NOTRE-DAME: le secret de la victoire des pompiers contre le feu.

Posté le vendredi 26 avril 2019
NOTRE-DAME: le secret de la victoire des pompiers contre le feu.

Pour venir à bout de l'incendie de Notre-Dame de Paris, dans la nuit du 15 avril 2019, il a fallu bien plus que le courage et la ténacité des pompiers. Leur victoire contre le feu qui menaçait de détruire la cathédrale est le fruit d'une organisation millimétrée, d'une formation d'élite et d'une chaîne de commandement où la responsabilité et la confiance sont des maîtres mots.

« Qui est cet homme ? » La question a trituré les méninges des complotistes sur les réseaux sociaux. Cet homme était une silhouette sombre vêtue, pensaient-ils, d'une chasuble claire et filmée sur une coursive de Notre-Dame,  la nuit de l'incendie . Un djihadiste ? Un « gilet jaune » ? La rumeur courait et les pompiers de Paris ont dû lui faire un sort : cet homme était l'un des leurs. Et pas n'importe lequel : il s'agissait du général Jean-Marie Gontier, qui commandait les opérations de secours.

Le deuxième plus haut gradé présent sur site cette nuit-là effectuait alors son « tour du feu ». C'est-à-dire qu'il allait, à proximité des flammes, vérifier l'état de l'incendie, l'efficacité de ses décisions et le risque pris par ses hommes. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître - il y a bien des professions où les grands chefs ne vont pas sur le terrain - ce « tour du feu » est une routine. Une règle à laquelle s'astreint, à chaque incendie, la personne qui commande les opérations de secours. « C'est dans notre culture, il faut se rendre compte par soi-même et c'est important pour les hommes de voir le chef », explique Gabriel Plus, le porte-parole de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP). Le général Gontier est monté au front « au moins cinq ou six fois dans la soirée ». Une semaine après  l'incendie géant à Notre-Dame , il y a encore des choses à apprendre et à comprendre de la bataille victorieuse menée par les soldats du feu dans la nuit du 15 au 16 avril.

Ne faites pas de nous des héros.

Le pays entier les a acclamés, tout ce que la France compte d'autorités leur a rendu hommage et même leurs homologues de New York ont salué leur « bravoure ». Ils le méritent. La clairvoyance des gradés et la ténacité de leurs troupes, le miracle de la volonté… Tout cela est vrai mais ne suffit pas à leur rendre justice. Les pompiers eux-mêmes se méfient du « sentiment de toute-puissance » qui peut altérer leur jugement. « Ne faites pas de nous des héros », a-t-on entendu au cours de cette enquête.

Pour venir à bout de l'incendie de Notre-Dame, il a fallu d'abord une organisation millimétrée, des gestes si souvent répétés qu'ils sont devenus des réflexes, une capacité à anticiper, une chaîne de commandement fluide et la confiance absolue des pompiers en leurs chefs qui les fait accepter de mettre leur vie en danger. Tout cela se prépare et s'entretient. La victoire de Notre-Dame n'est pas seulement le fruit d'un combat hors norme, c'est un aboutissement. Celui d'une formation et d'une expérience, un métier dans ce qu'il a de plus noble.

Dix minutes de sidération

Un métier où même les « dix minutes de sidération » qui frappent les premiers pompiers arrivés sur les lieux ont été anticipées et théorisées. « Au départ, on est un peu incrédules car on ne peut pas imaginer que la cathédrale puisse brûler, a raconté, lors d'une conférence de presse, l'adjudant-chef Jérôme Demay, patron de la caserne la plus proche de la cathédrale. Et après on revient dans un système professionnel. » Il s'assure alors que le bâtiment a été évacué, il positionne les premières lances à incendie et envoie des troupes - hommes et femmes - en haut des tours pour arroser la toiture en feu, puis il demande des renforts.

« La phase de sidération sert à constater que la situation est anormale, qu'il faut mobiliser toute la cavalerie et que cela va durer longtemps. C'est aussi la phase des actes réflexes », explique Gabriel Plus. Le porte-parole de la BSPP va nous aider à décrypter les décisions prises, les choix techniques et humains faits cette nuit-là.

La machine est lancée autour de 19 heures, lorsque la demande de renforts arrive au QG des sapeurs-pompiers de Paris, porte de Champerret. L'heure est grave car la charpente de la cathédrale, en flammes, est vieille de huit cents ans et construite d'un seul tenant, sans séparation coupe-feu pour contenir la propagation. Et la fin du message laisse augurer du pire : « Poursuivons reconnaissance. » C'est un code pour dire que la situation est à ce moment-là hors de contrôle.

Comme les bouches à incendie ne sont pas si nombreuses sur l'île de la Cité, décision est prise au QG de faire venir deux bateaux-pompes qui puiseront l'eau de la Seine. Les rues sont étroites autour de Notre-Dame et seuls 18 bras élévateurs pourront être positionnés : ils viennent des casernes parisiennes mais aussi de la grande couronne (dont une vingtaine de pompiers se joindront aux forces de la BSPP). La jonction est faite avec la police pour acheminer le matériel au plus vite, puis organiser un périmètre de sécurité autour de l'église. Les employés du gaz et de l'électricité sont mobilisés (pour veiller à la résistance des réseaux).

Plan d'évacuation de l'Hôtel-Dieu

Une formidable opération multidimensionnelle, à laquelle se joignent la Croix-Rouge et la protection civile. Cela n'a pas été dit jusqu'à présent mais la BSPP avait préparé, s'il y avait eu propagation du sinistre aux bâtiments alentour, un plan d'évacuation partielle de l'Hôtel-Dieu concernant les 50 lits situés dans l'aile la plus exposée. « La première demi-heure est cruciale car il faut demander tout de suite tout ce dont on peut avoir besoin », souligne Gabriel Plus.

Les sapeurs-pompiers de Paris ne sont pas des militaires pour rien. La première brigade a été créée par Napoléon en 1811 à partir d'une troupe de fantassins. Depuis, ils envisagent un incendie comme un champ de bataille où il faut anticiper les mouvements de l'ennemi, le feu, dont ils parlent comme d'un corps vivant.

Tradition militaire

A Notre-Dame, le poste de commandement est d'apparence sommaire : une tente adossée à un camion équipé de liaisons radio. Mais il est organisé comme un état-major de campagne : on y voit un plan de Notre-Dame divisé en quatre secteurs, des colonels expérimentés sont en lien avec chaque responsable de secteur et notent l'évolution de la situation et des besoins en temps réel, un capitaine synthétise les informations et les communique au commandant des opérations de secours.

S'y ajoutent un expert du bâtiment, le lieutenant-colonel José Vaz de Matos (pompier détaché au ministère de la Culture), un « dessinateur opérationnel » (un pompier qui parcourt le site et ramène des croquis des points névralgiques) et le porte-parole, Gabriel Plus. Tous doivent aider le commandant des opérations à visualiser au mieux le champ de bataille, à enrichir (voire à les suppléer, en cas de panne) les images fournies par le drone de la police qui survole la cathédrale.

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Notre Dame de Paris, CSTC POIS B. Moser/BSPP

Tandem de commandement

Cette douzaine de personnes est placée, cette nuit-là, sous la direction d'un tandem : le général Jean-Claude Gallet, commandant de la BSPP, et son adjoint, le général Jean-Marie Gontier. Compte tenu de l'enjeu, les deux hommes se sont partagé le travail : Jean-Marie Gontier dirige les opérations, indique les endroits à attaquer en priorité et analyse les mouvements du feu. Il établit un plan pour les contrer qu'il propose à Jean-Claude Gallet, seul responsable et décisionnaire en dernier ressort. Ce dernier fait aussi le lien avec les autorités, préfet de police, maire de Paris, Premier ministre et président de la République.

Les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Ils se disent les choses clairement et se comprennent d'une phrase, ils sont en confiance. Mais durant la première heure, ils sont en proie au doute, graves et économes de leurs mots, les traits marqués par l'amertume : les lances crachent de l'eau à plein régime mais le feu ne cesse de s'intensifier, poussé vers les tours par un fort vent d'est. « Il faut sauver Notre-Dame », répète Jean-Marie Gontier, comme pour se convaincre que c'est possible.

Les attentats du 13 novembre en mémoire

Le moment est suffisamment traumatisant pour que plusieurs gradés fassent la comparaison avec les attentats du 13 novembre 2015 (même s'il n'y a finalement pas eu de victimes à Notre-Dame). Les pompiers en première ligne ne cessent de reculer. Ils sont environ 150 à attaquer les flammes à l'intérieur de la nef et depuis les tours.

« On a entendu un gros bruit, on ne voyait pas ce qui se passait à l'extérieur et apparemment c'était la flèche qui était tombée », a raconté à Brut la caporale-chef Myriam Chudzinski, présente dans les tours à ce moment-là. La flèche, haute de 93 mètres, constituée de 500 tonnes de bois et 250 tonnes de plomb, vient effectivement de s'abattre, perçant la toiture dans sa chute. Tous ceux qui combattent le feu à l'intérieur de l'édifice ont ordre de sortir et tous le font, sauf les dix pompiers partis en éclaireurs à la recherche des reliques. Ils sont dans la salle du trésor. Le temps se suspend quelques minutes… jusqu'à ce qu'ils réapparaissent, sains et saufs.

En tombant, la flèche a déplacé le feu de la toiture à l'intérieur de la nef. Du métal en fusion tombe du toit. Le robot Colossus prend le relais pour asperger l'intérieur de la cathédrale, tandis qu'une centaine d'hommes vont chercher les œuvres d'art.

Deux exercices à Notre-Dame en 2018

Beaucoup a été écrit sur ce sauvetage. Et l'histoire est belle de ces pompiers qui extraient la couronne d'épines du coffre et récupèrent la tunique de Saint-Louis, de cette incroyable chaîne humaine composée de soldats du feu, de religieux, de fonctionnaires de la Ville de Paris et du ministère de la Culture qui, toute la nuit, transportent les trésors vers une salle de l'Hôtel de Ville, de l'aumônier catholique des pompiers enfin qui tient à emmener les hosties hors du brasier. Et pourtant, là n'est pas l'action la plus mise en valeur par les pompiers eux-mêmes : il y avait du danger, certes, mais les pompiers des casernes alentour avaient exécuté deux exercices dans la cathédrale en 2018, ils connaissaient les passages.

La décision la plus grave a consisté à tout faire pour arrêter l'incendie au niveau des tours. A ce moment-là, le feu se propage dans tous les sens, nourri par les courants d'air, les gaz chauds et les fumées inflammables. Quand la charpente du beffroi nord commence à être touchée, vers 21 heures, la voix de José Vaz de Matos résonne sous la tente de l'état-major : « Si les 8 cloches tombent, elles emporteront toute la voûte et la cathédrale s'effondrera comme un château de cartes ! » Jean-Claude Gallet et Jean-Marie Gontier pensent à la même chose : il faut renoncer à sauver la toiture pour positionner un maximum d'engins au niveau des tours et tenter de les sauver. Il s'agit de « faire la part du feu ». Gontier : « Le risque, c'est que le feu gagne en intensité, il faut l'arrêter rapidement. » Gallet : « Oui, on l'arrête au niveau des tours et on engage des gens. »

Peu de possibilités de repli

Sur le papier, c'est logique ; dans la vraie vie, cela suppose de mettre des hommes en danger. Car les bras élévateurs situés à l'extérieur de la cathédrale ne suffiront pas à créer un rideau d'eau suffisamment important. Il faut envoyer à nouveau des pompiers en haut des tours, pour renforcer le rideau d'eau et pour éteindre le feu dans le beffroi nord. Un « commando de choc » d'une vingtaine de personnes devra gravir en courant, sur 60 mètres de hauteur, des escaliers en colimaçon larges d'à peine 60 centimètres avec plus de 20 kilos d'équipement sur le dos. Et ce, sans possibilité de repli facile.

J'ai déjà perdu deux hommes sur opération au début de l'année
et notre devise c'est
« Sauver ou périr ».

La brigade parisienne a déjà perdu deux des siens, en janvier dernier, dans l'explosion de gaz de la rue de Trévise. Vers 21 h 30, Jean-Claude Gallet présente ainsi sa décision à Emmanuel Macron qu'il a rejoint dans les bureaux de la préfecture de police, toute proche : « J'ai déjà perdu deux hommes sur opération au début de l'année, et notre devise c'est 'Sauver ou périr'. Je vais en réengager à l'intérieur, cela présente un risque pour eux mais il faut que je le fasse. » Selon un témoin de la scène, quelques questions sont posées - « Le risque est-il mesuré ? » - puis le président de la République acquiesce. D'autant que Jean-Claude Gallet a précisé : « Cela se joue dans la demi-heure. »

Son adjoint, Jean-Marie Gontier, a déjà réuni les chefs de secteur. Il leur a fait mesurer l'enjeu - sauver la cathédrale - et le risque : ceux qui iront dans la tour nord marcheront sur un plancher instable posé sur une charpente en flammes et ils n'auront pas le temps de s'amarrer pour amortir une chute éventuelle. Puis il a demandé : « On y va ou pas ? » Question purement rhétorique ? Oui et non. « Je n'ai jamais vu un pompier dire non mais il est important que les chefs de secteur adhèrent à la décision du commandant », explique Gabriel Plus. Afin qu'eux-mêmes évaluent sans cesse le risque pris par leurs subordonnés.

Et puis, « si le risque n'est pas consenti, il y a perte de confiance dans la hiérarchie, la peur s'installe et fait faire des erreurs techniques graves », poursuit Gabriel Plus. A Notre-Dame, le consentement est facilité par le parcours du tandem décisionnaire : « Le risque que le général demande, il l'a pris quand c'était son tour de le prendre, donc il sait de quoi il parle. » Le mérite de la promotion par le rang.

Les premières images de l'intérieur de Notre-Dame après l'incendie
Créer un pack

Au-delà de l'excellente condition physique des soldats du feu, les entraînements quotidiens dans les casernes servent à créer des réflexes de travail en commun, des gestes partagés qui accélèrent l'attaque. « Comme pour une équipe de foot », note un gradé. Tous les pompiers fonctionnent en binôme : le plus jeune, qui dirige la lance au plus près du feu et peut être aveuglé par la fumée, est guidé par un aîné qui règle le débit de la pompe. Et ce dernier reçoit les consignes de son chef de secteur qui a une vue d'ensemble. Une organisation certes pyramidale, mais où chaque niveau hiérarchique est juge de la meilleure manière d'accomplir sa mission.

Le commando rendu en haut des tours, tout s'enchaîne très vite. Au bout d'un quart d'heure, les flammes faiblissent. Jean-Marie Gontier repart faire son « tour du feu » et revient à 22 heures : « Elle est sauvée. » Elle, c'est Notre-Dame.

La relève toutes les quarante minutes

Le travail n'est pas terminé pour autant : il faut éteindre le feu de la toiture. De l'extérieur, des pompiers perchés sur des nacelles arrosent le toit. Ils sont à un mètre des murs, exposés à une chaleur de « 100 à 200 degrés ». Il faut les relever toutes les quarante minutes, le temps de vie de leur bouteille d'air (ce qui explique la mobilisation de 600 pompiers cette nuit-là).

L'usage de la lance est très technique. Un jet à haut débit a un effet mécanique d'écrasement du feu mais peut faire des dommages. Ordre est donc donné de passer au-dessus des rosaces pour les préserver. Ceux qui sont postés plus loin du centre du brasier utilisent, eux, un jet diffus destiné à inonder les parties de l'édifice encore intactes afin qu'elles résistent au feu. Mais là encore, l'eau peut faire des dégâts. Alors, une fois l'incendie circonscrit, l'arrosage est modéré afin de protéger les tableaux pas encore décrochés.

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Notre Dame de Paris, CSTC POIS B. Moser/BSPP

Technique de précision et facteur chance

Technique de précision, maîtrise d'un savoir-faire… Au milieu de tout cela, il a fallu aussi compter sur le facteur chance : l'échafaudage qui entourait la flèche et les deux ogives croisées qui tenaient la voûte entre la flèche et les tours ont résisté. S'ils avaient flanché, tout s'écroulait.

Alors que le feu est maîtrisé mais pas éteint, les officiels, dont Emmanuel Macron, demandent à entrer dans la cathédrale. Tous se tournent vers l'expert du ministère de la Culture, José Vaz de Matos, qui ne s'y oppose pas : il n'y a plus de risque d'effondrement.

Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a loué « l'intelligence des situations et le courage » du général Jean-Claude Gallet. Sait-il que pour acquérir cette « intelligence des situations », l'équipe de commandement de la BSPP s'entraîne chaque samedi matin à la prise de décision au cours d'un jeu de rôle sur un scénario de risque majeur ? Le samedi 20 avril, la simulation a exceptionnellement été annulée.

 

Elsa FREYSSENET r
Les Echos
Publié le 23/04

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr