PREROGATIVES REGALIENNES : "La sécurité nationale est de la seule compétence de chaque État membre"

Posté le vendredi 19 février 2021
PREROGATIVES REGALIENNES : "La sécurité nationale est de la seule compétence de chaque État membre"

Alors que la Cour de justice de l’Union européenne délibère sur l’application de la directive «temps de travail» à l’armée française, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel* estime que les institutions de l’Union européenne brident l’exercice, par les États membres, de leurs prérogatives régaliennes.

Une «volonté souveraine européenne» apportant à la protection des peuples le renfort d’une union pour la sécurité et la défense? On peut en caresser le rêve, à condition de ne pas ignorer les réalités. Ces dernières sont dans l’esprit qui anime les organes de l’Union européenne, dans le logiciel résolument antirégalien qu’elles mettent en œuvre.

Les organes de l’Union ne disposent que d’une compétence d’attribution, délimitée par les traités. Ils n’ont pas la «compétence de leurs compétences» (laquelle demeure l’apanage des États nationaux).
En matière de sécurité et de défense, plus encore que dans toute autre matière, les organes de l’Union devraient s’interdire tout excès de pouvoir, car les traités (c’est-à-dire les peuples souverains) n’ont transféré aucune compétence à l’Union: «La sécurité nationale reste de la seule compétence de chaque État membre», précise le paragraphe 2 de l’article 4 du traité sur l’Union européenne. En asphyxiant l’État régalien, l’Union priverait de garanties essentielles des exigences de rang constitutionnel telles que la défense du territoire, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics et la souveraineté nationale.

Il en résulterait une crise systémique. En France, par exemple, comme le Conseil constitutionnel l’a jugé il y a une quinzaine d’années, l’application d’un acte de droit européen dérivé (une directive par exemple) doit être écartée si cet acte porte atteinte à l’identité constitutionnelle du pays. Pour sa part, le Tribunal constitutionnel allemand ne se prive pas de désavouer les organes de l’Union européenne lorsqu’il estime qu’ils outrepassent leurs compétences (voir la décision du 5 mai 2020 du tribunal de Karlsruhe condamnant la pratique suivie par la Banque centrale européenne en matière d’achat d’obligations publiques).

 

L’excès de pouvoir des organes de l’Union européenne est pourtant récurrent dans le domaine régalien. Et il tend à entraver les fonctions de souveraineté dans le cadre national comme dans celui de l’Union.

En janvier 2021, M. Oe, avocat général danois de la Cour de justice de l’Union, conclut que la directive 2003/88/CE relative au temps de travail s’applique aux membres des forces armées. Du point de vue du droit de l’Union, un militaire devrait donc être regardé comme un travailleur ordinaire. Sauf, concède M. Oe, lors d’opérations proprement militaires ou d’entraînements opérationnels, ou dans certaines unités spéciales. Mais ces distinctions sont inopérantes pour une armée intégralement professionnalisée comme l’armée française, désormais seule en Europe à disposer de capacités expéditionnaires. Comme le rappelle Jean-Louis Borloo dans ces colonnes, «il est tout simplement impossible à nos forces armées de s’accommoder du prêt-à-porter de la directive de 2003: décompte individuel du temps, limitation forte du travail de nuit, planification rigide de l’activité et nécessité d’un accord préalable de chaque personne pour la faire évoluer, décompte précis des récupérations, etc.».

Cette banalisation du statut militaire (qui serait dans le droit fil de l’arrêt du 2 octobre 2014 de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la France pour interdire le syndicalisme dans son armée) méconnaîtrait la singularité de l’engagement militaire, porteur de ce bien commun qu’est la conscience de servir la communauté nationale. Elle nierait l’unité de la condition militaire, qui doit être comprise en termes de disponibilité, de dévouement et de sacrifice, et compte tenu de compensations propres en matière de congés et de retraite. Elle nuirait à l’efficacité et à la sécurité de nos troupes.

Elle serait préjudiciable aux intérêts mêmes de l’Europe, puisque la France s’est vu de facto déléguer par les autres États membres la mission de défendre leur commune civilisation sur de périlleux théâtres extérieurs. Du fait de cette délégation, qui les dispense de verser le sang de leurs soldats, les États membres non belligérants ne se trouvent pas trop gênés par la directive de 2003 et vont, comme l’Allemagne, jusqu’à prendre dans cette affaire, devant la Cour de Luxembourg, une position contraire à celle de la France. Face à une telle panne du moteur franco-allemand, comment rêver encore d’Europe de la défense ?

 

Autre domaine crucial pour notre sécurité collective, tant nationale qu’européenne: l’utilisation des données des communications électroniques dans le cadre des enquêtes pénales ou de renseignement, à des fins de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée ou de contre-espionnage.

Dans un arrêt du 8 avril 2014 («Digital Rights»), confirmé par la suite, la Cour de justice de l’Union européenne juge que les États membres ne peuvent obliger les fournisseurs de services de communications électroniques à conserver temporairement toutes leurs données de connexion. Dans le domaine pénal, la Cour exclut ainsi la conservation indifférenciée de ces données, même pour les infractions les plus graves comme le terrorisme. Faibles ou forts, les signaux échapperont aux investigations si ne sont pas délimitées par avance les zones et catégories de personnes visées. Ces restrictions remettent en cause 90 % des enquêtes judiciaires exploitant des données de connexion. Les conséquences en sont dramatiques en termes d’identification des criminels comme de mise hors de cause des innocents.

La jurisprudence ultérieure parachève le désarmement de l’État régalien en la matière. Les arrêts «Quadrature du net» et «Privacy International» du 6 octobre 2020 interdisent la conservation des données de connexion pour les besoins des services de renseignement, quelles que soient les précautions prises par la loi nationale (et la loi française les a multipliées, sous le contrôle étroit du Conseil constitutionnel) pour concilier protection de la vie privée et prévention des atteintes graves à la sécurité publique. Comme si cela ne suffisait pas, la Cour de justice de l’Union européenne limite la majeure partie des activités des services de renseignement à des circonstances exceptionnelles et temporaires. Dans ce cadre étriqué et d’ailleurs indéfinissable, elle bannit notamment la géolocalisation en temps réel, ainsi que le recueil des données de l’entourage en temps réel. Ces arrêts préparent en outre le terrain à une prohibition de la surveillance internationale.
De cette prohibition, Daech, Erdogan et nos divers cyber-ennemis ne pourront que se réjouir. Les États membres, eux, en seront réduits à dépendre du renseignement américain. Belle contribution de l’Union européenne à l’émergence d’une autonomie stratégique européenne!

 

Cette allergie au régalien est dans l’ADN d’une Union européenne fondée contre l’idée même de puissance

La Commission n’est pas en reste. En décembre 2020, elle s’ingère dans une procédure législative nationale en tançant le gouvernement français à propos de l’article 24 de la proposition de loi sécurité globale. Selon la Commission, cet article poserait problème au regard de la liberté de la presse, valeur protégée par les traités… La simple lecture du fameux article 24 aurait dû dissuader la Commission de prendre une posture aussi grossièrement infondée («Sans préjudice du droit d’informer, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police»). Mais, surtout, la Commission agit là sans base légale, dans un rôle autoconféré de directeur de conscience droits-de-l’hommiste: gourmander les États lorsque l’action régalienne de ceux-ci suscite, serait-il injustifié, un émoi progressiste.

C’est ce même état d’esprit qui pousse la Commission et le Parlement européens à subordonner l’attribution des aides post-Covid à des conditionnalités relatives à l’État de droit, ou plus exactement à une notion subjective et extensive de ce dernier qui vise à pénaliser les pays du groupe de Visegrad en raison de leurs positions sur les questions sociétales et migratoires (lire la tribune d’Anne-Marie Le Pourhiet dans Le Figaro).

 

Jean-Éric SCHOETTL
 ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel,
conseiller d’État honoraire.
Fabien CLAIREFOND
Figarovox

Source photo : Ministère des Armées



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