Evolution de la conflictualité dans le monde. EXTRAIT d’audition du général François LECOINTRE, Chef d’état-major des Armées.

Posté le dimanche 09 septembre 2018
Evolution de la conflictualité dans le monde. EXTRAIT d’audition du général François LECOINTRE, Chef d’état-major des Armées.

RÉFLEXIONS prospectives de l’état-major des Armées

Mesdames et messieurs les députés


(…) Vous avez souhaité m’entendre sur les opérations, ce qui me paraît en effet primordial. Il est indispensable à mes yeux que la représentation nationale ait une vision la plus claire possible de ce que font les armées et de l’environnement stratégique dans lequel elles agissent. Bien entendu, c’est dans cet esprit que la LPM a acté le renforcement du rôle des commissions parlementaires des deux assemblées chargées de la défense en matière de contrôle parlementaire. Une telle évolution me paraît normale et souhaitable.

Si vous le permettez, j’aborderai la question des engagements en deux temps.
D’abord, je livrerai un aperçu des grandes tendances qui ressortent de la réflexion prospective que nous conduisons à l’état-major des armées, notamment au sein des groupes ad hoc, sur le sujet de la conflictualité et de son évolution. Ensuite, je ferai un point de situation précis des théâtres d’opérations.

En premier lieu, j’évoquerai donc la réflexion prospective, conduite au sein de l’état-major des armées afin de me permettre d’être certain que nos actions et nos engagements seront pleinement articulés avec les priorités et les intérêts français tels qu’ils sont définis par le chef de l’État. À ma connaissance, nous sommes l’une des seules institutions de l’État à disposer de cette capacité à réfléchir de manière autonome et, surtout, à s’astreindre à cet exercice. Nous avons créé, il y a plusieurs années, deux instances dédiées à ce travail que je dirige : le groupe d’orientation stratégique militaire (GOSM) qui conduit une réflexion à cinq ans et au-delà ; le groupe d’anticipation stratégique (GAS) qui réfléchit et trace des perspectives à deux ans sur les différents théâtres et sur les différentes zones. Il me semble utile de partager, succinctement avec vous le fruit de ces réflexions, en commençant par quelques constats.

Premier constat : la conflictualité est principalement alimentée aujourd’hui par les dynamiques de puissance, étatiques ou non.

Les volontés politiques s’affranchissent de plus en plus de leurs obligations internationales et du cadre multilatéral communément accepté. À titre d’exemple, un État doté – les États-Unis – donne des garanties de sécurité à un État qui s’est retiré du traité de non-prolifération pour développer son propre arsenal – la Corée du Nord. De même, l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien est dénoncé unilatéralement par les États-Unis.

Outre cet affranchissement et cette remise en cause du cadre multilatéral et outre le maintien à un niveau élevé des manifestations de la violence terroriste, le rythme des démonstrations de puissances a connu une accélération sensible ces derniers mois. Je citerai trois exemples : les frappes d’Israël sur les capacités militaires installées en Syrie, de plus en plus fréquentes ; les frappes de la Turquie sur les positions kurdes dans le nord de la Syrie et en Irak ; les démonstrations de puissance de la Chine en mer de Chine.

Cette hausse de la conflictualité s’inscrit dans un monde en état de crise permanent lié aux enjeux énergétiques et environnementaux, d’une part, et à l’explosion démographique, d’autre part. Malheureusement, les comportements de certains États sont des prurits de puissance, qui dénotent en réalité l’absence d’une stratégie collective et partagée et la tentation de ces puissances à se livrer à des politiques de « coups » qui leur permettent simplement d’affirmer de façon décomplexée leur capacité à mettre en œuvre la force.

Deuxième constat : la conflictualité s’affranchit, toujours plus, des frontières physiques pour s’élargir aux champs immatériels.

C’est l’ère de la transgression alors que les frictions sont transposées dans une multitude de champs – espace, cyber – nouveaux ou jusqu’à présent à l’écart de l’affrontement et de la guerre. En parallèle, le principe même des espaces partagés est contesté, tandis que des espaces qui devraient être des espaces de liberté sont l’objet de revendications et d’affrontements. Enfin, nous faisons face à la fin d’une forme d’immunité sécuritaire sur notre continent et sur notre sol du fait de la généralisation des comportements hybrides.

Troisième constat : dans ce contexte, l’appréciation de situation des pays européens diverge, malheureusement.

L’Europe est exposée à l’ensemble des risques que je viens d’évoquer : menaces étatiques, terrorisme, trafics, migrations. Mais ces risques font l’objet d’analyses divergentes, voire contradictoires, selon les pays européens. Cette divergence tient d’abord à la proximité géographique des pays concernés vis-à-vis de certaines menaces. Ainsi, les pays de l’Est sont obnubilés par le voisin russe. De même, les pays du Sud sont préoccupés par la situation en Méditerranée et en Afrique. Ensuite, cette divergence s’explique par la fragilité démocratique de certains pays, qui peinent à développer une vision qui leur soit propre. Lorsqu’elle existe, leur vision est souvent parasitée, par ailleurs, par les questions de politique intérieure.

Cette divergence d’appréciation est particulièrement problématique au moment même où notre allié américain prend ses distances avec l’OTAN, enfonçant un coin dans la cohésion des pays de l’Union européenne et de l’OTAN. En réalité, quel que soit l’angle sous lequel l’on regarde l’Europe, aucune instance n’est réellement dédiée à l’élaboration d’une vision stratégique commune.

Quelles sont les conséquences de ces constats pour la France ?

Parce que notre positionnement est singulier, parce que notre vocation est singulière et parce que nous sommes regardés de manière singulière, nous devons user de notre positionnement pour permettre l’émergence d’une vision partagée. L’Initiative européenne d’intervention (IEI) participe de cette ambition. Elle constitue un premier jalon. Cette volonté politique est déclinée au niveau des armées qui tentent de jouer un rôle d’entraînement de leurs partenaires en cherchant à trouver un équilibre délicat en termes d’engagements opérationnels.

D’un côté, les dépendances croisées ne nous permettent plus de choisir, et encore moins de choisir seul, nos combats. Dans le même temps, la France est exposée à la logique du « on ne peut pas ne pas » intervenir, agir ou réagir. Nous avons de moins en moins le choix de nos engagements.
De l’autre côté, la France doit veiller à ne pas se trouver seule en première ligne de la défense d’intérêts communs, au motif qu’elle détiendrait des capacités et une expérience que certains de nos partenaires n’ont pas.


Ces constats et ces préoccupations me permettent de définir un certain nombre d’orientations dans le domaine des opérations.

Celles-ci procèdent d’abord des grands principes de la guerre que vous connaissez pour avoir lu les écrits du maréchal Foch. Pour rappel, le premier principe de la guerre est celui de la concentration des efforts, à l’endroit et au moment choisis. La concentration des efforts repose sur deux principes subséquents, l’économie des moyens, qui permet d’agir au bon moment, et la liberté d’action, qui permet d’agir au bon endroit.

Ces principes nous conduisent à adopter une forme d’humilité stratégique dans la conduite de notre action. Celle-ci se traduit de plusieurs manières.
Premièrement, elle impose d’accepter de ne pas peser partout pour pouvoir continuer à peser là où nos intérêts, et ceux de nos alliés, le commandent.
Deuxièmement, elle suppose d’accroître notre capacité à moduler nos engagements pour retrouver de la liberté de manœuvre. J’avais évoqué cette thématique il y a près d’un an, lors des dernières Universités d’été de la défense.
Troisièmement, elle conduit à éviter, à chaque fois que cela est possible, d’avoir à agir seul.
Quatrièmement, il convient de veiller, notamment sur le territoire national, à n’accomplir que des missions relevant des armées en assumant la singularité des armées pour conserver intacte la notion d’ultima ratio et éviter une confusion des genres.
Cinquièmement, elle rend nécessaire d’innover sur le plan opérationnel par une meilleure intégration interministérielle.
Sixièmement, elle impose de conserver notre excellence opérationnelle, qui fait de nous un acteur à part en Europe, à même d’entraîner nos partenaires. Cette excellence repose sur le fait que nous ne lâchons rien s’agissant de la préparation des forces et sur notre capacité à investir les nouveaux champs de la conflictualité par la montée en compétences et l’innovation.

Enfin, la France se doit d’assumer son leadership opérationnel en Europe et de faire en sorte d’obtenir en retour la reconnaissance par nos partenaires et les instances collectives d’une forme de « redevabilité ». Je note à cet égard que nous ne parvenons pas toujours à l’obtenir au niveau souhaité.

Voilà, en quelques mots, ce qu’il me tenait à cœur de vous dire en guise d’introduction générale. Il s’agit de la vision que je déploie au sein du ministère des Armées et que l’état-major des Armées et moi-même partageons à l’occasion de nos échanges avec le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères comme au sein des Conseils de défense hebdomadaires.
(…)

 

Général d’armées François LECOINTRE
Chef d’état-major des Armées
Extrait de l’audition du 17 juillet 2018 devant la commission de la Défense nationale


Rediffusé sur le site de l'ASAF :  www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr