SECURITE MARITIME : La Méditerranée, comme la mer de Chine ?

Posté le dimanche 17 octobre 2021
SECURITE MARITIME : La Méditerranée, comme la mer de Chine ?

« Le Haut-représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a appelé l'Europe à intensifier ses efforts pour consolider la stabilité en Méditerranée orientale et dans la région du Golfe et établir des relations équilibrées avec la Russie » (1). Il s’agit ici de sécurité énergétique, à la suite d’une communication de la Commission européenne (2).

Mais à qui s’adresse en urgence ce vœu pieux ?

Parce que, comme le note la chercheuse Maria Najjar, qui fait pour Orient XXI, un historique des tentatives de l’Union européenne en matière de coopération, « la question (de la Méditerranée) n’a jamais été érigée au rang de priorité » (3). Le processus de Barcelone, né en novembre 1995, dont on célébrait dans une « relative indifférence » le 25e anniversaire fin novembre 2020, et qui comportait bien un volet sécurité à côté des volets économiques, humains et financiers, s’est « heurté à trois écueils : sa transformation en un processus technique, sa délégation progressive aux institutions européennes (Commission), et une relégation au second plan, derrière des questions considérées comme davantage prioritaires ». Et ce même si la Commission a publié en février dernier un « Nouvel agenda pour la Méditerranée » mêlant changement climatique, santé et surtout problème des migrations. Il y a bien eu les efforts français (Union pour la Méditerranée, 2008), « projet ambitieux qui s’est heurté aux réticences de l’UE et de l’Allemagne ». Mais, malgré les bouleversements géopolitiques en cours, « la force centripète des facteurs de déstabilisation reste plus forte que les réponses que l’Europe y apporte ».

On suppose que Josep Borrell s’adresse donc à ceux qui peuvent protéger la liberté du commerce sur mer – et aussi bien sûr l’exploitation des ressources en hydrocarbures et leur transport, entre autres infrastructures sous-marines (câbles, etc.). On le sait, les tensions existent et s’accroissent depuis la confirmation, fin 2010, de l’existence de champs gaziers dans les eaux de Méditerranée, nous le relevions ici (4).

C’est-à-dire en particulier à la France et à ses partenaires, à ceux donc qui déploient leurs forces armées en Méditerranée et en connaissent les enjeux et les risques. Justement, Vincent Goizeleau nous offre, pour Mer et Marine (5), un long entretien avec le nouveau préfet maritime français de la Méditerranée, le vice-amiral d’escadre Gilles Boidevezi, 56 ans, qui a, entre autres, été adjoint « opérations » à la préfecture maritime de la Méditerranée entre 2014 et 2016. Comment l’homme d’expérience voit-il la situation ? Evolutive, pour le moins, en raison du changement des priorités américaines. Et, très clair : « On distingue une tendance de fond qui se dégage depuis une dizaine d’années et des évolutions conjoncturelles depuis un an ou deux. Sur le fond, ce qui est notable depuis plus de 10 ans, c’est la quasi-absence des Américains de la zone. Pendant la guerre froide, il y avait la VIe flotte basée à Naples et l’US Navy était très présente et active. Désormais, la première des priorités pour les Etats-Unis est l’Indopacifique et la seconde le Moyen-Orient. La Méditerranée, vue comme un espace de transit pour leurs forces expéditionnaires, revêt une importance bien moindre et on y trouve dès lors très peu de bâtiments américains déployés. Et, assez naturellement, ce vide est comblé par d’autres marines ».

Mais encore ?

Comme le titre choisi pour l’entretien l’indique, on assiste à une « territorialisation » de la Méditerranée comme on peut le voir « en mer de Chine (…) à l’exception de la poldérisation d’atolls » quand la retenue longtemps de règle dans cette petite mer fermée disparaît. Pourquoi ? Parce qu’il y a – sans surprise depuis 2010 (4), « une sorte de course à l’appropriation des ressources énergétiques (…). On peut penser aux forages développés au large de leurs côtes par les Israéliens, aux prospections turques ou encore aux accords bilatéraux de partage de zones économiques exclusives entre Turquie et Libye et entre Grèce et Egypte… ». Partages difficiles, tous les pays n’ayant pas la même lecture des règles de la convention internationale de Montego Bay – la Turquie, par exemple, ne l’ayant jamais signée, passant des accords particuliers et contestés avec la Libye (6) en empiétant sur les zones économiques exclusives grecques. Conséquence, comme en mer de Chine, « la confrontation d’enjeux politiques et économiques, des revendications, des contestations… les problématiques sont finalement similaires et de plus en plus de marines opèrent en mer pour accompagner des stratégies de territorialisation. Ce qui crée une situation de tension et des risques d’incidents ». A ceci s’ajoute l’instabilité de la région, la situation non stabilisée en Syrie, conflictuelle en Libye, instable au Liban par exemple. Et les relations complexes entre Maroc et Algérie, qui ont récemment rompu leurs relations diplomatiques.

« Comme nous sommes dans une période d’affirmation des Etats puissances », résume l’amiral Boidevezi, « beaucoup de pays développent leur activité navale pour affirmer leur puissance, avec une certaine fermeté dans les postures qui a vocation à montrer le volontarisme et la détermination politique des uns et des autres » - on se souvient de l’incident entre la France et la Turquie, qui avait « éclairé » au radar en juin 2020 la frégate française Courbet, nous l’avions évoqué ici (7).

Il y a les marines régionales – et les autres. La Turquie est présente qui s’éloigne de plus en plus de ses côtes. Mais aussi les Iraniens qui, « compte tenu de leurs approvisionnements pétroliers au profit de la Syrie et du Liban, viennent percuter les intérêts israéliens. La guerre des tankers que ces deux pays se livrent par procuration déborde ainsi en Méditerranée ». On voit aussi de nouveaux acteurs, « en particulier les pays du Moyen-Orient. Le Qatar et les Emirats Arabes Unis sont par exemple plus présents en Méditerranée à travers un certain nombre d’exercices avec des pays alliés, mais aussi par le jeu des alliances politiques. La Turquie, le Qatar et la Libye développent des activités communes, ce qui est aussi le cas des Emiriens avec les Egyptiens et les Grecs ». Il y a encore ceux qui sont de retour, les Russes, « qui sont initialement revenus depuis la mer Noire et leurs bases du nord à partir de 2013 avec la crise en Syrie. Celle-ci les a amenés à réinvestir à terre puis à Tartous, qui est devenu un port de déploiement et de soutien pour la marine russe en Méditerranée orientale et au-delà, vers l’Ouest (Méditerranée centrale) et vers le Sud (mer Rouge). On a ainsi assisté à une réappropriation russe du Moyen-Orient, avec une présence qui est actuellement stable, et qui peut s’accroître ponctuellement en fonction des mouvements navals russes d’un théâtre à l’autre ».

Sans oublier la Chine, nouvel acteur, qui protège ses routes maritimes et veut affirmer sa puissance sur tous les océans. « Les Chinois se sont d’abord renforcés en océan Indien à partir de 2008, où ils sont venus à l’origine pour protéger les navires de commerce contre la piraterie dans le golfe d’Aden, puis ont commencé à développer une présence économique en Méditerranée, par exemple dans le port grec du Pirée ou dans le port israélien d’Haïfa ».

Dans ce contexte complexe, que fait la France ?

Elle sait, dit l’amiral Boidevezi, que l’univers méditerranéen est devenu « imprévisible ». Que de nombreux incidents peuvent s’y produire, à l’exemple de celui qui a opposé Russes et Britanniques en mer Noire en juin dernier (8). Elle travaille, dans le cadre du droit international, à assurer la liberté de navigation et aussi « à protéger nos intérêts ». Avec des moyens « comptés », qui n’augmentent pas alors que d’autres théâtres appellent nos forces : « l’Atlantique nord, le golfe de Guinée, l’océan Indien et le Pacifique », qui, enjeux majeurs, « connaissent des évolutions significatives ». Il y a donc « tension entre les moyens, taillés pour une présence navale significative sur deux à trois théâtres, et le besoin de se déployer sur quatre à cinq théâtres simultanés », on le comprend. Et nous avons des partenaires : les Espagnols, dans une « relation de confiance et une vision partagée sur de nombreux sujets », les Italiens, « un de nos partenaires majeurs en Méditerranée » - il y a même un officier italien à Toulon comme un officier français à l’état-major de Rome. Mais aussi la Grèce pour d’autres activités, Chypre (« base d’appui importante dans l’est de la Méditerranée »), l’Egypte, le Liban, mais encore la Roumanie en mer Noire et bien sûr les pays du Maghreb.

Il faut lire l’entretien pour comprendre la multiplicité des missions et des partenariats de la marine française en Méditerranée. Laquelle les assure en permanence, en responsabilité, loin du manque de suivi de la Commission européenne, dont Josep Borrell est vice-président. La France aura veillé, avec ses moyens, à limiter la montée des tensions afin que notre antique Mare Nostrum ne se transforme pas en mer de Chine.

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène
http://www.leosthene.com 
16 octobre 2021

 

PS En hommage à Hubert Germain, dernier des Compagnons de la Libération disparu le 12 octobre à 101 ans, une vidéo où lui et quelques-uns de ses compagnons évoquent Bir Hakeim (Libye). En 1942, Hubert Germain (13e demi-brigade de la Légion), avait 21 ans. Pierre Heitzmann (Bataillon d’infanterie de marine) 20 ans, Pierre Simonet, 20 ans, Jacques Pigneaux de la Roche, 21 ans, Roger Nordmann, 22 ans et Jean-Mathieu Boris, 22 ans, (tous du 1er régiment d’artillerie) l’accompagnent, avec Jacques Salvat, 22 ans (Bataillon du Pacifique). Du 27 mai au 11 juin 1942, 3200 français libres des troupes du général Koenig ont bloqué 37 000 allemands du général Rommel pendant 15 jours. Ils ont permis aux Britanniques de reprendre des forces puis de remporter la première victoire d’El Alamein (Egypte) en juillet 1942 contre l’Afrika Korps du général Rommel, allié aux Italiens.
https://www.dailymotion.com/video/x2qqlxp (58’)

 

Notes :

(1) Anadolu Agency, le 15 octobre 2021, Ahmet Kartal, Borrell : l'Europe doit intensifier ses efforts pour la stabilité en Méditerranée orientale et dans le Golfe
https://www.aa.com.tr/fr/monde/borrell-leurope-doit-intensifier-ses-efforts-pour-la-stabilit%C3%A9-en-m%C3%A9diterran%C3%A9e-orientale-et-dans-le-golfe/2392668

(2) European Commission, le 13 octobre 2021, Energy prices (n’existe pas en français)
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_5204

(3) Orient XXI, le 1er mars 2021, Maria Najjar, L'avenir vacillant de la politique euro-méditerranéenne
https://orientxxi.info/magazine/l-avenir-incertain-de-la-politique-euro-mediterraneenne,4545

(4) Voir Léosthène n° 704/2011, le 22 octobre 2011, Du gaz et des tensions en mer Méditerranée
« Le futur d’Israël est sans aucun doute lié à l’énergie gazière » expliquait Michael Economides en janvier 2011 pour Energy Tribune en décrivant l’activité d’une petite compagnie pétrolière, Noble Energy, basée à Houston (Texas) dans les eaux qui séparent Chypre d’Israël. Après la découverte, en 1999, d’un premier champ (Mari) entre les côtes israéliennes et chypriotes, un second a suivi au début 2009 (Tamar). « Mais le meilleur restait à venir. Dans les derniers jours de 2010, Noble Energy et ses partenaires annonçaient que le champ nommé Léviathan (situé à 130km du port d’Haïfa) contenait au moins 450 milliards de m3 de gaz » (1) deux fois plus qu’à Tamar, dont l’entrée en production est prévue pour 2013 – pas avant 2017 pour Léviathan. Comme toujours, la découverte d’hydrocarbures ne signifie pas apaisement des tensions – mais renouvellement des rapports de forces. Et tous les acteurs habituels, régionaux ou pas, sont bien là – la Chine elle-même est attentive...
Voir aussi Léosthène n° 1271/2018, du 28 février 2018, Bruits de guerre autour du gaz en Méditerranée 

(5) Mer et Marine, le 11 octobre 2021, Amiral Boidevezi : « Comme en mer de Chine, on assiste à une territorialisation de la Méditerranée »
https://www.meretmarine.com/fr/content/amiral-boidevezi-comme-en-mer-de-chine-assiste-une-territorialisation-de-la-mediterrane 

(6) Voir Léosthène n° 1443/2020, du 5 février 2020, La Turquie, la Libye et le gaz en Méditerranée
« La France soutient la Grèce, Chypre, quant au respect de leurs souverainetés, dans leurs espaces maritimes, en condamnant avec nos partenaires européens les intrusions et provocations de la Turquie à cet égard » (E. Macron). Souveraineté, espaces maritimes, de quoi s’agit-il ? Des gisements de gaz en Méditerranée orientale (50 billions de m3 pour des réserves mondiales de 200 billions de m3 estimées, plus 1,7 milliard de barils de pétrole), dans les eaux territoriales de Chypre, de l’Egypte, de Gaza, d’Israël, du Liban, et de Syrie. Et de l’accord passé entre Turcs et Libyens de Tripoli. Tour d’horizon. 

(7) Voir Léosthène n° 1483/2020, le 24 juin 2020, Turquie : les jeux dangereux du président Erdogan
« Lundi », nous disent Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants pour le Monde, « la ministre française Florence Parly a appelé le secrétaire général, Jens Stoltenberg, pour évoquer un incident grave, entre alliés. Le 10 juin, la frégate française Courbet, sous commandement de l’OTAN dans l’opération de surveillance « Sea Guardian » dans l’est de la Méditerranée, a été mise en joue par la marine turque » – et ce à trois reprises. Dans le même temps, le président français, qui recevait son homologue tunisien Kais Saied, dénonçait sans détour le comportement de la Turquie en Libye : « Je considère aujourd'hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin » le 19 janvier dernier. Faut-il rappeler que la Turquie et la France appartiennent toutes deux à l’OTAN ? 

(8) Les Echos, le 23 juin 2021, Yves Bourdillon, Incident entre les marines russe et britannique en mer Noire
https://www.lesechos.fr/monde/europe/incident-entre-les-marines-russe-et-britannique-en-mer-noire-1326338

 

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