RELATIONS INTERNATIONALES : L’UE, le gaz et la dispute entre Alger et Rabat

Posté le vendredi 12 novembre 2021
RELATIONS INTERNATIONALES : L’UE, le gaz et la dispute entre Alger et Rabat

« Au sortir de l'été », nous dit le professeur d’économie Patrice Geoffron pour Boursorama, « l'Europe a brutalement été ramenée à sa condition précaire : celle de zone du monde la plus dépendante en importation d'hydrocarbures ». Bien sûr, ces à-coups sont des classiques depuis les années 1970 pour un continent à peu près dépourvu de ressources en pétrole et en gaz. Mais, pour le gaz, « la croissance (des prix) de 400% depuis le début de l'année sur les marchés de gros a marqué par sa brutalité » (1). Et même si les prévisions sont difficiles, le FMI estime que les tarifs ne pourront que grimper au cours de l’hiver 2021-2022. D’autant, remarque pour sa part Cyril Widdershoven, observateur de longue date des marchés mondiaux de l’énergie, que pour l’Europe, « le marché est également confronté aux implications négatives d'une crise politique entre le Maroc et l'Algérie, qui a un impact sur l'approvisionnement en gaz vers la péninsule ibérique » (2). 

En effet. Le 1er novembre dernier, l’Algérie a décidé de fermer le gazoduc Maghreb-Europe, via le Maroc (voir la carte). Alger avait déjà rompu ses relations diplomatiques avec Rabat en août 2021.

On connaît l’une des origines du conflit – le Sahara occidental (voir la carte). Un conflit qui date du retrait en 1975 de l’Espagne - qui s’était installée en 1884 dans la partie sud du Maroc - après avoir imaginé un temps y garder une influence en suscitant un Etat indépendant par le biais d’un référendum d’autodétermination. On se souvient qu’à l’annonce de son intention en 1974, le roi Hassan II s’était adressé à la cour internationale de justice pour avoir son avis sur les liens historiques qui lient le Maroc au Sahara occidental. Elle les lui reconnaît en 1975 – sans reconnaître aucun lien de souveraineté. On se souvient aussi de l’ampleur de la « Marche verte » organisée par le souverain et qui verra 350 000 marcheurs pacifiques, encadrés par l’armée, entrer le 6 novembre 1975 à Tah. Ils se retirent trois jours plus tard. Mais un mouvement pour la lutte contre l’occupant espagnol, le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, s’était constitué en 1973. Et dès le retrait espagnol, considérant Maroc et Mauritanie comme des nouveaux occupants, il proclame le 27 février 1976 une République arabe Sahraouie démocratique (RASD) qui revendique le Sahara occidental. Après d’innombrables combats qui ont émaillé les années suivantes, jusqu’au cessez-le-feu de 1991 – et de nombreux épisodes au-delà, la plaie est toujours ouverte.

Nous le relevions ici (3), Donald Trump qui presse le pas en fin de mandat (décembre 2020), pour consolider son plan de paix au Proche-Orient décide, puisque « Le Maroc a reconnu les Etats-Unis en 1777 » - le royaume ayant été le premier Etat à reconnaître l’indépendance des Treize colonies« de reconnaître leur souveraineté sur le Sahara occidental ». Il considère que « la proposition d'autonomie » faite en 2007 par Rabat pour les territoires concernés est « sérieuse, crédible et réaliste » et qu’elle est « la seule base d'une solution juste et durable pour une paix et une prospérité durables ». En retour, Rabat rétablit ses relations avec Tel-Aviv, interrompues lors de la deuxième Intifada, en 2000 – mais le Maroc avait été le deuxième pays arabe, après l’Egypte, à reconnaître officiellement Israël en 1993. Pour autant, l’Algérie ne renonce pas. De son côté, l’Union européenne n’a pas de position claire. Et les affaires se compliquent dès le printemps suivant, notions-nous encore en mars dernier (4) : « Il est dit dans les cercles diplomatiques que Berlin serait totalement rétive à considérer un changement de sa position sur le Sahara après la reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté du Maroc sur le territoire. Une position « qui ferait blocage à une dynamique européenne en faveur du royaume », croit-on savoir dans les milieux diplomatiques, en comparaison avec la France qui serait favorable à un « mouvement concerté des puissances de l’UE, dont l’Allemagne, mais aussi l’Espagne ». 

Entre Algérie et Maroc, la situation, qui s’est dégradée, a provoqué, depuis une décennie, « une course à l’armement » qui, « combinée à une lutte de pouvoir régionale entre Rabat et l'Alger, jusque dans la région du Golfe, a provoqué d’intenses frictions » note Cyril Widdershoven (2). Alger, qui est « confrontée à une économie en difficulté, qui a été durement touchée par le Covid, la corruption endémique, la mauvaise gestion et les luttes politiques internes » est en outre « de plus en plus préoccupée par l'influence politique croissante du Maroc dans la région, et même par l'amélioration de ses relations avec Israël ». On sait en effet comment l’instabilité qui a suivi le retrait du président Bouteflika « a provoqué un chaos économique et a entraîné le déclin de son secteur pétrolier et gazier, principale source de revenus ». Toutefois, « jusqu'ici, le conflit entre les deux nations nord-africaines n'avait pas eu d'impact majeur sur l'Europe ». La situation a radicalement changé, et d’abord pour Madrid, « après que le président algérien Abdelmadjid Tebboune a donné l'ordre à Sonatrach, la société publique algérienne d'énergie, de cesser de fournir du gaz d'exportation à l'Espagne par le gazoduc Maghreb le 31 octobre ». En effet, bien que le pays ait développé des énergies renouvelables (solaire et éolien), il « dépend toujours du gaz naturel pour près de 50 % de ses besoins énergétiques, la plupart étant fournis par le gazoduc du Maghreb » (6BMC par an).

Un autre gazoduc relie l’Algérie, depuis l’ouest d’Oran, à l’Espagne (Almeria). « Medgaz a été inauguré il y a dix ans et est contrôlé conjointement par l'État algérien (51 %) et par l'entreprise énergétique espagnole Naturgy, anciennement connue sous le nom de Gas Natural Fenosa (49 %). En temps normal, il fournit environ 25 % du gaz naturel qui parvient en Espagne. L'Algérie s'est engagée à augmenter sa capacité de 8 à 10 milliards de m3 par an, mais l'Espagne aurait encore besoin d'environ 4 milliards de m3 supplémentaires pour couvrir ses besoins ». Sachant que l’Espagne est mal reliée au reste de l’Europe en gazoducs, où est la solution ? Le gaz naturel liquéfié (GNL) ? A quel prix ?

 Mais ici, un instant d’attention. Pourquoi donc les prix se sont-ils envolés ? Le professeur Geoffron rappelle quelques éléments qui expliquent les rouages du marché gazier que l’UE s’est donné (1).

« Au XXe siècle, les importations de gaz en Europe étaient organisées autour de contrats de long terme (jusqu'à 25 à 30 ans) pour garantir le financement de gazoducs permettant de l'acheminer sur des milliers de kilomètres. Et pour cela, il fallait s'entendre à la fois sur les volumes livrés et sur les prix » - indexés sur le pétrole, pour ne pas défavoriser le gaz. Les gazoducs construits (années 1990), les cours du pétrole s’envolent, tirant ceux du gaz. L’Europe réduit la part de contrats de long terme « pour gagner en flexibilité et pouvoir saisir les opportunités offertes par le gaz liquéfié (transporté par bateau) » - ce qui convient aux Américains, vendeurs de GNL. « Surtout, les contrats ont été indexés sur le prix des plateformes d'échange à court terme de gaz et non plus du pétrole (indexation dite « gas-to-gas ») ». Ce qui permet à Vladimir Poutine, grand fournisseur de l’Europe (pour un tiers du gaz qu’elle consomme), de faire remarquer « que les contrats de long terme « à l'ancienne » offraient plus de sécurité ». En outre, les Européens ont omis de stocker des réserves suffisantes – elles sont donc au plus bas. Le président russe vient de demander à Gazprom de commencer à remplir « les installations européennes de stockage souterrain » (5), après avoir achevé le remplissage des réservoirs russes, prévu avant le 9 novembre. Sans préciser par quels pays Gazprom commencerait. Rien donc d’immédiat pour l’Espagne qui ne disposerait pourtant que de 43 jours de consommation.

A Alger pendant ce temps, on hausse le ton dans tous les domaines : « L'Algérie a déclaré sans ambages aujourd'hui qu'elle vise une part de marché de 30 % pour le gaz en Europe » note Cyril Widdershoven, qui ajoute que les marchés en doutent : « Le manque de transparence dans son secteur pétrolier et gazier est extrême, tandis que la capacité de production globale est sous pression. Certains affirment même que la crise actuelle pourrait être un moyen de dissimuler des contraintes d'approvisionnement permanentes ou un manque total de volumes d'exportation ». On évoque même d’entrer en guerre : « En octobre », nous dit Adam Arroudj pour le Figaro (6), « le président Abdelmadjid Tebboune a déclaré, visant sans ambiguïté le Maroc : ‘Si quelqu’un nous cherche, je jure sur Dieu qu’elle (la guerre) n’aura pas de fin’’ ». Dans la presse européenne, on compte les divisions et les blindés, on compare les forces, on s’interroge sur l’appui d’Israël à Rabat, on craint qu’un conflit puisse s’exporter au-delà des deux pays – Alger se fournit chez les Russes, le Maroc à l’Ouest. Au Maroc, s’il n’entend pas « négocier la marocanité du Sahara (occidental) », le roi Mohamed VI a plaidé samedi 6 novembre «en faveur d'"un règlement pacifique" du conflit et réaffirmé "l'attachement du Maroc au processus politique conduit par l'ONU" » (7).

Dans les chancelleries européennes, on est embarrassé : « Le Maroc et l'UE sont liés par un accord d'association, signé en 1996 et entré en vigueur le 1er mars 2000, qui englobe le Sahara occidental » relève France 24. « Pour Rabat, la partie la plus importante de ce partenariat a trait à l'exportation de ses produits agricoles vers l'Europe. Pour les 27, l'un des principaux enjeux porte sur le déploiement de la flotte de pêche européenne dans les eaux adjacentes du Sahara occidental ». Sans compter, donc, le problème du gaz. Décidément très pressant pour l’UE (8).

 A ce jour, la parole est à la diplomatie.

 

Auteur : Hélène NOUAILLE
source : Lettre de Léosthène
http://www.leosthene.com 
Date : 13 novembre 2021

 

Cartes :

Gazoducs du gaz algérien vers l’Espagne (source : AFP)
https://d32r1sh890xpii.cloudfront.net/tinymce/2021-11/1636139993-o_1fjoolvebeo91fjq1ebf1sflsi08_large.jpg

Algérie-Maroc, un vieux contentieux territorial (source : le Figaro)
https://i.f1g.fr/media/eidos/704x413/2021/11/07/INF4be58b7c-38d2-11ec-a6b5-bcd1bfaf35b1-805x473.jpg

Notes :

(1) Boursorama, le 8 novembre 2021, Patrice Geoffron, Pourquoi le prix du gaz s’est-il envolé ?
https://www.boursorama.com/bourse/actualites/pourquoi-le-prix-du-gaz-s-est-il-envole-2d24d64d0770cacf9cd9635838256952

(2) OilPrice.com, le 6 novembre 2021, Cyril Widdershoven, Conflict In North Africa Threatens Gas Supply To Europe
https://oilprice.com/Geopolitics/Africa/Conflict-In-North-Africa-Threatens-Gas-Supply-To-Europe.html

(3) Voir Léosthène n° 1522/2020, le 12 décembre 2020, Le Maroc et Israël renouent, Trump presse le pas

Donald Trump presse le pas pour consolider son plan de paix au Proche-Orient : après les Emirats Arabes Unis, Bahreïn et le Soudan, le Maroc et Israël ont accepté de normaliser leurs relations, interrompues lors de la deuxième Intifada, au début des années 2000. En trois tweets, le président américain l’annonçait le 10 décembre : « Une autre avancée HISTORIQUE aujourd’hui ! Nos deux GRANDS amis, Israël et le royaume du Maroc, ont accepté de normaliser complètement leurs relations diplomatiques  un grand pas en avant pour la paix au Moyen-Orient ! ». Avec deux précisions: « Le Maroc a reconnu les Etats-Unis en 1777 » - ce qui est exact, le royaume du Maroc a été le premier Etat à reconnaître l’indépendance des Treize colonies. « Il est donc approprié de reconnaître leur souveraineté sur le Sahara occidental ». Mouvement logique pour le Maroc. Mais ? Pour autant, le conflit avec le Polisario soutenu par l’Algérie n’est pas résolu et pourrait s’aggraver. Analyse.

(4) Voir Léosthène n° 1542/2021, le 6 mars 2021, Gros temps entre le Maroc et l’Allemagne

« Il y a apparemment de sérieux désaccords diplomatiques entre l'Allemagne et le Maroc » écrivait le Frankfurter Allgemeine le 2 mars dernier. « Le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita a demandé à tous les ministères de suspendre tout contact avec l'ambassade allemande à Rabat ». De quoi s’agit-il ? Entre autres choses, de la position de Berlin sur le Sahara occidental, quand Donald Trump a reconnu en décembre dernier la souveraineté du Maroc sur ce territoire – Rabat proposant un plan d’autonomie sahraouie sous souveraineté marocaine, plan soutenue par la France. Or l’Allemagne accuse la position américaine d’être « contraire à la légalité internationale ». Pour quelle raison ? Berlin serait-il trop attentif à ses intérêts en Algérie, qui soutient l’indépendance du Sahara occidental ? Le gros temps pourra s’apaiser, dit la presse marocaine, quand l’Allemagne, avec le reste de l’Europe, clarifiera sa position…

(5) La Nouvelle République, le 9 novembre 2021, Gazprom: début du plan de remplissage de stocks de gaz en Europe
https://www.lanouvellerepublique.fr/france-monde/gazprom-debut-du-plan-de-remplissage-de-stocks-de-gaz-en-europe 

(6) Le Figaro, le 7 novembre 2021, Adam Arroudj, La guerre peut-elle éclater entre le Maroc et l’Algérie ?
https://www.lefigaro.fr/international/la-guerre-peut-elle-eclater-entre-le-maroc-et-l-algerie-20211107

 (7) France 24, le 10 novembre 2021, Sahara occidental : sans céder, le Maroc se dit déterminé à "tourner la page" du conflithttps://www.france24.com/fr/afrique/20211110-sahara-occidental-sans-c%C3%A9der-le-maroc-se-dit-d%C3%A9termin%C3%A9-%C3%A0-tourner-la-page-du-conflit 

Le discours royal, en français :
https://www.diplomatie.ma/fr/sa-majest%C3%A9-le-roi-adresse-un-discours-%C3%A0-la-nation-%C3%A0-loccasion-du-46%C3%A8me-anniversaire-de-la-marche-verte 

(8) Le Monde/AFP, le 11 novembre 2021, Crise des migrants : la Biélorussie menace de couper le gaz à l’Europe, la Pologne et l’Ukraine déploient des soldats
https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/11/crise-migratoire-a-la-frontiere-minsk-repondra-a-de-nouvelles-sanctions-europeennes_6101729_3210.html

 

 

 

 

Source : www.asafrance.fr