RELATIONS INTERNATIONALES. Etats-Unis / Russie : Parlons, sans illusions  

Posté le dimanche 24 octobre 2021
RELATIONS INTERNATIONALES. Etats-Unis / Russie : Parlons, sans illusions   

A n’y rien comprendre : la sous-secrétaire américaine Victoria Nuland – bien connue en Europe pour avoir envoyé, en toute inélégance, l’UE « se faire voir » lors de la révolution ukrainienne – était à Moscou les 13 et 14 octobre derniers pour y rencontrer, entre autres, Youri Ouchakov, le principal conseiller en politique étrangère de M. Poutine. Objectif ? Donner une suite concrète à la rencontre Biden-Poutine du 16 juin dernier à Genève, quand les deux dirigeants s’étaient promis de trouver des « terrains communs » pour stabiliser leur relation (1). Et l’agence TASS rapportait les propos tenus par la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova : « Je ne peux pas tout dévoiler, il s'agissait de discussions à huis clos, après tout. La seule chose que je peux dire, probablement, c'est qu'il y a eu des progrès sur certaines questions (…). Mais le plus important, c'est que Victoria a présenté à Washington une liste assez longue de problèmes que Moscou a jugé nécessaire de résoudre rapidement » (2). Discussions tenues aussi, selon la même source, avec le chef adjoint de l'administration du Kremlin, Dimitri Kozak, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov et le vice-ministre russe de la défense, Alexander Fomin.

En outre, selon le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov, « tout se développe plutôt bien si on le compare à la période précédant Genève ». « (A l'époque) les contacts en tant que tels étaient tout simplement absents, c'est un développement positif dans nos relations bilatérales », a-t-il conclu, en assurant qu’une nouvelle rencontre Biden-Poutine dans un avenir proche était envisageable (3).

Or, dans le même temps, la Russie faisait savoir le 18 octobre qu’elle suspendait sa représentation diplomatique auprès de l’OTAN, avec effet au 1er novembre prochain. Ceci en réponse à la décision, début octobre, du secrétaire général de l’Organisation, le norvégien Jens Stoltenberg, de retirer les accréditations de huit diplomates russes, accusés d’être « des agents de renseignement non déclarés » (4). Dans ces conditions, « à la suite de certaines mesures prises par l’OTAN, les conditions de base pour un travail en commun ne sont plus là », concluait le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov. Ajoutant que, depuis 2014, « l’OTAN a déjà fortement réduit les contacts avec notre mission. Du côté militaire, il n’y a eu aucun contact depuis lors ». Et que, puisque l’OTAN ne paraissait pas intéressée « par un dialogue et un travail d’égal à égal », la Russie ne voyait pas « la nécessité de prétendre qu’un quelconque changement soit possible dans un avenir prévisible ». Et, pas aimable pour deux sous : « Si l'OTAN a des questions urgentes, elle peut contacter notre ambassadeur en Belgique ».

De son côté, Vladimir Poutine, qui s’exprimait au Club Valdaï à Sotchi (5), convenait que la période actuelle était dangereuse : « Les problèmes mondiaux s’accumulent et deviennent de plus en plus explosifs. La Russie est prête à un travail conjoint sur une solution ». En effet, « l’histoire politique n’a sans doute pas d’exemples où un ordre mondial pacifique s’établissait sans qu’une grande guerre ne le précède et non sur la base de ses résultats, comme cela a été le cas après la Seconde Guerre mondiale ».  Ainsi, en y travaillant ensemble, « nous avons l'opportunité de créer un très bon précédent ». Le 13 octobre, alors qu’il participait à la Semaine internationale de l’énergie à Moscou (6), Vladimir Poutine répondait à une question de Hadley Gamble, correspondante de la chaîne américaine CNBC, avec laquelle il a eu un long échange, très intéressant : « Nous sommes prêts à traiter directement avec l’OTAN ». Mais « nos partenaires détruisent eux-mêmes tous les accords antérieurs, y compris ceux relatifs aux mesures de confiance en Europe. Cela concerne l'expansion vers l'Est, comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises. Cela concerne également les déséquilibres extrêmes dans les États baltes, dont les forces armées ne sont comptabilisées nulle part, et ainsi de suite ».

« Nous ne violons rien, pas même une seule chose. Nous ne nous sommes pas retirés du traité ABM ou du traité INF. Nous ne nous sommes pas retirés du traité "Ciel ouvert". Ce n'est pas nous qui l'avons fait - ce sont nos partenaires américains qui l'ont fait. Mais pour éviter toute responsabilité, ils nous font porter le chapeau, tandis que les médias gonflent l'histoire dans l'intérêt de celui qui paie ». Et comme la journaliste, qui avait remarquablement travaillé ses dossiers, l’interrogeait sur les nouvelles armes dont la Russie dispose (missiles hypersoniques) : « Veuillez noter que, tout en disposant de tels systèmes et en ayant, pour la première fois dans l'histoire, dépassé nos principaux concurrents en matière de systèmes d'armes de haute technologie, en l'occurrence les États-Unis, nous n'abusons pas de cet avantage et ne menaçons personne. En outre, nous sommes disposés à discuter de la réduction des armements offensifs ». Le président russe précisait encore, en reconnaissant qu’une course à l’armement était « malheureusement » en cours dans le monde : « Il n'est pas nécessaire de faire monter la pression. Il suffit d'arrêter les bavardages inutiles et de s'asseoir pour une discussion de fond sur ce sujet. Comme nous pouvons le constater, l'administration actuelle s'engage progressivement sur cette voie, et nos contacts à cette fin se sont d'ailleurs multipliés depuis ma rencontre avec le président Biden à Genève ».

Toutefois, en réponse au secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, qui était lundi 18 octobre en Géorgie avant de visiter la Roumanie et l’Ukraine et déclarait vouloir « ouvrir les portes de l’OTAN » à Tbilissi et à Kiev (7), Vladimir Poutine ajoutait depuis le club Valdaï : « La Russie a été trompée lorsqu’on lui a dit que l’infrastructure militaire de l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’est ». Or « la présence militaire de l’OTAN en Ukraine constitue une menace pour la Russie ». A bon entendeur.

La situation, complexe, n’a pas échappé à l’ancien ambassadeur indien MK Bhadrakumar (8), qui note que les remarques de Lloyd Austin « ont laissé entendre qu'un encerclement de la Russie dans un nouvel arc incluant la Transcaucasie était en vue ». Au prétexte, selon le secrétaire à la Défense américain, de rassurer les partenaires européens. Oui ? Ce qui va provoquer des réactions du côté russe, ajoute notre diplomate et bon observateur qui relève les propos tenus mercredi 20 octobre par ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou. Il a par exemple « affirmé que l'armée américaine "a intensifié ses travaux, avec le soutien total de ses alliés de l'OTAN, pour moderniser les armes nucléaires tactiques et leurs sites de stockage en Europe." Il a noté que "l'engagement de pilotes d'États membres non nucléaires de l'Union dans les exercices d'entraînement à l'utilisation d'armes nucléaires tactiques est particulièrement préoccupant. Nous considérons qu’il s'agit d'une violation directe du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires" ». Sergueï Choïgou recevait par ailleurs dans le même temps le chef d'état-major général des forces armées iraniennes, le général Mohammad Hossein Bagheri en visite de quatre jours en Russie. Auquel il a déclaré « que la Russie était prête à maintenir une coopération militaire "dynamique et polyvalente" avec l'Iran, et a notamment proposé une coopération de type syrien en Afghanistan et "sur le territoire des États voisins" ».

Que veulent dire ces signaux simultanés et contradictoires ?

Observons, écrit MK Bhadrakumar, que Joe Biden est dans la ligne de ses prédécesseurs. « La stratégie américaine d'encerclement de la Russie est très cohérente depuis la présidence de Bill Clinton, lorsque l'expansion de l'OTAN a commencé. Les documents d'archives occidentaux récemment déclassifiés confirment l'affirmation de Moscou selon laquelle le secrétaire d'État américain de l'époque, James Baker, et le chancelier allemand Helmut Kohl avaient assuré verbalement au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev que l'OTAN ne s'étendrait pas "d'un pouce" vers l'est dans le cadre de l'après-guerre froide ». Ensuite, c’est bien George Bush qui a retiré, unilatéralement, les Etats-Unis du traité ABM – « qui était une pierre angulaire de la sécurité mondiale, ancrée sur la matrice de sécurité complexe consistant à obtenir un avantage stratégique en désamorçant le potentiel nucléaire d'un adversaire probable ». Puis c’est Barack Obama qui a déployé un bouclier antimissile en Roumanie et en Pologne, nous le relevions ici (9), sans respecter sa promesse à Dimitri Medvedev de trouver un consensus sur le sujet. Donald Trump enfin retirait son pays du traité INF sur les missiles intermédiaires (10).

Comment comprendre l’attitude, aujourd’hui, de Joe Biden ? 

L’expérience des échecs passés ignorée, rien ne change. Au fond, il suffit d’entendre pour ce que cela veut dire « l’Amérique d’abord ». Comme ses prédécesseurs depuis la guerre, Joe Biden impose avant tout une vision américaine, sans partage. Tourné vers l’Asie et la Chine, il n’a besoin, parce qu’elle est armée, que d’une Russie prévisible, pas de s’en rapprocher. Ce traitement n’est d’ailleurs pas réservé aux Russes – on l’a vu avec l’AUKUS et l’exclusion brutale et sans concertation de la France, une alliée considérée comme inoffensive, de son contrat australien. Ou lors de son retrait d’Afghanistan, sans consultation de ses partenaires. De même considère-t-il le Japon, supposé acquis contre Pékin, sans plus de questions qui pourtant se posent. Vladimir Poutine le sait, qui « considère la politique américaine comme hautement prévisible dans sa toxicité potentielle ». Dans ce contexte, mieux vaut garder un contact, au plus haut niveau. Sans espérer un apaisement, sans illusions et sans désarmer.

L’Union européenne est-elle capable de cette lucidité ?

Hélène NOUAILLE
Source : La lettre de Léosthène
http://www.leosthene.com 
date : le 23 octobre 2021

Notes :

(1) Voir Léosthène n° 1571/2021, le 16 juin 2021, Biden et Poutine à Genève : terrains communs, dits et non-dits

Le président Joe Biden achève sa venue en Europe par une rencontre, le 16 juin à Genève, avec son homologue russe Vladimir Poutine. Les deux hommes n’ignorent rien l’un de l’autre. Joe Biden présidait la commission des Affaires étrangères du Sénat lorsqu’il a été choisi comme vice-président, en août 2008, par le candidat Barack Obama accusé de manquer d’expérience internationale. Qu’ont-ils de si commun à discuter ? Renaud Girard le dit très bien pour le Figaro : « Au-delà de leurs divergences idéologiques, Joe Biden et Vladimir Poutine ont un intérêt en commun, que le premier clame et que le second dissimule : freiner l’ascension de la Chine ». On peut mal se parler, théâtraliser les attitudes, mais pour chacun, il n’y a aucun besoin de s’affronter même si l’on se frotte ici ou là. Biden ne peut s’offrir le luxe de deux fronts simultanés, ce qui se passe en Europe n’est pas vital pour lui, il lui faut se consacrer à la Chine. Poutine veut conserver son apparente bénévolence à l’égard de ses encombrants voisins.

(2) TASS, le 13 octobre 2021, Some progress made in Russian-US dialogue — Russian diplomat
https://tass.com/politics/1349391 

(3) TASS, le 13 octobre 2021, Russia-US contact such as talks with Nuland in Moscow are timely, necessary
https://tass.com/politics/1348853 

(4) OPEX360, Laurent Lagneau, La Russie suspend sa représentation diplomatique auprès de l'Otan jusqu'à nouvel ordre
http://www.opex360.com/2021/10/18/la-russie-suspend-sa-representation-diplomatique-aupres-de-lotan-jusqua-nouvel-ordre/

(5) Sputnik, le 21 octobre 2021, Ekaterina Yanson, Les problèmes internationaux deviennent "explosifs", selon Poutine
https://fr.sputniknews.com/20211021/les-problemes-internationaux-deviennent-explosifs-selon-poutine--1052263908.html

(6) Kremlin.ru, le 13 octobre 2021, Russian Energy Week International Forum plenary session (Intervention de Vladimir Poutine)
http://en.kremlin.ru/events/president/news/66916

(7) Euronews, le 19 octobre 2021, Lloyd Austin en Ukraine pour y "ouvrir les portes de l'OTAN"
https://fr.euronews.com/2021/10/19/lloyd-austin-en-ukraine-pour-y-ouvrir-les-portes-de-l-otan

(8) Indian Punchline, le 21 octobre 2021, MK Bhadrakumar, Biden gets predictability in Russia ties
https://www.indianpunchline.com/biden-gets-predictability-in-russia-ties/

 (9) Voir Léosthène n° 858/2013, le 29 juin 2013, Nucléaire : Obama en trompe-l’œil
Le 19 juin 2013, le président américain parlait à Berlin de désarmement nucléaire. Il revenait sur le sujet - applaudi par le grand public - d’un « monde sans armes nucléaires », aussi « éloigné qu’en soit le rêve ». Dans les faits cependant, Barack Obama a restauré un vieux projet de bouclier antimissile en Europe dont les Russes considèrent qu’il les menace directement. « La stabilité stratégique est affectée également par les systèmes de défense antimissile, elle est et sera affectée à l'avenir par les plans américains visant à créer des armements stratégiques non nucléaires (…) mais qui sur le plan militaire seront beaucoup plus efficaces que les armes nucléaires actuelles » répondait donc le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov le 20 juin 2013. Il n’est pas question encore d’un nouvel équilibre stratégique.

(10) Voir Léosthène n° 1353/2019, du 6 février 2019, Nucléaire : un traité tombe à l’eau avec l’après Guerre froide
Pourquoi Donald Trump a-t-il décidé et annoncé, samedi 2 février, de sortir d’un traité qui, signé en 1987 avec l’Union soviétique, interdisait l’usage de missiles terrestres nucléaires d’une portée de 500 à 5 500km ? Ce traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, FNI (INF en anglais), conclu entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, marquait un tournant dans l’ordre mondial : la fin de la Guerre froide. Mais depuis, les temps ont changé : « La puissance américaine ne pourra prévenir l’émergence d’un ‘compétiteur de même niveau’, comme certains cercles l’espéraient après la Guerre froide » relève le docteur en histoire Jean-Philippe Baulon, spécialiste de la sécurité américaine. Les cartes sont redistribuées. Cela, Donald Trump l’a compris. Et il cherche continûment à adapter son pays à une situation nouvelle en se dégageant des traités – commerciaux, militaires – qui, considère-t-il, le contraignent.

 

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Source : www.asafrance.fr