RETOUR D’EXPÉRIENCE. Combattre en ville, l'expérience israélienne : Analyse du colonel de LA RUELLE.

Posté le lundi 09 juillet 2018
RETOUR D’EXPÉRIENCE. Combattre en ville, l'expérience israélienne : Analyse du colonel de LA RUELLE.

Probablement liée à la longue expérience de lutte contre le terrorisme palestinien, l’armée israélienne est souvent considérée comme un exemple d’efficacité dans les guerres «urbaines».

Le Colonel de la Ruelle considère que la réalité est plus nuancée. Si l’armée de terre israélienne l’emporte par la qualité de son entraînement tactique et la supériorité de ses équipements, elle n’est pas à l’abri de demi-échecs liés, en particulier, à une planification de très court terme.

Parmi les nombreuses idées admises sur l’armée israélienne, figure celle qui prête à celle-ci une efficacité redoutable dans le combat urbain. Probablement liée à la longue expérience de lutte contre le terrorisme palestinien depuis 1948, à la prise de Jérusalem-est en juin 1967, aux combats dans les localités et les camps de réfugiés au Liban à partir de 1982, à la lutte contre les intifadas à partir de 1987, la réalité est plus nuancée, comme le montrent les exemples pris à partir des années 2000.

Au contact, l’armée de terre israélienne l’emporte par la qualité de son entraînement tactique et la supériorité de ses équipements, mais elle n’est pas à l’abri de demi-échecs liés, en particulier, à une planification de très court terme.

Les exemples récents

 Deuxième Intifada (2000-2006): la masse pour étouffer un soulèvement

À la suite d’une nouvelle montée des tensions entre Juifs et Palestiniens, la venue d’Ariel Sharon, chef du Likoud, sur l’esplanade des mosquées le 28 septembre 2000, est l’étincelle qui déclenche un conflit militarisé asymétrique. La population palestinienne de Cisjordanie se soulève contre l’occupation israélienne. Si une partie des affrontements a lieu le long des routes, les affrontements les plus violents ont lieu dans les grandes villes palestiniennes, notamment Jénine et Naplouse où l’armée israélienne doit monter de véritables opérations pour éradiquer l’infrastructure terroriste.

L’armée israélienne commence par évacuer des positions difficilement tenables: au cœur de zones urbaines piégées et défendues par des combattants palestiniens armés bien soutenus par la population, des postes armés tenus seulement par quelques soldats qui peuvent très rapidement se voir encerclés par une foule de plusieurs milliers de personnes. En effet, à deux reprises, des positions trop exposées et tardivement évacuées ont conduit à des lynchages filmés de soldats israéliens, scènes traumatisantes pour la population juive (7 octobre 2000 à Naplouse et 12 octobre 2000 à Ramallah).

Puis, avant d’y pénétrer pour lancer de véritables opérations militaires visant à neutraliser l’infrastructure terroriste, les grandes villes palestiniennes sont isolées et leurs accès extérieurs contrôlés. Des barrages sont érigés à la périphérie des villes.

Lorsque la décision est prise de rentrer en ville au printemps 2002 avec l’opération Rempart, 60 000 soldats israéliens des forces conventionnelles appuyés par une formidable puissance de feu investissent les principales villes palestiniennes. L’armée israélienne fait également pénétrer des unités spéciales et s’assure localement un rapport de force écrasant. Les blindés sont très présents, la 500e  brigade blindée est chargée d’investir Jénine. Les capacités d’infiltration en milieu palestinien à des fins de renseignement et d’action sont renforcées (création des commandos Sayeret Chadlag, Maglan. Le génie de combat prend dès cette époque une grande importance avec l’image symbolique du bulldozer blindé D 9, qui devient une «arme stratégique» à Gaza en raison de l’obstruction des axes, mais aussi pour créer des cheminements à l’écart des axes de progression et de tir.

Les Israéliens testent de nouveaux procédés tactiques: les raids blindés de nuit au cœur des villes, la progression de l’infanterie à l’abri des habitations, un recours accru aux chiens et aux tireurs d’élite. Simultanément, l’entraînement au combat urbain dans des installations spécifiques qui se multiplient devient systématique.

L’action de l’armée de terre se situe dans un cadre interarmées avec une utilisation massive des drones, des hélicoptères, chargés des éliminations ciblées par tirs de missiles, et même de bombardiers F-16 utilisés ponctuellement pour larguer des bombes d’une tonne sur des cibles inatteignables autrement.

L’opération n’a pas détruit «l’infrastructure terroriste», mais elle lui a porté des coups sérieux et l’intifada s’est essoufflée. L’armée de terre israélienne a atteint son objectif par des opérations au sol décisives, mais en négligeant deux aspects: d’une part l’action sur la population qu’elle juge impossible de rallier à sa cause et dont elle tente juste de dissuader le ralliement au terrorisme; d’autre part, l’entraînement au combat de haute intensité devient rare; en conséquence, l’absence d’entretien des savoir-faire spécifiques de ce combat se paiera cher dès l’année suivante…

 Deuxième guerre du Liban (2006): les combats de Bint Jbeil et Maroun A-Ras, ou la performance du commandement prise en défaut

Lors de la deuxième guerre du Liban à l’été 2006, l’armée israélienne compte d’abord uniquement sur son armée de l’air pour faire cesser les tirs de roquettes du Hezbollah qui, depuis le Sud-Liban, bombarde quotidiennement le nord d’Israël. Constatant l’échec de cette solution, une offensive terrestre est planifiée a minima pour reprendre l’initiative tout en espérant limiter au maximum les pertes au sol. Une offensive limitée est décidée, visant à prendre le contrôle d’une zone bordant Israël (villages chiites de Bint Jbeil et Maroun A-Ras) où, à la suite d’erreurs, l’armée israélienne déplore huit morts en 48 heures.

Le bilan des pertes de la bataille est nettement favorable à l’armée israélienne, puisqu’une centaine de combattants du Hezbollah aguerris et installés en défensive a été tuée dans des affrontements à courte distance. Cependant, pour la commission Winograd, chargée de tirer le bilan de la guerre, ainsi que pour le public israélien, le résultat est plus complexe. En effet, ce sont les pertes israéliennes et l’incroyable cafouillage lié à la planification et à la conduite de l’opération (flottements et rivalités entre les trois échelons de planification et de commandement – division des opérations de l’état-major central, front nord et division du secteur du front – qui sont principalement retenus.

En effet le renseignement a été défaillant sur le dispositif ennemi; la mise en place des bataillons devant lancer l’attaque a été effectuée avec retard; la mission à réaliser n’était pas claire (conduire un raid ou occuper les villages?). L’absence de coordination entre unités du dispositif ami a été patente; les ordres qui ont changé en cours d’action auraient nécessité des réarticulations. La bataille s’est finalement résumée à un combat d’unités séparées sans appui mutuel. La configuration à Bint Jbeil a empêché Tsahal d’utiliser son avantage technologique, et la bataille s’est transformée en une succession de combats à très courte distance, presque au corps à corps.

En termes de bilan des pertes, l’opération est un succès; mais cet aspect des choses doit être relativisé tant huit morts représentent un bilan coûteux pour l’armée israélienne; de plus, l’échec tactique est patent.

Opération Lisière Protectrice contre Gaza: été 2014

Suite à des tirs quotidiens de dizaines de roquettes depuis la bande de Gaza sur Israël, l’armée israélienne lance une offensive visant à faire cesser ces tirs. Après une phase de bombardements aériens et d’artillerie, l’armée de terre israélienne pénètre de quelques kilomètres (2 à 3) en zone péri-urbaine pour y éliminer des sites de lancement de roquettes, mais surtout pour trouver et détruire les entrées des tunnels d’un à deux kilomètres de long. Ces tunnels (32 sont finalement mis à jour et détruits) débouchent en Israël et constituent un risque croissant d’attaques de commandos du Hamas comme d’enlèvement de civils et de militaires. Les forces terrestres israéliennes ne pénètrent pas au cœur des villes de la bande de Gaza, car le but n’est pas de renverser le régime du Hamas, mais d’éliminer les menaces immédiates (tirs de roquettes et tunnels).

Une fois encore le rapport de force est écrasant face à un ennemi asymétrique, mais qui connaît parfaitement le terrain. L’usage du feu est massif côté israélien. Armées de terre et de l’air coopèrent pleinement, des bombes d’aviation étant larguées à moins de 200 m des troupes israéliennes sous blindage. L’usage des blindés est massif: environ 500 blindés Merkava prennent part à l’opération alors que le Hamas ne dispose pas d’un seul blindé. Les blindés tirent à courte, voire très courte distance sur les nids de résistance et les positions estimées dangereuses. Les quelques blindés équipés du système de protection active Trophy et touchés par des roquettes de RPG ou des missiles anti-char ne déplorent aucune perte. A contrario, un vieux M113 immobilisé est rapidement détruit, causant la mort de 9 Israéliens. Ce sont finalement les tirs de mortier sur les positions de déploiement et d’attente de l’armée israélienne qui occasionnent les pertes les plus élevées (une dizaine de morts).

Pour limiter les pertes au sein de la population civile palestinienne, l’armée israélienne utilise plusieurs méthodes: largage de tracts, envoi de sms, frappes réduites d’avertissement… Cependant, lorsqu’elle l’estime justifié, l’armée israélienne pilonne des installations civiles car elle considère qu’elles font partie intégrante de l’infrastructure terroriste (stockage d’armes, de munitions, caches de combattants dans une infrastructure civile) et qu’elle a tout mis en œuvre pour forcer la population civile à quitter la zone visée.

Fortement engagée dans l’opération, l’armée de terre a beaucoup amoindri les capacités militaires du Hamas. En tenant une bande de terrain en zone semi-urbaine, elle a permis aux unités de génie de combat de supprimer la menace constituée par les tunnels.

 Des constantes

 En dépit de variantes liées à l’ennemi, au terrain et au contexte, la supériorité israélienne en combat urbain s’appuie sur les éléments suivants:

Pas un pas sans drone ou sans appui: le combat aéroterrestre en zone urbaine est placé sous une bulle de surveillance permanente. Les drones doivent détecter le moindre mouvement et guider les tirs des appuis les mieux placés.

Le renseignement: il est primordial dès le temps de paix pour effectuer du ciblage d’infrastructures et de HVT [1], limiter les pertes, contrebalancer un rapport de force potentiellement défavorable. Il s’obtient en interarmées voire en interservices (Cisjordanie). La règle d’or est donc «pas d’engagement sans renseignement», et la violation de cette règle se paye cher comme à Bint Jbreil. En Cisjordanie, le renseignement israélien est particulièrement performant compte-tenu de la longueur de l’occupation israélienne et des moyens technologiques et humains engagés.
Le combat en zone urbaine requiert l’emploi de munitions guidées (GPS et laser). Il met en avant l’importance de l’emploi de la haute technologie (capteurs, lanceurs, systèmes de commandement, de contrôle et de communications) pour permettre des prises de décision en temps réel indispensables.
La protection de la troupe prime sur la vitesse de l’opération et les destructions consenties. La progression dans les zones urbaines ennemies s’effectue donc au maximum à l’abri des blindés et des infrastructures bâties. La mobilité passe au second plan derrière la protection et la puissance de feu. Une bonne coordination interarmées, grâce à l’intégration de deux officiers de liaison de l’armée de l’air au PC de la brigade. Drones et hélicoptères sont dans la main de l’armée de l’air, mais fournissent un appui efficace aux opérations au sol. L’aviation appuie les troupes au plus près. Par ailleurs, les règles de coordination permettent un engagement de l’artillerie même si des drones volent dans la zone. Une asymétrie complétement assumée: la masse des plates-formes de combat et d’appui procure un appui psychologique et létal. Les blindés lourds (classe 60T) sont systématiquement engagés. Ils protègent les équipages pour porter des feux au plus près et accompagner l’infanterie. Ils sont autant que possible porteurs des dernières technologies (système Trophy). A contrario, les vieux équipements (M113) sont devenus vulnérables face à un ennemi asymétrique dont la puissance de feu a considérablement augmenté.

Le facteur population est mieux pris en compte par l’armée israélienne, mais reste subordonné aux objectifs de l’opération. Cette prise en compte de la guerre au milieu des populations est nouvelle. Une cellule existe désormais au sein des PC de brigade pour gérer les différents moyens concourant à la gestion de l’environnement (PSYOPS, COMOPS, CIMIC, Key leader engagement). Le tir fratricide est une crainte constante: la numérisation des unités terrestres est l’outil qui permet de les éviter au maximum.
Les dégâts par IED sont réduits au minimum: l’observation permanente du champ de bataille (somme toute réduit) par les drones, l’effet de surprise et les contournements au sol limitent le risque. Suite à «Lisière Protectrice», l’armée israélienne a décidé de se doter d’un système de détection et de destruction des obus de mortier.
Une génération avant la bataille de Mossoul, l’armée israélienne a compris l’importance du génie de combat dans les batailles urbaines modernes, notamment à travers l’emploi symbolique des bulldozers blindés pour cheminer dans des zones urbaines obstruées faites pour canaliser. Suite à l’opération Lisière Protectrice de 2014, encore davantage de zones d’entraînement aux combats en zone urbaine et souterraine ont été construites. Un bataillon du génie de combat supplémentaire a été créé.

La brigade interarmes est le pion de manœuvre tactique de base en combat urbain, aux ordres d’un brigadier qui centralise l’utilisation de tous les renforcements et appuis (CAS, drones, artillerie, renseignement…). Il doit disposer d’une grande marge d’initiative. C’est finalement dans cette modularité nécessaire des unités terrestres que les leçons, si elles sont tirées, sont les plus longues à être mises en œuvre. Prisonnières d’un schéma d’unités organiques, les unités israéliennes sont peu habituées à s’entraîner au niveau de l’unité élémentaire avec des unités d’autres fonctions opérationnelles, et c’est dans ce domaine précis que des évolutions devraient se dessiner à court terme.

Généralement très familière de ses zones d’intervention (Cisjordanie, Gaza, Sud-Liban), l’armée israélienne dispose déjà d’un avantage certain: les villes et les ennemis sont connus. La supériorité technologique et les rapports de force locaux penchent également en sa faveur. Néanmoins, comme des exemples ci-dessus le montrent, les succès peuvent être mitigés. L’ennemi, lui aussi, apprend de ses erreurs et se renforce. Enfin, en dépit de la latitude de la zone des combats, le brouillard de la guerre est aussi présent dans la zone…

[1] High value target: cible de haute importance

Colonel de la RUELLE
cahier de la pensée mili-Terre
Date de parution : 22/04/2018
Publié le  05/07/2018 Histoire & stratégie


Après une première partie de carrière dans l’ABC, le colonel de la Ruelle l’a ensuite poursuivie dans le domaine des relations internationales militaires, notamment attaché de défense en Turquie (2007-2010) et Israël (2013-2016). Il est chef du bureau RETEX de l’armée de Terre depuis 2016.

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr