RELIGION : Les aumôniers militaires, entre âmes et armes

Posté le samedi 09 janvier 2021
RELIGION : Les aumôniers militaires, entre âmes et armes

L’armée française compte 357 aumôniers militaires des cultes catholique, protestant, israélite et musulman. En opération, leur rôle va bien au-delà de l’accompagnement de la foi.

Ce jour-là, en Afghanistan, un coran vient d’être retrouvé brûlé dans la déchetterie près d’un camp français. Dans cette guerre post-11 Septembre, comme dans celles qui vont suivre, la religion est devenue une arme de destruction. Le sacrilège risque d’envenimer les relations. « La tension montait rapidement. On m’a rappelé d’un poste isolé », raconte Ali. À cette époque, il est déjà aumônier du culte musulman et, comme d’autres, il est projeté comme soldat et religieux en opération extérieure. Ali est envoyé auprès des autorités afghanes locales pour tenter de désamorcer la crise. « On m’a apporté le coran brûlé et j’ai tout suite prévenu que ce n’était pas un Français qui était responsable : les mots n’avaient pas été touchés, seulement le pourtour du livre. Celui qui avait commis cet acte avait visiblement peur de toucher au texte… », poursuit-il. La manipulation déjouée, la mission a pu se poursuivre.

Avant de devenir aumônier, Ali a été soldat. « Mais au Kosovo, en septembre 1999, j’ai failli mourir lors d’une opération », se souvient-il. L’ancien sergent-chef au 12e régiment d’artillerie n’en dit pas beaucoup plus sur l’événement, mais il a été fondateur. « Je faisais déjà le lien entre les soldats de confession musulmane et le commandement. Je me suis lancé dans la théologie », dit-il. Puis en 2003, au Liban, il perd un frère d’armes. Le traumatisme nourrit ses méditations. « J’avais un lien très fort avec l’aumônier catholique en opération avec nous. Mais pouvoir parler avec un aumônier musulman aurait peut-être été plus facile… »,  dit-il.

En 2006, il est l’un des premiers à avoir été recruté pour l’aumônerie musulmane, officiellement créée en 2005. Les aumôneries des trois autres religions, catholique, protestante et israélite, existent depuis 1874. Depuis, il a cessé de se battre, mais n’a pas quitté le front ; il est régulièrement parti en opérations. « Je comprends la langue des soldats, dit-il. Nous avons vécu les mêmes situations, je sais ce qu’ils attendent. » Son oreille est ouverte à tous, quelle que soit la confession. « Dans aumônier du culte musulman, musulman arrive à la fin… », dit-il. Sans se prétendre interchangeables, les quatre aumôneries coopèrent sans concurrence.

Une soif spirituelle 

Si les batailles se jouent l’arme au poing, dans les airs ou dans les mers, grâce au soutien logistique ou celui des médecins militaires, l’armée compte aussi dans ses rangs de singuliers renforts, soucieux de soutenir les hommes en seconde ligne. D’« active » ou de « réserve », les aumôniers militaires ne sont qu’une goutte d’eau comparée aux quelque 200 000 personnels des armées : ils sont 203 catholiques, 77 protestants, 35 israélites et 42 musulmans. Mais l’état-major n’imaginerait pas se priver d’eux. Une quinzaine est déployée de façon permanente en opérations ­extérieures ou dans les forces de présence. Ils sont six sur Barkhane. Salariés de l’État, soumis à l’état-major, ils sont toutefois « hors hiérarchie » et arborent un « grade miroir » : le même que celui de leur interlocuteur pour faciliter le dialogue. Ils sont le gage symbolique que l’humain ne sera pas oublié par l’armée.

Au contact de la guerre, les consciences s’interrogent. Et les meilleurs psychologues peuvent se trouver sans réponse. « Le psy est un technicien. Nous, nous sommes dans l’empathie et la sympathie. Mais nous pouvons aussi aider ceux qui souffrent à aller voir un médecin », raconte un religieux. « Les psychologues ont une approche plus terre à terre des problèmes. Quand on est face au feu, on a tous des questions… métaphysiques. Croire en quelque chose permet peut-être de rendre plus facile le fait de risquer sa vie par rapport à quelqu’un qui pense qu’il n’y a rien après », confirme un soldat des forces spéciales du 1er RPIMa. « La soif spirituelle est plus grande en opération », soulignent plusieurs officiers.

« Lorsqu’ils sont en mission, les gars savent que je suis au camp avec mon chapelet en train de prier pour eux. Cela leur apporte de la sérénité », assure le padre Étienne. Sans sa croix catholique sur son torse et son treillis, il passerait inaperçu au côté des militaires du 1er RPIMa. L’engagement militaire lui est venu après la vocation religieuse, un peu par goût de l’aventure. « Il arrive que l’on s’expose », dit-il. En mission en Centrafrique, son véhicule a été pris dans un échange de tirs, se souvient-il. Les aumôniers sont tous formés au maniement d’une arme en cas de légitime défense. Le cas de figure est théorique, les religieux n’étant a priori pas exposés.

La première fonction des aumôniers est cultuelle pour accompagner et permettre la foi des soldats. Les prêtres catholiques peuvent organiser des messes en opération. Celles sur le camp de Gao au Mali sont particulièrement suivies. Le dimanche, il y en a deux. L’autre mission se rapporte à l’accompagnement du deuil, y compris celui des familles. Le rabbin Moïse se souvient de la douleur après l’embuscade d’Uzbin en 2008 en Afghanistan. « Nous avions attendu avec les proches pendant trois heures à l’aéroport l’arrivée des corps, se rappelle-t-il. « Nous avons essayé d’apporter une parole apaisante. » Lors des préparations, les aumôniers sont parfois les seuls à évoquer le risque de mort alors que la plupart des militaires, jeunes, n’y sont pas familiers.

Pour les régiments, chaque perte constitue une onde de choc qu’il faut absorber afin de maintenir la cohésion du groupe. « Les soldats ont besoin de sens, même s’ils ne sont pas dans la religion », raconte la pasteure Nathalie. La discussion peut survenir « autour d’un verre au moment de la popote » : « Ils peuvent parler de leur copain jusqu’à ressasser », dit-elle. « Lorsque la mort surgit, c’est un grand traumatisme pour la force, c’est toujours un immense questionnement », raconte le père Bertrand. Il se trouvait à Gao il y a quelques semaines encore. Aumônier depuis quatorze ans, il en est à sa 9e opération. Il s’est déjà rendu quatre fois sur Barkhane. Le père Bertrand, qui parcourt le camp à vélo, est là-bas comme chez lui. « On dit que le café que je sers est le meilleur, plaisante-t-il. Quand le commandement est démuni, l’aumônier est l’homme de l’écoute, celui de l’espérance, du soutien. » Il recueille les confidences sur les problèmes familiaux restés en France, les plaintes envers le commandement, sur les doutes. « Tous les jours, je confesse », dit-il. Le socle, c’est la confiance que le religieux a établie.

Des opportunités de renseignement 

Il n’y a pas de réponse facile aux questionnements des soldats. Même si l’armée française dispose d’un corpus éthique digne d’une démocratie et de claires règles d’engagement, les certitudes manichéennes peuvent s’évaporer au plus proche du feu. « Parfois, ça pique les yeux », confirme un aumônier. Quand un frère d’armes l’interpelle, il écoute avec bienveillance. « J’essaie de porter un regard équilibré, de lui permettre de poser les bonnes questions. Je lui dis que les décisions ne tiennent pas qu’à lui. Qu’il ne faut pas porter individuellement le poids des responsabilités », continue le religieux. Les hommes d’Église disent être là pour accompagner les soldats, pas pour les ­juger. Avant de s’engager, il a résolu la contradiction apparente entre la guerre et la foi.

« Nous assurons aussi des fonctions de conseil au commandement, explique le père Bertrand. On est le thermomètre quand le commandant est désireux de connaître le ressenti dans l’emprise. C’est précieux pour un chef. » L’aumônier livre son sentiment, sans trahir les secrets qui lui sont livrés. En mer, où les missions peuvent être longues et le huis clos pesant, le phénomène est identique. L’aumônier est le seul à pouvoir passer de carré en carré naturellement.

En opération, il existe également des opportunités de renseignement. Tandis que les chefs d’unité dissertent avec les responsables locaux au gré d’une patrouille, les religieux peuvent rencontrer leurs homologues. À N’Djamena, au Tchad, les aumôniers sortent une fois par semaine pour une mission caritative qui aide à faire accepter Barkhane. La dimension diplomatique de leur rôle n’est pas négligeable. « La laïcité à la française est parfois mal comprise », explique l’évêque aux armées, Antoine de Romanet. La parole des hommes d’Église peut aussi contribuer à éclairer des conflits à dimension religieuse. « Nos militaires peuvent être sollicités par le commandement en vue d’une explication et d’une compréhension de la situation », a souligné l’aumônier en chef du culte musulman Abdelkader Arbi, lors d’une audition à l’Assemblée nationale avec ses collègues.

« L’inculture religieuse peut être forte dans la société », regrette Mgr de Romanet en précisant que cette dimension des conflits modernes « a été intégrée » par l’état-major. Lui-même est régulièrement sollicité pour apporter son analyse. « Les autorités sont avides de notre Retex. Notre parole est libre », dit-il en usant de cette expression militaire signifiant « retour d’expérience ». « Un des défis est d’éviter la déshumanisation de la guerre, poursuit l’évêque. Dans un conflit, le risque de haine et de bestialité peut très vite arriver. » Sur les théâtres d’opérations, les aumôniers voudraient jouer un rôle de garde-fou. Si la guerre est faite par des hommes, il faut savoir défendre leurs âmes.

 

Nicolas BAROTTE
Le Figaro
mercredi 6 janvier 2021

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr