OPERATION BARKHANE. Fin de l’engagement militaire français au Mali : La fierté et l’amertume
Depuis 2013, 100 000 soldats français ont servi tour à tour au Sahel. Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé la fin de Barkhane et le retrait progressif de nos soldats, l’auteur , colonel (er)* salue les succès militaires remarquables qu’ils ont obtenus et explique les sentiments mélangés qu’ils éprouvent.
Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé jeudi dernier le retrait des troupes françaises du Mali, il ressort de ces neuf années d’engagement militaire, un double sentiment.
À l’aune de ces neuf années, c’est tout d’abord un sentiment de fierté qui me vient. Serval puis Barkhane ont parfaitement rempli leurs missions.
Appelées en 2013 par les autorités maliennes, les forces françaises ont permis que le Mali ne s’effondre ni ne devienne un sanctuaire du terrorisme islamiste. Pour cela, les soldats français ont combattu sans relâche les séides d’al-Qaida, Daech ou Ansarul Islam. Par les airs et au sol, les opérations se sont enchaînées pour endiguer la liberté d’action de ces katibas, détruire leurs ressources (explosifs, caches d’armes, motos) et neutraliser leurs chefs, comme Abdelmalek Droukdel, chef d’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) en juin 2020 ou Adnan Abou Walid al-Sahraoui, chef de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) en août 2021.
Dans ce but également, les forces françaises ont œuvré avec opiniâtreté à la consolidation des armées maliennes et nigériennes. Former, instruire, réassurer, accompagner au combat ont été autant de termes de missions pour Barkhane. Là aussi les résultats sont probants. En 2013, les Forces armées maliennes (FAMa) recensent 8 000 hommes peu formés, mal entraînés, sous-équipés et insuffisamment encadrés. En janvier 2022, les Forces armées maliennes comptent 40 000 hommes, dont 25 000 sont déjà opérationnels.
La France a par ailleurs formé, équipé et entraîné 4 unités légères de reconnaissance et d’intervention. Équipées de motos, de pick-up, de moyens performants de transmission et d’éléments individuels de protection, elles conduisent avec Takuba (entité militaire constituée à l’invitation de la France, composée d’environ 600 soldats des forces spéciales dépêchés au Mali par plusieurs pays européens, dont la Suède, l’Estonie et la République tchèque, disposant d’une capacité de réaction rapide et mise en place à partir de 2020, NDLR) des missions antiterroristes audacieuses dans le Liptako-Gourma (aire géographique à cheval sur le Burkina-Faso, le Mali et le Niger). Au sud, les Forces armées nigériennes (FAN) sont passées de 10 000 hommes à 25 000.
Cette montée en puissance des armées locales procède des efforts français pour leur équipement (actions de la Direction de la coopération de la sécurité et de défense du ministère des Affaires étrangères [DCSD]) et pour leur capacité à remporter des victoires (actions de Barkhane et Takuba). Dans ce but, enfin, Barkhane a, on l’a vu, fort habilement intégré d’autres forces européennes. Maintenant une liaison permanente avec les Américains au Sahel, Barkhane a intégré en 2018 un contingent estonien, puis, en 2019, des détachements britannique et danois d’hélicoptères lourds de manœuvre. Dès juillet 2020, Takuba a pris place dans Barkhane pour qu’aujourd’hui dix pays européens y contribuent. Les détachements européens légers de forces spéciales offrent ainsi un véritable effet démultiplicateur pour accompagner nos partenaires africains dans leurs opérations contre-terroristes.
Pour autant, la fierté d’avoir réussi ces missions cache mal l’amertume de ne les avoir pas menées à leur terme.
Plusieurs raisons l’expliquent.
D’un point de vue purement opérationnel, les succès tactiques de Barkhane sur les katibas qui sévissaient sur une région, n’ont presque jamais été exploités par les autorités maliennes pour réinvestir ces mêmes espaces et y réaffirmer leur présence et leur souveraineté. En 2017, alors que j’étais Scops (sous-chef opérations) de Barkhane, nous avions planifié des missions qui visaient à ce que les soldats français et maliens occupent plus durablement les zones d’opération. Acquérir le renseignement, neutraliser les groupes terroristes, réaliser des actions pour les populations avaient pour but ultime que l’État malien reprenne pleinement pied dans ces zones en y implantant une garnison des Forces armées maliennes et, autour d’elle, l’ensemble des services de l’État (préfet, police, justice, éducation, santé) que la population appelait de ses vœux. Or, dans la pratique, l’État failli et désorganisé qu’était déjà le Mali n’a jamais su, depuis Bamako, mettre les ressources idoines pour un Nord qu’il méconnaît et auquel il semble davantage tenir comme un mythe d’un Mali uni que comme une province à dûment administrer.
D’un point de vue médiatique, certains événements ont profondément nui à l’image de notre engagement pour le Mali et les Maliens. Le bombardement de Bounti (village au centre du Mali) le 3 janvier 2021 a très certainement marqué un tournant dans l’opinion publique bamakoise, prompte à fustiger la France en ignorant ses actions au nord. Attendu la complexité du processus de ciblage, la redondance des vérifications, la prise de décision au plus haut niveau de Barkhane, il est impossible qu’une erreur d’objectif fût commise lors de cette frappe. Pour autant, alors que les réseaux sociaux extrapolaient dès le lundi 4 janvier sur de faux chiffres et de faux témoignages, l’état-major des armées à Paris a attendu le mercredi 6 janvier pour donner sa version. Trop tard pour endiguer les fake news que la viralité numérique portait déjà comme vérités.
Les champs immatériels sont devenus un espace de bataille dont le centre de gravité est la perception des opinions publiques. Si nos armées ont prouvé un réel savoir-faire sahélien, elles n’avaient pas encore investi dans le juste et parfois urgent faire-savoir pour éviter que l’action bénéfique de Barkhane ne soit décriée injustement comme celle d’une force d’occupation qu’elle n’a jamais été.
Enfin, d’un point de vue politique, le double putsch de la junte malienne en août 2020 et mai 2021, ses positions ambiguës et populistes sans que jamais elle n’ose demander officiellement le départ de Barkhane, son recours aux mercenaires russes de Wagner dans le seul but d’ériger une force prétorienne assurant, avec l’argent du Mali, sa propre survie ont été des étapes qui ont mené logiquement au retrait. Bien plus, ses prises de position antifrançaises ont littéralement vidé de son sens l’action des soldats de la Force.
En trois projections, les dix-huit mois passés au Mali m’ont conduit, comme tout officier, à donner du sens aux missions que nous remplissions, aux risques que nous prenions, à nos vies que nous mettions en jeu. Il était alors clair que nous étions là pour la restauration de la paix et de l’intégrité de l’État malien, pour la lutte contre le terrorisme islamiste et pour la défense au large de la France. Dans le contexte d’hostilité ouverte affiché ensuite par Bamako, je me demande aujourd’hui comment mes camarades sur le terrain pouvaient encore donner du sens à leur mission.
Ces neuf années d’opération laissent donc un sentiment singulier d’amère fierté. Le retrait procède d’une logique évidente : payer le prix du sang et verser 1 milliard d’euros par an pour un État qui honnit notre présence devenait inique et intolérable.
Sûrement aurions-nous dû saisir l’opportunité de tourner la page plus tôt : au mieux dès la fin de Serval en 2014, au pire à l’été 2021, alors que le « surge» décidé à Pau (600 hommes supplémentaires) avait produit des effets remarquables sur la baisse du potentiel ennemi comme sur la montée en puissance des Forces armées maliennes et des Forces armées nigériennes.
Je reste aujourd’hui convaincu que ces victoires arrachées par la sueur et le sang des 52 camarades tombés au Mali comme des centaines d’autres blessés dans leur chair ou dans leur équilibre psychique n’ont pas été vaines. Comme l’affirmait un général commandant Barkhane, « la France et le Mali ont un passé commun, un présent commun et sûrement un avenir commun». Les trajectoires rompent aujourd’hui leur parallélisme, laissant la junte poursuivre sa course mortifère. Je ne vois pas les différentes forces du Mali s’unir autour d’un même projet. À court terme, ces trajectoires se recroiseront.
Puissions-nous ne pas revenir dans l’urgence absolue pour éteindre un nouvel incendie - cette fois-ci aux portes de Bamako.
Colonel (er) Raphaël BERNARD*
Le Figaro
21 février 2022
* Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, l’officier d’artillerie a servi au total vingt-deux mois au Sahel lors de trois périodes successives, à Kidal (Mali), puis à N’Djamena (Tchad), et enfin à Gao (Mali). Il a été cité trois fois pour faits de guerre. Raphaël Bernard vient de publier « Au cœur de Barkhane. Face aux terroristes » (Éditions JPO, novembre 2021), passionnant récit des mois passés au Tchad au cœur du poste de commandement de l’opération Barkhane.