RÔLE : Le soldat français est transformé en agent polyvalent chargé de tout et n’importe quoi

Posté le mardi 10 novembre 2020
RÔLE : Le soldat français est transformé en agent polyvalent chargé de tout et n’importe quoi

En cette veille du 11 novembre, l’historienne* s’inquiète de voir notre armée s’épuiser à assumer des missions hétéroclites sans aucun rapport avec son rôle.

Le 11 novembre rappelle chaque année aux Français le prix payé par ceux qui ont porté, et portent encore, les armes en leur nom. L’hommage rendu aux défunts prend cette année une tonalité particulière alors que le pays traverse des crises multiples et que, sur le sol national, sont à nouveau déployés massivement les militaires de l’opération « Sentinelle ». Que savons-nous de ceux qui patrouillent dans nos rues ? Que comprenons-nous de la place qu’ils occupent parmi nous ?

Il y a un siècle, la dépouille de celui qu’on nommera désormais « le soldat inconnu » était déposée sous l’Arc de triomphe. Le visiter et l’honorer, c’était visiter et honorer tous ceux qui, dans la diversité immense des expériences vécues, avaient traversé sous l’uniforme français la grande tragédie de la guerre. Héros, martyr ou victime, selon la trilogie décrite par les historiens de la période, le soldat inspirait des engagements politiques faits des mille nuances du patriotisme et du pacifisme. Plaint, décrié ou honoré, le soldat ne pouvait alors être perçu comme autre chose qu’un combattant, destiné à affronter un ennemi désigné par l’autorité politique. C’est d’ailleurs en 1921 que la gendarmerie mobile a été créée pour établir une distinction claire entre l’ordre intérieur et la confrontation avec un ennemi extérieur.

Ce n’était pas un âge d’or, l’époque n’était pas plus heureuse et il serait sans fondement d’éprouver la moindre nostalgie pour un temps qui comportait son lot de déchirements et d’épreuves collectives. Le contraste apparaît cependant saisissant avec ce qu’est, aujourd’hui, la figure du militaire, à nouveau centrale dans notre espace public mais désormais consensuelle et méconnue.

Les expériences opérationnelles récentes, leur médiatisation et la parole publique plus claire des chefs d’état-major puis des responsables politiques ont mis fin à une longue période d’effacement de la finalité combattante de l’engagement militaire, débutée au lendemain de la guerre d’Algérie. Une image renouvelée du militaire a progressivement émergé, bien éloignée de la figure banalisée qu’il était devenu au moment de la professionnalisation, à la fin des années 1990. Un jeune Français qui passe la porte d’un centre de recrutement n’ignore plus que les armées combattent. Plus encore, il revendiquera aujourd’hui, davantage qu’hier, son désir de servir son pays par les armes.

Et pourtant, dans notre pays, le débat public ne cesse de venir brouiller cette réaffirmation progressive d’une image plus cohérente. Au loin, le militaire français fait la guerre et on le sait. Même si l’on en débat assez peu, le mot et ses images laissent entrevoir la complexité de ce que vivent ces soldats confrontés à la violence. Mais ici, sur le sol national, il est, dans des formes nouvelles de mobilisation, une sorte d’agent polyvalent très efficace et compétent vers lequel les politiques ne peuvent s’empêcher de lorgner pour pallier, souvent dans l’urgence, tous les dysfonctionnements de la société.

Au milieu de nous, le militaire français est une figure sans aspérité, capable de jongler, des missions de sécurité intérieure à la réinsertion de la jeunesse en difficulté. Qu’il faille surveiller les stocks de masques pendant une crise sanitaire, et c’est eux que l’on retrouvera devant les hangars, armes à la main. On ne compte plus les propositions de politiques de tout bord envisageant de confier aux armées tout ou partie de chaque classe d’âge à des seules fins socio-éducatives dénuées de tout objectif proprement militaire.

Parce que les militaires sont globalement compétents, ils font bien, et souvent mieux, ce qu’on leur demande de faire. Ceux qui travaillent avec eux s’en félicitent et vantent une organisation certes imparfaite, mais dont les qualités fascinent, par effet de contraste. Les images sont efficaces, leur médiatisation rassure : au moins, « on » fait quelque chose.

Des mobilisations envisagées comme ponctuelles ou marginales se transforment peu à peu en missions pérennes et massives. Leur lien avec l’usage de la force armée contre un ennemi désigné par l’autorité politique, au nom de la communauté nationale, n’apparaît plus clairement. En situation de crise permanente, hormis les principaux intéressés, rares sont ceux qui ont encore le souci de chercher à l’expliciter.

Le brouillage est d’autant plus accentué que les sociétés européennes se voient assaillies par de multiples « menaces ». Le mot est pratique : il permet d’englober des réalités de nature très différente sans qu’on se donne la peine de les distinguer, de les hiérarchiser et de les désigner par des termes justes. Le champ sémantique guerrier sature le débat public. La crise sanitaire est une « guerre » et l’on convoque des « conseils de défense écologique » sans bien savoir quel ennemi il faudrait alors affronter par les armes.

Ceux qui combattent savent la part tragique que contient leur engagement. Honorer les morts du passé et du présent, le 11 novembre, c’est aussi avoir le souci que les réalités qu’ils ont vécues soient comprises quitte à ébranler un peu le consensus qui rend possible ces mobilisations multiformes. Quitte, aussi, par respect pour ceux qui font l’expérience de la guerre, à renoncer à abuser de mots que l’on vide de leur sens.

Les mêmes politiques qui louent le courage de ceux qui combattent au loin ne semblent pas toujours mesurer l’incongruité de leurs enthousiasmes maladroits pour l’emploi tous azimuts des armées sur le sol national. Ils oublient que les vertus militaires qu’ils admirent sont vivaces parce qu’elles sont ordonnées à un rapport très concret avec la mort au jour de la confrontation avec un ennemi violent.

Enfin, malgré tous les mérites de ceux qui remplissent loyalement leurs missions, les dispositifs kaki ainsi déployés, de spectaculaires, deviennent peu à peu routiniers. À moins de franchir encore un cap dans les effectifs mobilisés pour des missions intérieures aux finalités floues, il y a fort à parier qu’elles focalisent de moins en moins les regards et concentrent de moins en moins l’attention. Risquent alors de resurgir, de manière plus visible encore et si ce n’est déjà fait, les causes non résolues de crises que les mésusages du fait militaire ne pourront pas soigner.


Bénédicte CHÉRON*
Le Figaro - mardi 10 novembre 2020

 

* Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut catholique de Paris, Bénédicte Chéron est spécialiste des relations entre l’armée et la société. Elle a publié plusieurs ouvrages salués par la critique, tels « Pierre Schoendoerffer » (2012, CNRS Éditions) et « Le Soldat méconnu. Les Français et leurs armées : état des lieux » (Armand Colin, 2018).


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