouveau domaine que sont les abysses par l’acquisition de premières capacités sous-marines qui seront des drones d’investigations et d’actions », a-t-elle promis comme en écho à l’Integrated Review de l’armée britannique dévoilée le mois dernier. Un nouveau navire de surveillance de la Royal Navy devrait entrer en service d’ici à 2024 pour protéger les câbles sous-marins et d’autres infrastructures.

Un domaine menacé

« Le “seabed warfare” n’est pas une nouveauté, il date de la Première Guerre mondiale : un des premiers actes des Anglais avait été de couper les câbles télégraphiques allemands », rappelle un haut gradé. « Ce qui change aujourd’hui, c’est la capacité gigantesque des câbles. Toute notre vie numérique repose sur eux », poursuit-il. Il y en a une douzaine jugée critique entre l’Europe et les États-Unis. « Ce domaine est-il menacé ? Oui », assure le marin. La Russie ou la Chine sont moins vulnérables : elles ont développé des approches continentales de leurs réseaux.

Au sein de l’état-major, on pense volontiers que les futurs conflits se joueront dans les grands fonds, autant que dans le cyberespace ou l’espace exoatmosphérique. « C’est parfaitement crédible, dit-on. Une attaque au fond de la mer est encore plus difficile à attribuer que dans l’espace »

« Il y a une prise de conscience que l’espace maritime ne se limite pas aux voies commerciales et aux espaces de pêche », explique le capitaine de vaisseau Bruno chargé du programme Chof, les capacités hydrographiques et océaniques du futur. Il rassemblera les briques de la guerre sous-marine. «Si on veut maîtriser les espaces aéromaritimes, il faut étendre le champ de nos perspectives jusqu’au plancher océanique, dit-il. Il s’agit de pouvoir protéger les intérêts français, comme les câbles de communication, de transport d’énergie ou le câblage d’îles isolées.» Or l’accès au-delà de 2 000 mètres demande des capacités techniques rares.

Les puits pétroliers les plus profonds se trouvent à 3 500 mètres. Les recherches scientifiques se pratiquent entre 1 000 et 5 000 mètres. La marine chinoise multiplie d’ailleurs les demandes d’autorisation de recherche. L’horizon utile se trouve cependant aux alentours de 6 000 mètres. «En descendant jusque-là, on couvre 97 % du fond des océans», estime l’officier.

Géopolitique des cables

« Qui développe des capacités ? Pratiquement tout le monde parmi les nations qui comptent, poursuit-il. Tous les pays qui ont construit une force sous-marine butent sur le sujet des grands fonds. Il y a la question du sauvetage sous-marin. Au-delà des hommes, il peut y avoir des objets qu’on ne veut pas laisser au fond de l’eau ou que l’on veut subtiliser », dit-il. Les États-Unis avaient réussi dans les années 1980 à remonter du fond de l’eau un sous-marin nucléaire soviétique. La Chine est désormais une concurrente sérieuse dans la compétition sous-marine. Elle a réussi à poser un engin au fond de la fosse des Mariannes, à 11 000 mètres.

Naviguer en eaux profondes est une chose. Espionner et intervenir en est une autre. Le Yantar, un navire « d’exploration océanographique » russe intrigue particulièrement les états-majors occidentaux. Le bâtiment a été régulièrement signalé sur le tracé des câbles. Il dispose de capacités d’intervention sous-marine. « Est-ce que le Yantar pose des engins pour endommager les câbles ? Ou des mines qui peuvent être déclenchées à distance ?», interroge Jean-Luc Vuillemin d’Oinis (Orange International Networks Infrastructures and Services), la filiale d’Orange chargée de la stratégie d’infrastructure câblière. « On n’a rien trouvé », répond-il sans écarter aucune hypothèse.

Sécuriser les dizaines de milliers de kilomètres qui courent au fond des mers est impossible pour les opérateurs comme Orange Marine. Les industriels ne sont toutefois pas sans recours pour localiser un éventuel incident, une coupure. « Des répéteurs sont installés tous les 80 km. Ils intègrent des éléments de supervision. Si l’un ne répond plus, on peut identifier une portion de 80 km où se situe le problème », poursuit Jean-Luc Vuillemin. D’autres instruments permettent d’affiner la recherche avant d’envoyer un navire d’intervention, ce qui prendra plusieurs jours.

Pratiques d’espionnage

Chaque mois, cinq ou six câbles sous-marins nécessitent une réparation, raconte Jean-Luc Vuillemin. L’activité sismique, le passage de bateaux de pêche avec leur chalut, le relevage d’une ancre endommagent régulièrement ces infrastructures sous-marines. Pour l’instant, aucun incident pour cause inconnue n’a été recensé. Quoique… Parfois, il est difficile de savoir. « En mars 2020, une série de coupures est intervenue au large de l’Afrique. Elles sont arrivées dans l’axe du fleuve Congo, un fleuve très puissant qui creuse un canyon sous-marin sur plusieurs centaines de kilomètres. Il s’est éboulé… raconte Jean-Luc Vuillemin. Mais qu’est ce qui a provoqué l’effondrement ?»

Les câbles sont vulnérables à une autre menace, celle de l’interception. Dans ses pratiques d’espionnage, révélées notamment par Edward Snowden, la NSA s’était branchée sur un câble sous-marin. Mais la menace globale serait limitée. « Je crois peu à la captation des données, même si techniquement c’est possible de tordre une fibre optique sans que ce soit détecté », nuance Camille Morel. La chercheuse a consacré sa thèse à la géopolitique des câbles. Compte tenu du flux de données, le stockage et l’analyse des informations interceptées seraient compliqués à réaliser en mer tout en passant inaperçu.

Techniquement, les câbles sous-marins pourraient eux aussi jouer un autre rôle : à partir d’une fibre optique, il est possible d’écouter les grands fonds. Le temps de transit de la lumière est en effet sensible à son milieu. En le calibrant précisément, il est possible de détecter d’éventuels mouvements sous l’eau. Pour l’instant, il n’est pas possible de transmettre des informations et d’écouter les fonds en même temps.

Ce qui se cache sous l’eau

L’idée d’écouter le fond des océans est ancienne. Durant la guerre froide, les États-Unis avaient aussi développé un système d’écoute sous-marine baptisé «Sosus». Ce programme est en train d’être modernisé. Et les Américains ne sont plus les seuls à pouvoir agir au fond de l’eau. La Chine et la Russie développeraient elles aussi des capacités nouvelles de sonar sous-marin avec les projets Grande Muraille ou Harmony en Arctique. «Si ces systèmes fonctionnent, ce qui est difficile à dire, cela compliquera la manœuvre de ceux qui voudront pénétrer ces espaces», explique le capitaine de vaisseau Emmanuel. En perdant leur discrétion, les sous-marins perdront leur invulnérabilité. C’est pourquoi il est urgent de savoir ce qui se cache sous l’eau.

En France, si l’Ifremer, dans le domaine civil, dispose de capacités de pointe, la marine, pour sa part, accuse des lacunes. « Il y a des trous dans la raquette », dit un connaisseur du dossier. « Notre premier axe de travail, c’est d’être capable de savoir et de comprendre, le deuxième, c’est être capable d’intervenir », explique le capitaine de vaisseau Emmanuel, chargé de réfléchir aux besoins capacitaires de la marine. Dans certaines zones stratégiques, « nous avons besoin d’être rassurés », confie-t-il.

Avec le programme Chof, la marine entend améliorer sa connaissance des fonds marins et renouveler une cartographie en grande partie très ancienne. Les capacités océanographiques et hydrographiques actuelles permettent de connaître la profondeur mais pas les détails permettant d’identifier des objets posés au fond de l’eau comme des mines ou d’autres capteurs.

Un long travail de modernisation a été engagé pour répondre aux défis du fond des mers. Le service hydrographique et océanographique de la marine dispose de capacités et de bâtiments d’exploration comme le Beautemps-Beaupré ou le Pourquoi Pas ?. D’autres doivent être modernisés. L’enjeu est de pouvoir embarquer et piloter des drones sous-marins capables de descendre en profondeur. Ils seront intégrés au programme SLAM-F qui couvre tout le spectre de la guerre des mines. Le nombre de modules à acquérir reste à définir.

L’ultime enjeu est d’augmenter la profondeur d’action de la marine. Aujourd’hui, les capacités du Cephismer, la plongée humaine, sont limitées à 2 000 mètres, bien en deçà du nécessaire.

Les premières capacités nouvelles sont attendues en 2027-2028. «Des expérimentations ont commencé, explique le capitaine de vaisseau Emmanuel. On a besoin de changer de braquet pour mieux comprendre le fond des mers, pour savoir les activités qui s’y déroulent, être capables de les détecter et donc de les empêcher.» Si la guerre des grands fonds n’a pas encore commencé, elle se prépare.

 Nicolas BAROTTE
Source : Le Figaro
14/05/2021

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr