RELATIONS INTERNATIONALES. Macron, l’UE, les Etats-Unis, l’OTAN : je t’aime, moi non plus

Posté le jeudi 27 janvier 2022
RELATIONS INTERNATIONALES. Macron, l’UE, les Etats-Unis, l’OTAN : je t’aime, moi non plus

« Même les mauvaises idées peuvent donner de bons résultats » écrivent deux analystes, Francis Gavin et Alina Polyakova dans le numéro de janvier du bimestriel américain Foreign Affairs (1). Sous le titre « La vision imparfaite de Macron pour l’Europe » le papier, qui évoque d’entrée le général de Gaulle, examine la vision développée par le président de la République le 9 décembre dernier, lors de sa présentation de la présidence française de l’Union européenne (2) : l’objectif doit être de créer une « Europe puissante et active dans le monde, pleinement souveraine, libre de ses choix et maîtresse de son propre destin », disait Emmanuel Macron. 

Mais, s’il a « raison de pousser les Européens à évaluer la place du continent dans le monde », peut-on lire, sa vision « est surtout une liste de blanchisserie, abordant tout, du multilatéralisme accru aux stratégies de lutte contre le terrorisme en passant par les discussions sur le renforcement de la sécurité du continent ». Liste de blanchisserie : le jugement, sévère sinon discourtois, vient après le rappel, sur un tout autre ton, des dissensions qui ont opposé par le passé la France du général de Gaulle – et non pas l’Europe – au président Kennedy. Nous étions le 11 mai 1962 et le président américain recevait à dîner, avec un aréopage prestigieux, André Malraux, ministre de la Culture du général. « Quelques heures seulement avant cette fête glamour, cependant, Kennedy, Malraux et l’ambassadeur de France aux Etats-Unis (Hervé Alphand) ont eu un échange acerbe sur les critiques de plus en plus véhémentes du président français Charles de Gaulle à l’égard de la politique américaine et les demandes d’autonomie stratégique qui l’accompagnent ». Rappelons que la décision du général de « cesser sa participation aux commandements « intégrés » et de ne plus mettre de forces à la disposition de l'OTAN » (3) n’est pas alors d’actualité. Sa lettre au président Lyndon Johnson date du 7 mars 1966, quatre ans plus tard. Mais qu’il avait déjà adressé une lettre et un mémorandum au président Eisenhower le 17 septembre 1958 (4) sur une réforme, qu’il estimait nécessaire, des structures intégrées de l’OTAN.

En 1962, Kennedy, irrité, (la première « bombe A » nucléaire française date de février 1960, contre la volonté américaine, ce qui n’est pas évoqué ici) faisait donc remarquer que « les Américains seraient heureux de retirer les États-Unis d’Europe si c’était ce que les Européens voulaient. Lorsque Malraux a proclamé que les États-Unis n’oseraient pas partir, le président a rétorqué que les États-Unis l’avaient déjà « fait deux fois », faisant référence au retrait des États-Unis après les deux guerres mondiales ». Au cours du dîner lui-même, « la discorde n’a été que partiellement atténuée par le toast du président, qui, selon Kennedy, serait le « premier discours sur les relations entre la France et les États-Unis qui ne comporte pas d’hommage au général Lafayette ». Au lieu de cela, Kennedy a mis en évidence le premier président à vivre à la Maison Blanche, John Adams, qui « a demandé que sur sa pierre tombale soit écrit : ‘Il a maintenu la paix avec la France' ». Les États-Unis, mais les administrations américaines successives, bien que tentées, n’ont pas retiré le parapluie de sécurité des Etats-Unis ». Si nous savons la part du mythe dans le poids réel de Lafayette pour l’indépendance des Treize colonies contre les Anglais (due aux troupes de Rochambeau, envoyées par le royaume de France de Louis XVI), peut-on croire à la volonté des Etats-Unis de se défaire de leurs alliés européens et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, dont ils ont le commandement militaire ?

Oui, pour une part, répondent nos analystes, parce que « la réalité géopolitique d’aujourd’hui n’est pas celle des années 1960 », même si « la France et les États-Unis se disputent toujours l’indépendance de l’Europe ». La guerre froide terminée, « les États-Unis considèrent désormais la Chine et l’Indopacifique comme leur plus grande priorité de politique étrangère, et l’alliance transatlantique est confrontée à de nombreux défis (…), qu’elle n’a pas été conçue pour relever ». 

Et ce qui est devenu l’Union européenne n’est ni assez unie, ni assez docile.
Sur l’unité, la critique est aisée : « Il y a un grand désaccord au sein de l’Europe sur la façon de faire face à l’éventail des défis auxquels elle est confrontée, surtout en matière de sécurité ». Ou encore : « du Brexit au recul démocratique en passant par la croissance économique inégale, la cohésion ou la stabilité européenne ne peut être tenue pour acquise ». Et puis « l’Allemagne a un nouveau leadership pour la première fois en 16 ans, et son orientation stratégique future est incertaine ». En bref, « après des décennies d’intégration économique et politique impressionnante et de renforcement des institutions, le projet européen lui-même est sous contrainte ». 
Pas assez docile non plus, l’UE ? « Prenez la Russie. La France veut donner à la Russie son mot à dire dans la sécurité européenne : en 2019, par exemple, Macron a dépêché ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères à Moscou pour explorer les moyens de ramener le pays dans le giron des nations industrialisées, brisant un gel de quatre ans sur un niveau aussi élevé. Avec des visites diplomatiques au niveau national ». Prenez encore la Chine : « L’ancien diplomate et ministre français des Finances, Bruno Le Maire, a déclaré que l’Europe voulait « s’engager » avec la Chine. L’Allemagne sous Merkel a cherché un accord d’investissement de grande envergure avec la Chine, l’accord global sur l’investissement (CAI), qui a ensuite été suspendu par l’UE (5), et l’Italie a rejoint l’initiative chinoise « Belt and Road » (les Routes de la soie) en 2019 ». Tout cela quand d’autres travaillent contre les Chinois (Lituanie, Roumanie).

Rien qui puisse convenir aux intérêts américains : « Plutôt que de faire cavalier seul, les Européens feraient mieux de travailler avec les États-Unis sur quelques priorités clés. Par exemple, ils devraient identifier où ils pourraient investir davantage pour augmenter les capacités de défense dans leur voisinage et permettre aux États-Unis de se concentrer sur les défis économiques et politiques communs émergeant avec l’Asie de l’Est, notamment en soutenant les efforts américains pour concurrencer la Chine ». Tout est dit de l’essentiel. Pour les Etats-Unis s’entend.

Parce que, même s’il existe des dissensions entre les Etats-Unis et l’Europe, que nos deux analystes reconnaissent, si Paris a des raisons sérieuses de s’irriter (affaire des sous-marins avec l’Australie, AUKUS), si les Européens ont pu douter de la fiabilité américaine (Afghanistan), « la capacité à gérer ces conflits est le génie unique de l’alliance occidentale ». Un génie particulièrement utile quand Emmanuel Macron propose de « faire un point sur l’OTAN qui, selon lui, connaît une ‘‘mort cérébrale’’ ». Eh bien, suggèrent nos analystes après avoir détaillé les manques européens (investissements insuffisants dans leur défense, mais surtout manque de consensus entre alliés, etc.), revenons au général de Gaulle. Sans quoi, « la vision de Macron pourrait également inciter les États-Unis à reconsidérer leurs garanties de sécurité », même si « une Europe faible et divisée ne profitera pas aux États-Unis à long terme ». De quoi parle-t-on ? « Dans les années 1960, de Gaulle, dénigrant une OTAN dirigée par les États-Unis et recherchant l’autonomie, a incité l’alliance occidentale à entreprendre une étude sérieuse la conduisant à réexaminer sa mission, son objectif et ses politiques ». Ce travail avait abouti à la parution d’un rapport, dit rapport Harmel (6), du nom de Pierre Harmel, ministre belge des Affaires étrangères, paru en 1967. Il a « réaffirmé les principes de base de l’OTAN et poussé l’Organisation à adopter une approche plus coopérative des questions de sécurité ».

Une antiquité ? Non, il est évoqué lorsque l’OTAN traverse des crises existentielles. Par exemple en 2005, lorsque le chancelier Gerhard Schröder réclame, à la 41e conférence de Munich, une réforme de l’Alliance au motif qu’elle « n’était plus le principal lieu de discussion et de coordination des stratégies entre partenaires transatlantiques ». Dans les années 60, peut-on lire alors dans Politique étrangère, sous la plume de trois spécialistes, dont Jean Dufourcq (7), « l’Alliance avait dû faire face à une crise politique majeure. La conférence de presse « du double non » du général de Gaulle, le traité franco-allemand de l’Élysée de janvier 1963 et les premières étapes de ce qui allait devenir l’Ostpolitik allemande, tout cela semait le doute sur les fondamentaux mêmes de l’OTAN ». Le rapport a bien aidé l’Alliance à réexaminer sa mission, son objectif et ses politiques, écrivent aujourd’hui nos analystes pour Foreign Policy : « Le rapport Harmel de 1967 a réaffirmé les principes de base de l’OTAN et poussé l’Organisation à adopter une approche plus coopérative des questions de sécurité »

De la stratégie proposée par Emmanuel Macron – la liste de blanchisserie -, ils ne veulent pas. D’abord, ce qu’on ne peut nier, son « programme serait difficile, voire impossible, pour un État bien plus puissant que la France ou même pour l’Europe dans son ensemble. L’approche de Macron aboutirait à une Europe qui, au lieu de bien faire une ou deux choses, pourrait tout mal faire ». Ensuite, « la France ne parle pas non plus au nom de l’UE, et en essayant d’assumer ce rôle, elle menace de fracturer davantage le continent ». Et puis « une nouvelle stratégie européenne ne peut pas non plus émerger uniquement de Paris. L’Allemagne, avec sa puissance économique et son héritage historique, comptera beaucoup plus que la France. Et la question reste ouverte de savoir si Berlin peut être incité à contribuer à une stratégie européenne partagée et tournée vers l’avenir qui va au-delà de l’héritage mercantiliste de Merkel ».

Alors ? Dans l’intérêt américain, nos analystes parient sur un nouveau rapport Harmel : « Même les mauvaises idées peuvent donner de bons résultats (…). Si l’appel à l’autonomie de Macron et la révision stratégique actuelle de l’OTAN produisent un résultat similaire, l’Europe et les États-Unis devraient lui être aussi reconnaissants que la génération précédente aurait dû l’être envers de Gaulle ».

Je t’aime, moi non plus. On doit donc se parler.

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthènehttp://www.leosthene.com 
26 janvier 2022

Quinzième année, bihebdomadaire. Abonnement 390 euros.

 

 

Notes :

 

(1) Foreign Affairs, le 19 janvier 2022, Francis J. Gavin et Alina Polyakova, Macron’s Flawed Vision for Europe, Persistent Divisions Will Preclude His Dreams of Global Power

https://www.foreignaffairs.com/articles/europe/2022-01-19/macrons-flawed-vision-europe

Traduction en français, accès libre, sur le site de Bruno Bertez (traducteur : BB) :

https://brunobertez.com/2022/01/19/la-vision-incoherente-et-pretentieuse-de-macron-en-politique-etrangere-analysee-par-les-usa-2/

 

(2) Elysée, le 9 décembre 2022, Emmanuel Macron, Présentation de la présidence française de l’Union européenne

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/12/09/presentation-de-la-presidence-francaise-du-conseil-de-lunion-europeenne

 

(3) CVCE.eu, Lettre de Charles de Gaulle à Lyndon B. Johnson (7 mars 1966)

https://www.cvce.eu/obj/lettre_de_charles_de_gaulle_a_lyndon_b_johnson_7_mars_1966-fr-d97bf195-34e1-4862-b5e7-87577a8c1632.html 

 

(4) CVCE.eu, Lettre et mémorandum du général de Gaulle au général Eisenhower (17 septembre 1958)

https://www.cvce.eu/obj/lettre_et_memorandum_du_general_de_gaulle_au_general_eisenhower_17_septembre_1958-fr-aebdd430-35cb-4bdd-9e56-87fce077ce70.html

 

(5) Voir Léosthène n° 1563/2021, le 19 mai 2021, Accords UE-Chine : les Américains l’emportent

Début janvier, nous nous interrogions sur les risques d’un accord avec la Chine arraché par Angela Merkel parce que conforme aux intérêts allemands sans autre évaluation stratégique. Mais cet accord, qui « porte évidemment autant sur la géopolitique que sur l’économie » et qui est « une affirmation symbolique de l’autonomie stratégique européenne », mécontentait Washington (Foreign Policy). Début mai, la Commission jetait l’éponge. Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, précisait à Edward Luce, chroniqueur au Financial Times : « Nous savons qui est notre allié, ce sont les Etats-Unis ; et les Chinois sont considérés comme notre rival systémique ». Malaise chinois, « malaise d’autant plus grand que l’Europe est récemment devenue le premier partenaire commercial de la Chine avec 600 milliards d’euros » (Question Chine). Il a fallu trois mois aux Américains pour refermer le piège sur les Européens. Qui, en Europe ou en France pour ce qui nous intéresse le plus, en a évalué les risques ?

 

(6) OTAN, 13 décembre 1967, Les futures tâches de l’alliance, Rapport du conseil Rapport Harmel

https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_26700.htm

 

(7) Cairn, Politique étrangère, automne 2005, pp. 639 à 652, Jean Dufourcq, Carlo Masala et Anne-Sophie Novel, OTAN : pour un nouveau rapport Harmel

https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2005-3-page-639.htm#no5

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Source : www.asafrance.fr