DEFENSE. Munich : questions sur « l’Occident » et sa défense

Posté le samedi 15 février 2020
DEFENSE. Munich : questions sur « l’Occident » et sa défense

« Le monde devient-il moins occidental ? L'Occident lui-même devient-il aussi moins occidental ? Que signifierait pour le monde le fait que l'Occident laisse la scène aux autres ? À quoi pourrait ressembler une stratégie occidentale commune dans une ère de concurrence entre grandes puissances ? » (1).

Le thème central de la 56e conférence sur la sécurité de Munich (14,15 et 16 février) doit servir de base aux discussions qui réunissent 35 chefs d’Etat, une centaine de ministres (affaires étrangères et défense) - quelque 500 personnes du monde des entreprises concernées ou du renseignement. La conférence sera ouverte par le président allemand, Frank-Walter Steinmeier. Les 12 et 13 février, les ministres de la Défense de l’OTAN s’étaient, eux, réunis à Bruxelles (3). Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping ou Angela Merkel sont absents, mais leurs représentants bien présents – dont Mike Pompeo et Sergueï Lavrov, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi ou le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif, parmi d’autres. Et pour la première fois, Emmanuel Macron (après Nicolas Sarkozy en 2009), dont le discours est attendu samedi et le premier ministre canadien, Justin Trudeau.

 Des réunions en marge de la conférence sont annoncées – par exemple sur la Libye, sur le Levant, avec pour thème la lutte contre l’Etat islamique, sur le Sahel, avec trois chefs d’Etat de la région. On guettera aussi des rencontres entre Russes et Ukrainiens ou entre Américains et Iraniens. Mais on parlera aussi, nous dit l’agence chinoise Xinhua (4), du gazoduc NordStream 2, objet de dissensions entre Berlin et Washington, ou du coronavirus avec le directeur général de l’Organisation mondiale pour la santé (OMS).

 Notons qu’Emmanuel Macron, dont l’intervention se fera sous forme de dialogue avec le maître des lieux, l’allemand Wolfgang Ischinger, ne devrait pas parler « d’Occident », mais préciser sa pensée sur la défense européenne – nucléaire français compris – et son rapport avec l’OTAN. Il y a là plus qu’une nuance.

 En effet, nous rappelle Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et anciennement (1997-2002) chargé de mission auprès du président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, « la politique étrangère de notre pays a toujours été d’éviter d’employer ce terme d’occident car il pouvait être considéré comme clivant vis-à-vis du reste du monde ce que nous voulons éviter. Il existe l’Otan, il existe l’Union européenne, il existe des relations transatlantiques mais il n’existe pas d’occident. La seule question que l’on peut se poser est de savoir s’il n’y a pas une évolution stratégique, qui n’est pas liée uniquement aux questions de sécurité, qui ferait qu’il serait nécessaire pour la France et pour l’Union européenne de revoir le logiciel de lecture du monde » (5).
Pour être précis, ajoute l’historien Serge Bernstein, si l’on peut parler de civilisation occidentale, « désignant des régions qui ont hérité de la civilisation gréco-romaine, de la religion chrétienne, de l’art de la Renaissance, de la philosophie des Lumières, de la révolution industrielle » et de l’élargir, fruit de la colonisation, au « continent américain et à une grande partie de l’Océanie », on « ne saurait étendre la notion d’Occident au terrain politique (…). Faut-il rappeler que les deux guerres mondiales du XXe siècle ont pris naissance dans l’affrontement des nations occidentales ? ».

 

« Tout au plus, des intérêts communs et la crainte d’un danger venu d’Orient sous la forme du communisme ont-ils soudé au lendemain de la seconde guerre mondiale les nations « occidentales » (au sens large du terme) contre l’adversaire du moment ».

 Ces intérêts communs ne sont pas à confondre avec ce que Wolfgang Ischinger appelle un « projet occidental » qui sous-entend, rappelle encore Jean-Pierre Maulny, « un groupe de pays qui serait supérieur aux autres et qui pourrait dicter sa loi aux autres pays ». Dicter sa loi, imposer ses règles, se conduire en souverain ? Notion vigoureusement contestée aussi bien par Vladimir Poutine que par la Chine, parmi d’autres. « Un monde où il n’y a qu’un seul maître, qu’une seule souveraineté (...) est en fin de compte pernicieux non seulement pour ceux qui sont dans le système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur » disait-il, et nous le relevions ici, en 2007, lors de la 43e conférence de Munich (6). Or, 13 ans plus tard, Wolfgang Ischinger, qui lui, se réfère au concept d’Occident, en fait effectivement le constat : « aujourd'hui, l'Occident tel que nous le connaissons est contesté à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Une partie du défi est que nous avons perdu une compréhension commune de ce que signifie faire partie de l'Occident ».

 Une étude du Pew Research center américain vient d’être publiée (7) qui semble lui donner raison. Réalisée l’été dernier auprès de 21 000 personnes – et régulièrement depuis 2007, elle teste plusieurs aspects, tous intéressants. Comment les populations interrogées considèrent-elles l’OTAN ? Sans surprise (voir l’infographie) les pays de l’Est plus favorablement que d’autres – de 82% d’opinions favorables en Pologne à 77% en Lituanie – les enthousiastes de l’Ouest (Pays-Bas, 72%, Grande-Bretagne, 65%, Italie, 60%) pas tous sur la même ligne, la France en forte régression (49% contre 71% en 2009), comme l’Allemagne (57% contre 73% en 2009). Certains sont franchement réservés, la Grèce, 37% ou la Bulgarie, 42%, voire hostiles, la Turquie avec seulement 21% d’opinions favorables. Notons une forte dispersion, pour des raisons qu’il faudrait interroger. A l’extérieur de l’OTAN, la Suède (63%) ou l’Ukraine (53%) y sont favorables tandis que la Russie (16%) fait la grimace. Aux Etats-Unis, les Démocrates (61%) sont plus enthousiastes que les Républicains (45%).

 Mais il y a plus inquiétant : le principe de l’OTAN, c’est l’adhésion au principe de défense collective (article 5 du traité de l’Alliance atlantique). Et les résultats donnent à réfléchir (voir l’infographie). Bien sûr la question posée induit peut-être une partie des réponses : si la Russie entrait dans un conflit sérieux avec l’un de ses voisins allié de l’OTAN, faudrait-il utiliser la force pour le défendre ? Oui, répondent les Pays-Bas (64%), les Etats-Unis (60%), le Canada (56%) ou le Royaume-Uni (55%). Mais à l’évidence, aucun des autres n’atteint la majorité. France, Espagne, Pologne avec 40% de oui, Allemagne avec 34%, Grèce et Italie avec 25%, la Bulgarie avec 12%. Les réponses seraient-elles différentes si la Russie n’était pas évoquée ? Voilà qui mériterait d’être testé. On dirait que les Européens (hors la Pologne) ne pensent pas tous que la Russie soit l’ennemi susceptible de les agresser – autrement dit qu’ils considèrent que la Guerre froide contre les communistes est terminée. Est-ce que ces réponses très réservées mettent en cause la solidarité collective ? Ce n’est pas si sûr. Il faudrait aller plus loin – par exemple pourquoi les Français, habitués à engager leurs armes, montrent une telle prudence, un tel désaccord. Une question pour Emmanuel Macron quant à son projet européen.

 Parce que, si l’on en croit le Figaro (8), le moment est important pour le président français, qui s’est « engagé depuis le début de l'année dans une séquence visant «à lever des malentendus, clarifier des messages sur les questions de sécurité, de défense et de politique étrangère européennes», notamment après le sommet de l'Otan et ses propos sur la «mort cérébrale» de l'Alliance ». Et qui a, dans la même ligne, engagé les Européens à un « dialogue stratégique » sur le rôle de la « dissuasion française » dans l’Union européenne – la seule depuis le départ du Royaume-Uni – lors d’un discours donné le 7 février dernier à l’Ecole militaire, à Paris (9). Pour Emmanuel Macron, « cela pourrait passer par des exercices communs de dissuasion, comme il l'a suggéré, ou l'utilisation de bases européennes par les forces stratégiques françaises. Un message compris comme s'adressant surtout à l'Allemagne qui compte depuis la guerre sur le parapluie nucléaire américain ». Il se trouve que l’Allemagne, qui lorgne ouvertement sur le partage du bouton nucléaire français, (une provocation ?), détourne le nez, « en estimant que Paris devrait partager ses missiles atomiques avec ses partenaires, en les plaçant sous le giron de l'UE ou de l'Otan ». Ce qui est évidemment exclu par la France. Au vu du paysage révélé par l’étude de Pew, ce que penseront les autres Européens comme les Etats-Unis ne laisse pas présager d’un enthousiasme total. Rien de simple donc.

 Pourtant, Emmanuel Macron pose le bon problème : celui de la défense européenne. Il s’agit, précise Jean-Pierre Maulny, « de renforcer nos capacités de défense autonome car les Américains nous le demandent. Le budget des Etats-Unis consacré à la défense de l’Europe va baisser de 25% en 2020. Le message est clair ». Et non pas de penser l’état du monde et celui de l’Europe comme il l’était au sortir de la guerre. C’est le logiciel développé par Wolfgang Ischinger qui est obsolète. « Il existe l’Otan, il existe l’Union européenne, il existe des relations transatlantiques mais il n’existe pas d’occident ». Alors, une conférence inutile ? Non, il faut se parler, débattre – les rencontres en marge ont beaucoup d’importance concrète – et laisser le message de Donald Trump pénétrer les consciences. Il n’est pas si simple de changer sa lecture du monde. Mais c’est maintenant inévitable.

Hélène NOUAILLE (Lettre de Léosthène)

Infographies :

 L’Otan : taux d’approbation par ses membres (plus la Russie, la Suède et l’Ukraine)
https://www.pewresearch.org/global/wp-content/uploads/sites/2/2020/02/PG_2020.02.09_NATO_0-04.png?resize=310,705

 OTAN : taux d’approbation de puis 2007
https://www.pewresearch.org/global/wp-content/uploads/sites/2/2020/02/PG_2020.02.09_NATO_0-05.png?resize=640,514

 Aux Etats-Unis, Démocrates et Républicains
https://www.pewresearch.org/global/wp-content/uploads/sites/2/2020/02/PG_2020.02.09_NATO_0-06.png?resize=640,394

 Adhésion à l’article 5 en cas d’agression de l’un de ses voisins allié de l’OTAN par la Russie
https://www.pewresearch.org/global/wp-content/uploads/sites/2/2020/02/PG_2020.02.09_NATO_0-08.png?resize=310,660

 
Notes :

(1) Munich security report 2020, présentation du rapport, Wolfgang Ischinger
https://securityconference.org/en/publications/munich-security-report-2020/

 (2) Munich security report 2020, Le rapport préliminaire en anglais
https://securityconference.org/assets/user_upload/MunichSecurityReport2020.pdf

 (3) NATO, le 12 février 2020, Jens Stoltenberg, Doorstep statement
https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_173292.htm

 (4) Xinhuanet, le 13 février 2020, Spotlight : Things to watch at Muncich Security Conference 2020
http://www.xinhuanet.com/english/2020-02/13/c_138780709.htm

 (5) Atlantico, le février 2020, Serge Berstein, Jean-Pierre Maulny, Décryptages : Conférence de Munich sur la sécurité : le déclin de l’Occident en débat
https://www.atlantico.fr/decryptage/3587325/conference-de-munich-sur-la-securite--le-declin-de-l-occident-en-debat-emmanuel-macron-allemagne-europe-union-europeenne-defense-securite-occident-serge-berstein-jean-pierre-maulny

 (6) Voir Léosthène n° 279, le 14 février 2007, Conférence de Munich sur la sécurité : la clarté du verbe
Emoi autour du discours de Vladimir Poutine lors de la 43ème conférence de Munich : le début d’une nouvelle guerre froide, s’interrogent les observateurs ? Le discours de Vladimir Poutine – quelles que soient les réserves que l’on puisse y apporter - oblige le reste du monde à se poser des questions habituellement occultées, pour chacun et pour son leader aujourd’hui, les Etats-Unis : « (...) Un monde où il n’y a qu’un seul maître, qu’une seule souveraineté (...) est en fin de compte pernicieux non seulement pour ceux qui sont dans le système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur » avertit le président russe. Le texte intégral de son intervention est donné sur le site en anglais (texte officiel) et en français, dans la traduction que nous proposons. Il est fondamental pour la nouvelle tournure des relations USA Russie – et par ricochet, pour l’Europe. Analyse.

(7) Pew Research Center, le 9 février 2020, Moira Fagan et Jacob Poushter, NATO Seen Favorablely Across Member States
https://www.pewresearch.org/global/2020/02/09/nato-seen-favorably-across-member-states/

 (8) Le Figaro/AFP, le 13 février 2020, Défense européenne : Macron s’efforce de rassurer l’Allemagne
https://www.lefigaro.fr/international/defense-europeenne-macron-veut-tenter-de-rassurer-l-allemagne-20200213

 (9) Elysée, le 7 février 2020, Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’Ecole de guerre
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre

 

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr