POUVOIR : «1968 conspuait les militaires, 2018 les appelle au pouvoir!»

Posté le lundi 28 janvier 2019
POUVOIR : «1968 conspuait les militaires, 2018 les appelle au pouvoir!»

La journaliste du Figaro, spécialiste des relations internationales, publie une enquête passionnante au cœur des armées françaises. Mêlant témoignages de militaires et analyses, elle explique pourquoi jamais la grande muette n'a été autant respectée et admirée. Ce «réveil des armées» est, selon elle, le symptôme d'un réveil patriotique plus large sur fond de malaise social et culturel.

 

LE FIGARO MAGAZINE. - Tous les sondages le confirment: les Français ont une bonne opinion de leur armée. Comment l'expliquez-vous?

 

ISABELLE LASSERRE. - Cela fait plusieurs décennies que l'armée n'avait pas été aussi populaire. Les sondages montrent que plus de 80 % des Français ont une bonne image de leur armée. Elle suscite plus de confiance chez les Français que les partis politiques qu'ils jugent corrompus, ou les journalistes, accusés de ne véhiculer qu'une seule réalité, celle des bobos parisiens, ou les syndicalistes, qui font passer leurs intérêts personnels avant ceux des salariés, ou les banques et les grandes entreprises, réputées s'enrichir sur le dos du contribuable. Plus étonnant encore, une grande majorité se prononce pour le maintien ou l'augmentation du budget de la Défense.

 

Cela s'inscrit-il dans un sursaut patriotique plus large? Sommes-nous en train de vivre un changement d'époque? Une sorte de Mai 68 à l'envers?

Tous les signes extérieurs du patriotisme réapparaissent. On voit à nouveau fleurir aux fenêtres le drapeau bleu, blanc, rouge, ce signe de ralliement au combat, ce symbole de liberté au nom duquel tant d'hommes ont donné leur vie. La Marseillaise vit une seconde jeunesse. Elle est chantée plus fort et plus souvent dans les cérémonies. Quant au défilé du 14 Juillet sur les Champs-Élysées, il n'a jamais connu autant d'engouement. Même Donald Trump voulait le même! Ce sont les attentats de 2015 qui ont enclenché ce retournement. Mais aussi les changements du monde. Après l'effondrement du communisme, qui annonçait selon le politologue américain Fukuyama «la fin de l'histoire», les élites européennes ont vécu dans l'illusion que la guerre avait disparu du Continent.

L'espoir d'une Europe à jamais pacifiée a depuis fait long feu. L'Afghanistan, le Mali, le Bataclan ont sonné la fin de la récréation. On peut effectivement lire ce réveil comme une sorte de Mai 68 à l'envers. L'antipatriotisme, qui se nourrissait de l'Indochine, du Vietnam et de l'Algérie, avait été une composante de 68. Cette parenthèse est en train de se refermer.

 

L'engouement pour l'armée répond-il à une profonde crise d'autorité et à un discrédit des autres institutions?

Oui. La disparition des idéaux de 68, la multiplication des menaces à l'extérieur et à l'intérieur du pays, l'augmentation des incivilités et de l'insécurité ont fait ressurgir des besoins d'autorité et de hiérarchie. Or, l'armée apparaît comme l'un des derniers bastions des «valeurs morales» et républicaines, la seule institution qui mette à ce point en avant le courage, l'autorité, l'engagement, la discipline, le sens du service. Alors que l'État et la société se délitent, que les services publics se rétrécissent, quand l'école ne joue plus son rôle, quand l'intérêt général a déserté les institutions, l'armée rassure. Elle tient debout, reste fidèle à ses principes, défend une certaine idée de la France dont beaucoup sont nostalgiques. Ses valeurs permettent d'échapper à la dilution de l'identité nationale. C'est parce qu'il incarnait l'autorité qu'Emmanuel Macron a été si facilement élu. La crise des «gilets jaunes» a cependant montré que l'autorité, ce n'est pas forcément être autoritaire, mais c'est aussi savoir écouter et encourager ses équipes, descendre du sommet pour comprendre la base.

 

Certains «gilets jaunes» voyaient le général de Villiers comme un recours politique. Est-ce un symptôme du réveil des armées?

Oui, bien sûr. 1968 conspuait les militaires, 2018 les appelle au pouvoir! Les «gilets jaunes» qui verraient bien Pierre de Villiers à Matignon réclament un «vrai commandement». Mais ce genre de proposition ne séduit pas vraiment les militaires français.

Aux États-Unis, les circulations entre les armées et le pouvoir sont assez naturelles. Donald Trump, quand il a été élu, s'est entouré de militaires. En France, depuis le général de Gaulle, les officiers se tiennent éloignés du pouvoir politique. Le putsch d'avril 1961 a laissé des traces indélébiles. L'Algérie a servi de leçon et d'exemple. Les militaires sont devenus très républicains. En théorie, pourtant, rien n'empêcherait un militaire à la retraite de servir son pays différemment tout en restant républicain! Surtout si Emmanuel Macron échoue. En tout cas, l'idée séduit de nombreux Français…

 

La popularité de l'armée est aussi liée à la menace terroriste. Le principal défi est-il intérieur?

Aujourd'hui, le danger est partout. La menace extérieure, qu'on pensait assoupie, s'est réveillée. Le terrorisme a sonné la fin de l'ordre «westphalien» qui garantissait la sécurité des sociétés à l'intérieur des frontières étatiques. Jusque-là, les armées françaises s'étaient concentrées sur leur première mission. Elles doivent aujourd'hui réorienter leur action et se réinvestir sur le territoire national. L'opération «Sentinelle», avec ses 7000 soldats de l'armée de terre qui patrouillent dans les villes françaises, est la première réponse. Sa fonction principale est de rassurer. Mais certains considèrent que les soldats sont des cibles pour les djihadistes et que la mission manque d'efficacité opérationnelle. D'autres estiment aussi que le dispositif épuise les forces françaises, qui manquent déjà d'effectifs.

 

Vous expliquez que la crise migratoire pourrait faire exploser l'Europe. Pourquoi?

La question a longtemps fait l'objet d'un tabou à gauche. Aujourd'hui, sous l'effet des attentats terroristes, de la mondialisation et de la montée des courants anti-immigration, ce verrou perd ses vis. Alors que les experts considèrent que le phénomène n'en est qu'à ses débuts, la question migratoire détermine les élections, elle fait voler en éclats les consensus dans les partis politiques. Si l'Union européenne n'est pas capable de défendre sa frontière commune, l'espace Schengen pourrait s'écrouler.

Cette crise menace d'emporter avec elle les démocraties libérales et de faire exploser ce qu'a laborieusement construit le Vieux Continent après la Seconde Guerre mondiale et qui a depuis préservé la paix. Elle est devenue, pour l'Europe, une bombe à retardement.

 

Tandis que François Hollande ou Gérard Collomb ont évoqué le risque de la partition, des élus ont appelé l'armée à intervenir en banlieue. Cette hypothèse est-elle crédible à terme?

C'est une question régulièrement évoquée par les responsables politiques. Elle a récemment été soulevée avant l'évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le rôle de l'armée est de se préparer à tous les scénarios et d'être prête si le pouvoir politique en donne l'ordre. Un jour, elle intervient au Mali ; le lendemain, en France, pendant les inondations. Mais la plupart des officiers sont hostiles à l'idée qu'elle entre dans les banlieues. Cela ferait ressortir les mauvais souvenirs de l'état d'urgence pendant la guerre d'Algérie. Les militaires considèrent que ce n'est pas leur rôle. En 2005, le chef d'état-major des armées avait même menacé de démissionner quand Dominique de Villepin, alors premier ministre, avait évoqué cette idée. Les militaires évitent d'en parler. Même si la question est dans toutes les têtes.

 

L'intervention de la France au Mali a été saluée comme un modèle du genre. Pourtant, vous en faites un bilan plus nuancé…

 

Militairement, l'opération «Serval» déclenchée en janvier 2013 pour bloquer les djihadistes, reste un modèle d'efficacité et de réussite, qui a été salué par les Américains. Mais la guerre n'est pas finie. La situation s'est depuis dégradée dans l'ensemble du pays, où les djihadistes prospèrent à nouveau.

La crise est nourrie par l'incurie du pouvoir à Bamako, la corruption des élites locales, l'ambiguïté des acteurs régionaux et le développement de l'islamisme dans toute la région. Il a aussi manqué d'une approche globale et d'une politique de développement. Les officiers français avaient prévenu que l'action militaire ne suffirait pas à stabiliser le Mali. Il est souvent plus difficile de gagner la paix que de gagner la guerre.

 

La France a-t-elle toujours les moyens de ses ambitions militaires?

 

L'argent, c'est le nerf de la guerre et la principale raison des tensions entre responsables politiques et militaires. Depuis la chute du mur de Berlin, les crédits de la France ont fondu comme neige au soleil. À peine élu, Emmanuel Macron a imposé une coupe budgétaire inattendue de 850 millions d'euros pour 2018, rompant ainsi avec ses engagements préalables. C'est la raison de la démission du général Pierre de Villiers. Pour l'Élysée, la priorité, c'était l'endettement de la France, la nécessité de faire passer le déficit en dessous des 3 % du PIB avant les élections allemandes. Or, le rapport de la Cour des comptes décrivait une situation plus dégradée que prévu. Depuis, l'erreur a été en partie réparée et le budget regonflé. Mais les officiers craignent un nouveau mirage. Ils jugent la remontée en puissance insuffisante. Une grosse partie doit en outre se faire au prochain quinquennat. Que se passera-t-il si Emmanuel Macron n'est pas réélu? Que se passera-t-il si la croissance n'est pas au rendez-vous, alors que les crises sociales qui secouent la France creusent le déficit?

 

«Sur le fond, Donald Trump n'a pas tort: l'Europe doit consacrer davantage de moyens à sa défense et cesser de vivre à l'ombre du parapluie militaire américain»

Peut-on aller jusqu'à parler de paupérisation de l'armée? Quel est le risque?

 

Faire plus avec moins, ce principe semble avoir atteint sa limite. Les forces armées sont passées de 320 000 hommes à 237 000 en onze ans malgré la multiplication des interventions. Face à l'alourdissement des tâches, l'armée française est en surchauffe. À terme, les restrictions budgétaires pourraient avoir des conséquences sur les opérations extérieures. Les Français ont un contre-modèle en tête: le «burn-out» de l'armée britannique, qui a provoqué un décrochage durable des capacités et des compétences.

 

Donald Trump prévient que les États-Unis ne paieront pas éternellement pour la défense de l'Europe. La France a-t-elle bien fait de réintégrer l'Otan?

Elle participait à la plupart des opérations de l'Alliance sans pouvoir contribuer à leur élaboration: elle a désormais deux commandements majeurs. Ce retour a aussi permis aux officiers français de travailler en coalition et d'acquérir des compétences nouvelles. La France a gagné en influence et en crédibilité, sans pour autant perdre son libre arbitre puisque cela n'a pas empêché François Hollande de retirer les troupes d'Afghanistan en 2012… Depuis l'élection de Trump, le contexte a bien sûr changé. Davantage que l'Alliance, ce sont les relations transatlantiques qui sont fragilisées par ses attaques. Sur le fond, il n'a pas tort: l'Europe doit consacrer davantage de moyens à sa défense et cesser de vivre à l'ombre du parapluie militaire américain. Mais si un jour, il décide de quitter l'Otan, l'organisation affrontera sans doute la pire crise de son histoire…

 

Le projet de défense européenne vous semble-t-il réaliste?

 

C'est un serpent de mer. La France en a toujours fait une priorité, mais les obstacles sont nombreux. L'Europe politique n'existe pas.

L'est et l'ouest du continent n'ont pas la même perception des menaces. Les premiers redoutent le réveil de l'impérialisme russe et comptent encore sur les États-Unis et sur l'Otan pour assurer leur sécurité, tandis que les seconds craignent la menace qui vient du Sud. Les attaques de Trump, qui veut se désengager de l'Europe, et le retour de la guerre ont provoqué un sursaut sur le Vieux Continent. Mais on est encore loin du compte, surtout si l'on compare les augmentations des budgets européens aux investissements massifs de la Chine et de la Russie.

 

La France est en première ligne dans la défense de l'Europe. N'est-ce pas un argument de négociation avec l'UE sur la question du déficit budgétaire?

 

On pourrait imaginer que les dépenses militaires de la France n'entrent pas dans le calcul du budget… Il est vrai que la France, quand elle intervient au Mali, en Afghanistan ou au Sahel pour lutter contre les djihadistes, sert aussi les intérêts de sécurité des autres pays européens. Elle possède aujourd'hui la plus grosse armée d'Europe. Si le Brexit va à son terme, elle sera aussi la seule puissance de l'Union à posséder la bombe nucléaire et un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Il pourrait paraître juste d'imaginer une sorte de partage des tâches…

Le service national universel est-il une bonne idée?

C'était une promesse de campagne d'Emmanuel Macron. Fournir des bras supplémentaires au pays face à l'ampleur des menaces qui s'accumulent. Offrir un projet de société aux jeunes qui veulent servir leur pays tout en favorisant la cohésion nationale. Le projet a soulevé des réticences au sein des armées. Un peu moins depuis qu'elles savent qu'elles n'auront pas à le financer

 

Propos d’Isabelle LASSERRE
Le Figaro
recueillis par Alexandre DEVECCHIO 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr