RELATIONS INTERNATIONALES : Après l’Ukraine, quand la poussière retombe

Posté le jeudi 29 avril 2021
RELATIONS INTERNATIONALES : Après l’Ukraine, quand la poussière retombe

Le 22 avril dernier, Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, annonçait, depuis la Crimée, où il était en inspection, que ses troupes avaient « démontré les capacités à fournir une défense crédible ». Et, qu’au moins en partie, elles regagneraient donc leurs bases – sachant qu’elles devraient se tenir prêtes si la situation devenait « défavorable ». Ce qu’il rappelle ce 27 avril depuis Douchanbé (Tadjikistan), où il participe à une rencontre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), alliance militaire rassemblant d’anciennes républiques soviétiques (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Russie). « Nous continuons à suivre de près la situation, la relocalisation et le déploiement des forces de l'OTAN en Europe pendant les exercices Defender-Europe » a-t-il précisé. « Certains n'aiment pas les exercices militaires sur notre territoire, tandis que d'autres sont agacés par le retour de nos forces sur leurs emplacements permanents. Il y a aussi ceux qui nous ont prévenus que notre activité sur notre propre territoire ne resterait pas sans conséquence. Je tiens à souligner que nous ne sommes pas d'accord avec de tels avertissements et que nous allons faire tout notre possible pour maintenir la sécurité de nos frontières à l'avenir » (1).

Du côté américain et européen, on hésite, souligne l’agence TASS en conclusion : « Certains ont déclaré qu'il s'agissait de manœuvres d'évitement dissimulant les véritables intentions de Moscou ».

Il n’en est pas moins vrai, souligne un observateur attentif, l’ancien ambassadeur indien MK Bhadrakumar (2), que « l’Occident a beaucoup spéculé sur l’éventualité d’une invasion russe en Ukraine ». Et que « les remarques de Choïgou ont été un peu un anti-climax, créant une confusion et un changement d'humeur en Occident ». Où en est la situation ? D’un point de vue qui n’est ni militant, ni engagé, notre ambassadeur remarque : « A mesure que la poussière retombe, l'Occident réalise à contrecœur que Poutine a brillamment déjoué les plans des États-Unis et de l'OTAN. Le paradoxe est que les craintes d'une invasion russe imminente, alimentées par l'important renforcement des forces à la frontière orientale de l'Ukraine et l'envoi de forces supplémentaires en Crimée, ont également suscité un peu de réalisme dans l'esprit occidental, à savoir que ni les États-Unis ni l'OTAN ne sont en mesure d'entrer en guerre avec la Russie pour défendre l'Ukraine ». De même le président ukrainien, Volodimir Zelenski a-t-il compris que ses appels aux Européens resteraient sans effet. Il était pourtant à Paris le 16 avril, en visioconférence avec Angela Merkel. Il a obtenu un « soutien à la souveraineté de l’Ukraine » et un appel des deux dirigeants à une « désescalade » des deux côtés russe et ukrainien.

Du côté américain, on annulait le 15 avril l’entrée en mer Noire de deux navires dont la venue avait été signifiée par la Turquie à la Russie, conformément à la Convention de Montreux. Les Britanniques, qui se proposaient de les remplacer, s’en sont abstenu.

Le diplomate indien note de plus que Sergueï Choïgou, s’il retire bien des troupes de la frontière ukrainienne, « a également décidé que les blindés lourds de la 41e  armée resteront près de la frontière avec l'Ukraine "au cas où quelque chose se produirait" jusqu'aux exercices militaires annuels à grande échelle Zapad 2021 prévus en septembre ». Et que « par ailleurs, la 56e brigade VDV (Vozdushno-desantnye voyska Rossii ou forces aéroportées russes) restera en Crimée pour se reformer en un régiment qui y sera désormais basé en permanence ». La manière dont Vladimir Poutine a avancé ses pions inspire à notre ambassadeur une réflexion plus large. « Le colosse de l'histoire européenne moderne avec lequel on pourrait établir une comparaison avec le président russe Vladimir Poutine pourrait être Otto von Bismarck, le premier chancelier de l'Empire allemand qui a unifié son pays à partir de morceaux épars. Poutine connaît très bien l'histoire, la culture et la société allemandes ». Comparaison n’est pas raison, certes. « Mais les similitudes sont frappantes dans la mesure où Bismarck et Poutine partagent un conservatisme inné et une croyance inébranlable en un Dieu qui leur donne raison sur tous les sujets ». Conservatisme qui explique leur « zèle à défendre l'ordre social et politique existant afin d'éviter un chaos hobbesien de tous contre tous ». Pourtant, ajoute MK Bhadrakumar, et sa remarque est essentielle, ces deux conservateurs « ne peuvent en aucun cas être considérés comme des réactionnaires arriérés, déconnectés des forces dynamiques de leurs époques turbulentes ». Mieux vaut le comprendre.

Qu’est-ce que Joe Biden a compris ? C’est lui qui demande à son homologue russe une rencontre – qui aura probablement lieu en juin prochain dans un pays européen. Or, dans son adresse, le 21 avril, à l’Assemblée fédérale (3), Vladimir Poutine rappelait, en fin de discours, les principes de sa politique étrangère. Lire son texte vaut mieux qu’en lire les commentaires.

« Le sens et le but de la politique de la Russie sur la scène internationale - je n'en dirai que quelques mots pour conclure mon intervention - est d'assurer la paix et la sécurité pour le bien-être de nos citoyens, pour le développement stable de notre pays. La Russie a certainement ses propres intérêts que nous défendons et continuerons à défendre dans le cadre du droit international, comme tous les autres États (…). Nous voulons vraiment maintenir de bonnes relations avec tous ceux qui sont engagés dans la coopération internationale, y compris avec ceux, soit dit en passant, avec lesquels nous ne nous entendons pas ces derniers temps, pour ne pas dire plus. Nous ne voulons vraiment pas brûler les ponts. Mais si quelqu'un prend nos bonnes intentions pour de l'indifférence ou de la faiblesse et a l'intention de brûler ou même de faire sauter ces ponts, il doit savoir que la réponse de la Russie sera asymétrique, rapide et dure ». Et, très clair : « Mais j'espère que personne ne pensera à franchir la "ligne rouge" à l'égard de la Russie. Nous déterminerons nous-mêmes dans chaque cas concret où elle sera tracée ». On ne sait pas ce que le président américain a entendu et compris.

Mais les Etats-Unis ne manquent pas de ressources pour réfléchir. Le 22 avril, un homme intervenait devant le très conservateur AEI (American Economic Institute) : le président de la Commission des Forces armées de la Chambre des Représentants, le démocrate Adam Smith – très écouté au Pentagone (4). 

Que disait-il qui nous intéresse ici ? Que les temps ont changé. « L'armée américaine doit se rendre compte que la domination mondiale n'est plus une stratégie viable pour la défense nationale, car la poursuite de cet objectif irréalisable rend le pays moins sûr ». Pourquoi ? Personne « ne va dominer parce que les barrières à l'entrée sont très faibles », parce qu’avec un drone, ou plutôt un « essaim de ces drones... (qui) ne coûtent presque rien », vous pouvez « délivrer une puissance de feu supérieure à celle d'un F-35, qui ne peut pas pénétrer dans la zone à cause des missiles surface-air qui la protègent », par exemple. Et de citer la Russie et ses capacités stratégiques asymétriques « à bas prix ». « Dans le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui (…) il faut être beaucoup plus agile, beaucoup plus intelligent et beaucoup plus diversifié dans la manière d'atteindre ses objectifs de sécurité nationale ». Or la Stratégie nationale de défense (NDS) « ne fait qu'envisager un monde qui est impossible. Nous sommes donc constamment en train de courir après notre queue, et incapables de faire ce que (la NDS) dit que nous sommes censés être capables de faire. Il faut que cela devienne plus réaliste » - donc s’efforcer d’abord de dissuader les autres, en leur faisant comprendre que le conflit n’est pas dans leur intérêt.

C’est très exactement ce qu’a fait Vladimir Poutine – qui ne souhaite nullement agrandir ses territoires, ni s’encombrer de la partie dissidente de l’Ukraine, le Donbass. Or, écrit encore MK Bhadrakumar, « l’incapacité de l’administration Biden à reconnaître cette réalité géopolitique et les nuances subtiles de la situation émergente le long des frontières de l’Ukraine et en Crimée "reflète l'arrogance et l'orgueil suicidaire qui se sont emparés de ce qui passe pour une compréhension de la Russie moderne" à Washington, comme l'a écrit récemment Scott Ritter, ancien officier de renseignement du corps des Marines et auteur ». 

Quand la poussière retombe, on voit en effet que le paysage a changé. A ce qu’on peut entendre et lire, voilà qui n’a pas échappé à certains, écoutés au Pentagone parce qu’ils influent sur le budget de la défense, outre-Atlantique – même si on sait peu de choses sur l’évolution de la pensée du président lui-même. En Europe, très divisée, les lignes sont moins claires. Pour l’heure ?

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène

 

Notes :

(1) TASS, le 27 avril 2021, Russia keeps close eye on NATO forces’ deployment in Europe during drills – top brass
https://tass.com/defense/1283509

(2) Indian Punchline, le 26 avril 2021, MK Bhadrakumar, Putin recites the distribution of power in central Europe
https://www.indianpunchline.com/putin-recites-the-distribution-of-power-in-central-europe/ 

(3) Kremlin.ru, le 21 avril 2021, Presidential Address to the Federal Assembly
http://en.kremlin.ru/events/president/news/65418 

(4) Air Force magazine, le 22 avril 2021, Shaun Waterrman, HASC’s Smith: U.S. Should Abandon Quest for Military Preeminence
https://www.airforcemag.com/hascs-smith-u-s-should-abandon-quest-for-military-preeminence/

 

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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