NAPOLEON BONAPARTE : Le rude apprentissage du métier de soldat

Posté le dimanche 18 août 2019
NAPOLEON BONAPARTE : Le rude apprentissage du métier de soldat

L’ÉCLOSION  DE  L'AIGLE AIGLE  DANS  LA  TOURMENTE (1769-1793) 
(2e partie)

Le rude apprentissage du métier de soldat

 

Après un bref passage en transit au collège d'Autun, Napoléon entre à l’École Militaire de Brienne en 1779 et y étudie jusqu'en 1784. Il fréquente ensuite pendant une année l’École Militaire de Paris, avant de rejoindre son affectation régimentaire. Ce n'est pas sans heurts que Napoléon fait connaissance avec son futur empire.

 

Une prise de contact conflictuelle

Lorsqu'il quitte Ajaccio l'ensoleillée pour les brumes et les frimas de Champagne, l'enfant « Nabulio » se sent comme déraciné de son milieu naturel, à un âge où la chaleur familiale compte tant. Finies les batailles de garnements autour de la grotte du Casone ou dans les étroites ruelles de la ville ! A oublier les séjours studieux et les méditations à la maison de campagne familiale des Milelli ! Le dépaysement est complet, le traumatisme affectif profond, qu'aggrave un isolement rendu presque total par la rareté des communications de l'époque.

Un choc culturel envenime la blessure affective. A Brienne, « l'immigré » Napoléon tombe dans un monde étranger et hostile, peuplé de jeunes nobles arrogants, imbus de leurs quartiers de noblesse. Apparaissant comme une curiosité exotique, il est d'emblée l'objet de moqueries féroces. Son accent rocailleux fait douter ses impitoyables condisciples de l'authenticité des très modestes titres nobiliaires péniblement établis par son père en vue de l'obtention de la bourse royale. Il devient une tête de turc systématique. Les quolibets fusent à tout bout de champ. On l'affuble du sobriquet de « la paille au nez », déformation phonétique de « Napoleoné », prononciation à la corse de son prénom dont il refuse obstinément de se départir. Et, bien entendu, on raille son physique chétif, sa petite taille et son teint jaune.

L'enfant batailleur d'Ajaccio ne s'en laisse évidemment pas compter. Ses répliques s'achèvent souvent en fougueuses empoignades résonnant dans toute l'école. Il parvient de la sorte à se gagner un certain respect, à la force du poignet, si l'on peut dire. La considération de ses condisciples tourne même à l'estime lorsqu'il manifeste en plusieurs circonstances son inflexible volonté et sa farouche fierté. Ils lui confient même le commandement d’épiques batailles de boules de neige.
Un jour il refuse fermement, malgré les menaces, de dénoncer des camarades compromis avec lui dans un chahut. Il se fait ainsi quelques rares amis, dont Bourrienne, qui deviendra plus tard son secrétaire particulier, avant de lui faire défaut plus tard.
Garnement indocile, il est puni un jour à prendre son repas à genoux à la porte du réfectoire. Refusant d'obtempérer, il lance au surveillant médusé cette apostrophe passée à la postérité : « Je dînerai debout, monsieur. Dans ma famille, on ne s'agenouille que devant Dieu ! ». Ses condisciples n'en reviennent pas. Subjugué, le surveillant renonce au châtiment. Une autre fois, un professeur lui demande pour qui il se prend pour se rebeller contre une réprimande. La réponse fuse du tac au tac : « Je suis un homme ! » Il n'a que onze ans !
Sa pauvreté de boursier met son amour propre à rude épreuve. Un jour, n'en pouvant plus, il adresse une lettre comminatoire à son père : « Si vous ne pouvez pas me soutenir plus honorablement, rappelez-moi près de vous. Je suis las d'afficher l'indigence et d'y voir sourire d'insolents écoliers qui n'ont que leur fortune au-dessus de moi ». Sans aucun doute, c'est dans l'infortune de Brienne que Napoléon a contracté sa fibre populiste et son attachement aux humbles. La sévère adversité qu'affronte le jeune Napoléon en ferait renoncer plus d'un. Pour « la paille au nez », elle constitue au contraire un ardent stimulant à se dépasser pour supplanter tout le monde.

Il déploie une phénoménale puissance de travail au service de ses dons naturels. Mine de rien, en s'ouvrant toutes grandes les portes du savoir, c'est sur l'ignorance que Napoléon remporte sa première grande victoire.

 

Un autodidacte accompli

« Derrière Alexandre, il y a Aristote »  a écrit de Gaulle. On peut le paraphraser en affirmant que derrière Napoléon, il y a Bonaparte. L'exilé de Brienne trouve le meilleur antidote à son isolement psychologique dans un travail personnel acharné. Il néglige les « exercices d'agrément »  au programme pour se consacrer à l'essentiel. Ce choix exprime sa première manifestation du principe de concentration des efforts, clé de toutes ses victoires à venir. S'il ne prise guère le latin, personne ne peut lui disputer la première place en mathématiques et en géographie, base de la stratégie. Hors programme, la lecture est son passe-temps favori, ce qui lui fera dire plus tard que « les imbéciles ne lisent pas, c'est pourquoi la chance les néglige ». Il lit, il lit encore, il lit toujours, en annotant les pages. Il dévore tous les livres de la bibliothèque de l'école, principalement ceux traitant d'histoire ou de philosophie. Sa maturité précoce lui permet d'assimiler les plus ardus intellectuellement.

Il fait germer la petite graine semée par l'abbé Recco en donnant la priorité aux historiens et philosophes de l'antiquité. Sa préférence va à Platon, Cicéron, Cornélius- Nepos, Tite-Live, Tacite et surtout Plutarque, dont « Les vies parallèles » constituent son livre de chevet, rivalisant avec les « Institutes » de Justinien. Parmi les auteurs français, émergent Montesquieu, Montaigne, Corneille et Racine. Si Voltaire ne lui plaît guère, il admire Rousseau, mais s'en détournera nettement plus tard en écrivant « Il aurait mieux valu pour le repos de la France que cet homme n'ait jamais existé ». Déjà il porte un intérêt tout particulier à Mahomet et à l'Islam, premier symptôme du « rêve oriental » qui hantera sa vie. Les résultats obtenus se révèlent à la hauteur des efforts fournis. Il reçoit un prix des mains de Madame de Maintenon, accompagnant le duc d'Orléans. Il fait une forte impression au chevalier Keralio, Inspecteur des Écoles Militaires, qui le note ainsi : « J'aperçois ici une étincelle qu'on ne saurait trop cultiver ».
En octobre 1784, à 15 ans, il est sélectionné pour entrer comme « cadet » à la prestigieuse École Royale Miliaire de Paris. Il est particulièrement fier d'être choisi parmi « les boursiers des petites écoles qui se sont distingués par leur intelligence, leur bonne conduite et leur connaissance des mathématiques ». Nul doute que la supériorité manifeste de l'impétrant dans les première et troisième de ces matières a enclin le jury à une certaine indulgence concernant la deuxième. La grande école parisienne réserve à Napoléon le même accueil glacial que celle de Brienne à ses débuts. Maintenant adolescent endurci, il ne s'y fait qu'un ami, Alexandre des Mazis, et un ennemi mortel, Antoine Le Picard de Phélippeaux, qui mourra en Égypte dans les rangs des ennemis de la France.
Pour s'éviter les sarcasmes de son infériorité sociale, et supportant de plus en plus mal la futilité ambiante, il se retranche dans un splendide et studieux isolement. Sa fière distanciation lui attire quelques incidents. Lorsqu'on lui reproche son ingratitude envers « la charité du roi qui l'entretient et l'instruit », il se fâche tout rouge : « Je ne suis pas élève du roi, je suis élève de l’État ! ». Déjà le sens très aigu de l’État! Comme à Brienne, il néglige le programme officiel au profit de la poursuite acharnée de ses études personnelles. Plus tolérants que les étudiants, les professeurs s'accommodent de son comportement difficile, dont la noblesse ne leur échappe cependant pas. Le professeur de mathématiques Monge, homonyme du célèbre Gaspard, lui décerne les notes les plus justes : « Préfère l'étude à toutes sortes d'amusements. Se plaît à la lecture des bons auteurs. Très appliqué aux sciences abstraites et peu curieux des autres. Connaît à fond les mathématiques et la géographie. Silencieux, aimant la solitude, hautain, extrêmement porté à l'égoïsme, énergique dans ses réparties, ayant beaucoup d'amour propre, ambitieux et aspirant à tout. Ce jeune homme est digne qu'on le protège ». Un autre professeur, monsieur de l'Aiguille, prononce un jugement prophétique : « Corse de nation et de caractère, ce jeune homme ira loin si les circonstances le favorisent ». En somme, « Napoléon perce déjà sous Bonaparte ».

Encore faut-il favoriser les circonstances évoquées et tout d'abord brûler les étapes. Il fait le pari d'obtenir en une année au lieu de deux le grade d'officier d'artillerie et une nomination de sous-lieutenant dans un régiment. A cet effet, il lui faut réussir deux concours à la fois : le normal, ouvrant aux cadets l'accès à l'école d'artillerie, et celui qui, court-circuitant le premier, permet l'accession directe au grade d'officier et dispense du passage préalable par l'école d'artillerie. Le défi scolaire que se lance ainsi à lui-même Napoléon est gigantesque. Il lui faut absorber en quelques mois par son seul travail personnel le programme de deux années d'études. Il doit surtout assimiler les quatre volumes rebutants du fameux « Traité de mathématiques » de Bézout, sur lequel va l'interroger Laplace, membre éminent de l'Académie des Sciences.
Comme à Brienne, il pratique à outrance la méthode de concentration des efforts. Il bachote les matières les plus importantes. Il fait l'impasse sur les matières non indispensables, sans le moindre regret pour les leçons de danse et de maintien. Il n'a pas l'intention de s'illustrer dans les salons. Pour ne pas disperser ses efforts, il renonce à l'exercice de certains grades internes à l'école. Il se prive de sorties. Sa silhouette famélique le fait surnommer le « chat botté » par une jeune fille à peine aperçue. Dans ces épuisantes conditions d'existence, il doit de surcroît surmonter la douleur de la perte de son père en février 1785. Il mesure à cet instant tout ce qu'il lui doit.
Et la victoire couronne son effort surhumain. Il figure à la liste d'admission au grade de lieutenant en second au rang de 42e sur 58. Le classement est certes peu brillant, mais on doit le juger à l'aune des modalités de présentation du concours. Sorte de candidat libre, il est le seul à avoir préparé l'épreuve en une seule année. Les 57 autres ont bénéficié de deux, voire trois années d'études. De surcroît, il est le plus jeune. Jubilant légitimement de joie, le fringant lieutenant en second de 16 ans rejoint en novembre 1785 son affectation au régiment d'artillerie de La Fère, à Valence d'abord, à Auxonne un peu plus tard. Dans ces deux garnisons, il n'est pas question pour le jeune officier promis à un bel avenir de se reposer sur ses premiers lauriers. Il redouble au contraire de travail pour assouvir son insatiable boulimie de savoir. A un camarade qui craint pour sa santé, il rétorque : « Le travail est mon élément. Je suis né pour le travail. Je connais la limite de mes jambes et de mes yeux, pas celle de mon travail ». En quelques mois, il dévore, en les annotant, plus de trente traités d'histoire ancienne et moderne et nombre d'essais politiques et économiques. Il mène une vie monacale que la modicité de sa solde n'explique pas à elle seule. Il doit en effet y puiser pour l'entretien de son jeune frère Louis qu'il vient de prendre sous son aile à ses côtés.
Quand, à force d'abstinence, il économise quelques écus, il se précipite chez un libraire avec une joie d'enfant. Il vit comme un ours, seul dans sa chambre avec ses livres. Il ne fait qu'un repas par jour, se couche à dix heures et se lève à quatre. Cet épuisant régime altère sa santé et le plonge parfois dans une profonde mélancolie. Il peut heureusement retrouver sa famille en Corse au cours de fréquentes permissions que la hiérarchie lui accorde généreusement en raison de son caractère toujours peu sociable. Il prend l'habitude de se faire accompagner d'une bibliothèque ambulante. Elle ne le quittera plus, même sur les champs de bataille. Une telle passion culturelle ne pouvait manquer de susciter une vocation littéraire.

 

Michel FRANCESCHI
Officier général (2s)
Membre du comité de rédaction de l’ASAF

 Diffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr