SOCIÉTÉ : Le cri et l’écho, les Français et leur armée

Posté le lundi 03 mai 2021
SOCIÉTÉ : Le cri et l’écho, les Français et leur armée

Il faut « toucher avec respect aux choses sacrées. Et, s'il y a dans la société humaine, du consentement de tous, une chose sacrée, c'est l'armée [i]». Anatole France.

Une tribune[ii] signée par d’anciens militaires secoue le monde médiatico-politique. Les Français assistent stupéfaits à ce débat sur leur quotidien. Ce cri, presque désespéré, rebondissant sur un mur, a rendu un curieux écho. Ressaisissons-nous pour revenir à la raison et construire, tous ensemble, un avenir meilleur.


Un constat sévère mais juste partagé au plus haut niveau de l’Etat

Les Français connaissent bien le contenu de cette lettre parce qu’ils vivent les situations dénoncées, ils lisent leur presse quotidienne régionale, miroir de la France, ils parlent avec leurs policiers, leurs pompiers, leurs médecins, leurs enseignants et sont informés de leurs difficultés quotidiennes. Donc pour eux, aucune surprise dans ce constat, si ce n’est un certain soulagement de voir mettre des mots sur leurs maux : le délitement de la société dû au communautarisme, au mépris de « notre pays, ses traditions, sa culture, et veulent le dissoudre en lui arrachant son passé et son histoire » ; le délitement qui « entraine le détachement de multiples parcelles de la nation pour les transformer en territoires soumis à des dogmes contraires à notre Constitution ».

Cette lettre pose le même constat que l’abondante littérature fournie par les universitaires, les chercheurs, les représentations nationales (Sénat et Assemblée nationale), les administrations. Cette lettre pose le même constat que le gouvernement qui a dressé en 2019 une liste des « quartiers de reconquête républicaine[iii] » ; le même constat que celui d’un président de la République s’interrogeant «Comment éviter la partition ? Car c'est quand même cela qui est en train de se produire : la partition.[iv]» ; le même constat que celui d’un ancien ministre de l’intérieur déclarant : «La situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend là tout son sens parce qu'aujourd'hui dans ces quartiers c'est la loi du plus fort qui s'impose, celle des narcotrafiquants et des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République.[v]» ; le même constat que celui du président de la République lors de son discours des Mureaux[vi] et de sa conférence de presse de Mulhouse[vii]. Il est dès lors sans surprise que, appuyée sur ces solides références, une telle lettre reçoive, pour son constat sur le délitement, l’assentiment de 73 % des Français[viii], et que la démarche dans son ensemble soit soutenue par 58 %.


Qu’est-ce qu’une « mission périlleuse de protection » ?

Mais cette lettre demande aussi au gouvernement d’agir afin d’éviter d’être entrainé dans de périlleuses extrémités car ces délitements non réparés peuvent provoquer « […] au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national » ?

Dans son sens premier, le terme mission est définit par le Larousse, comme une « Fonction temporaire et déterminée dont un gouvernement, un organisme charge quelqu'un, un groupe[ix] ». Dans le rapport de l’Assemblée nationale n° 3864/2016 sur l’emploi des forces armées sur le territoire national, le terme « mission » est utilisé 382 fois. C’est donc un terme qui implique une subordination et non une autonomie de décision. Notons ici que le sondage Harris Interactive par ailleurs très instructif, contribue inutilement à la polémique lorsqu’il pose la question de « l’autonomie d’action de l’armée pour garantir l’ordre sans sollicitation du gouvernement », une hypothèse que l’on ne trouve pas dans la lettre en question.

En réalité, face aux multiples explosions qui ont secoué le territoire national depuis 1995, l’armée a été engagée par l’Etat. En 1996, 800 soldats sont pour la première fois depuis 1945 déployés sur le territoire métropolitain pour une mission de sécurité intérieure (VIGIPIRATE) qui n’a jamais cessé mais a été amplifiée jusqu’à atteindre, en 2021, les 10 000 soldats de l’opération SENTINELLE[x] (multiplication par 12,5). Par cette mesure, l’Etat veut répondre à une indéniable dégradation de la situation (11 attentats islamistes meurtriers entre 1982-2012 faisant 29 victimes tuées puis 26 entre 2015 et 2021 faisant 274 victimes tuées – mais aussi 11 policiers et gendarmes tués en 2020[xi]). Mais, et cela semble être tout le sens de la formule « intervention […] dans une mission périlleuse de protection », une double question se pose : est-ce la bonne réponse ? ne va-t-on pas vers une dérive de la mission ?

Dès 1996, dans la loi de programmation militaire, le gouvernement décidait que « Le concours des formations et des moyens militaires de toute nature peut s'avérer indispensable en cas de crise ou d'événement grave, […] qu'il s'agisse de la lutte contre le terrorisme, contre le trafic de drogue ou la grande criminalité (souligné par le rédacteur), pour ne parler que des menaces les plus apparentes[xii] ». Ces dispositions sont reprises dans la loi de programmation militaire 2019-2025[xiii]. Mais dès 1995, les armées et singulièrement l’armée de terre qui était en première ligne faisait état de ses réticences à accomplir cette mission car elle était présumée périlleuse à bien des égards[xiv].

 Cet emploi de l’armée pour des missions de sécurisation du territoire national pose de nombreux problèmes car il n’est jamais juridiquement et moralement satisfaisant pour une armée républicaine de devoir se mouvoir en armes sur les trottoirs de sa propre patrie réputée en paix. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale énonce les problèmes[xv] : « un cadre juridique à stabiliser, […] le concept de « réservoir de forces », ultima ratio de l’Etat (sic), […], tensions de gestion des effectifs […] ».


Il pose surtout en conclusion la question : « Les armées ont-elles leur place sur le territoire national ?».

Sans trancher définitivement, le rapport indique :  «le rapporteur n’observe pas (loin s’en faut) au sein de l’armée de terre de consensus pour souhaiter voir cette armée devenir une troisième force de sécurité intérieure, et encore moins se voir confier de façon durable des responsabilités en matière de maintien de l’ordre [xvi]».  Mais le danger sécuritaire est bien une réalité pour les parlementaires, dont l’un d’entre-eux en vient à poser la question : « Mais fondamentalement, ne faut-il pas envisager la constitution d’un nouveau type de force de sécurité dont le champ ne recouvrirait ni les opérations de police traditionnelles – la lutte contre la délinquance par exemple – ni les missions menées en OPEX, mais qui serait chargée de la protection de notre territoire ? En somme, comment sanctuarise-t-on notre territoire face à ces nouveaux dangers ?[xvii] ».

A l’analyse des travaux sur cette question depuis 1995, l’on s’aperçoit que, là où le politique est allant, le militaire est plus réservé, mais il remplit la mission. Raisons pour lesquelles il est souhaitable que d’autres voies soient ouvertes pour restaurer la paix dans la Nation. Car, le militaire comme « ultima ratio », est, malheureusement, une voie de recours pour le politique dépassé par des situations qui n’ont pas été maitrisées à temps par manque de vision prospective. Ainsi Mesdames Royal et Ghali (PS) ou M. Gatignon (EELV)[xviii], entres autres, appelaient de leurs vœux entre 2010 et 2012, l’intervention de l’armée. De son côté, le parti LREM (2016) voulait créer un service national universel sous la direction des militaires. Une idée d’autant plus curieuse que le candidat Emmanuel Macron avait clairement écrit dans son livre programme «L’armée […] n’est pas la modalité naturelle d’encadrement de la jeunesse[xix] ».


Le cri et l’écho : devoir d’expression ? Instrumentalisation des armées ?

On le voit, les problèmes de sécurité sont réels et difficiles. Les grossiers débats autour de cette tribune n’en rendent pas compte et en inversent les paramètres. Ils s’attachent à l’écho, qui parait avoir déformé jusqu’à la caricature le cri, occultant ainsi les questions existentielles. Cet écho justement. Alors que le cri porte sur la sécurité et l’avenir de la Nation, l’écho répond expression des militaires. Sujet complexe, tout à la fois secondaire face aux menaces actuelles, mais aussi central, c’est vrai dès lors que, la pensée étant bridée, elle ne permet plus « d’explorer les pistes qui permettent d’éviter [la guerre] ou de la prévenir [xx]». Entre l’obséquieux « il ne manque pas un bouton de guêtre » du maréchal Leboeuf facilitant la décision de la catastrophique guerre de 1870, et la condamnation à mort du général De Gaulle pour son refus de se plier à la décision politique d’armistice, il doit y avoir une place pour énoncer quelques idées utiles. L’écho répond aussi appel à la sédition, mais ne s’interroge pas sur l’opération Sentinelle, qui fait de l’armée le paravent des impuissances par son affichage ostensible dans les rues pour rassurer.

 

Que chacun fasse son devoir

Explorons justement les autres pistes. La réponse à apporter à cette question est nette et sans partage. Dans un Etat démocratique, l’armée n’a pas à assurer des missions de sécurité intérieure. Mais cette sécurité doit être assurée, c’est la responsabilité pleine, entière et constitutionnelle de l’Etat.

Les solutions passent donc par la proposition aux Français d’un projet commun et la recherche de leur adhésion. Ce qui suppose le respect des racines qui font la Nation ; la connaissance de son histoire, passé commun de joies et de tristesses ; le respect et la préservation de sa culture et de sa langue ; l’exigence d’assimilation à ses us et coutumes ; l’éducation car « l’École est le combat premier[xxi]» ; l’exigence du civisme et du respect des lois ; le refus ferme des communautarismes et séparatismes ; l’affirmation d’une politique de sécurité. En somme la construction d’une communauté de destin, définition de la Nation, à l’intérieur de frontières ouvertes à ceux-là seuls qui acceptent d’y adhérer. Ce qui suppose de promouvoir un effort collectif de tous les citoyens, voire à l’exiger par la force de la justice pénale. Ce qui suppose d’exiger aussi cet effort des institutions de la République (éducation nationale ; administration ; justice ; forces de sécurité) et de les soutenir sans faiblir. Ce qui suppose d’avoir la souveraineté nationale.

Il faut que cette polémique pousse les Français à se saisir pleinement de leur avenir sécuritaire et, par-là, de l’avenir de la Nation.  

Et pour cela, quelques lectures, par leur clarté, permettent de saisir aisément les enjeux. Citons entre autres : le rapport du Sénat sur la radicalisation islamiste[xxii] ; le rapport de l’Assemblée nationale sur l’emploi des forces armées sur le territoire national[xxiii] ; la loi portant statut général des militaires. Et aussi le livre Révolution du candidat Emmanuel Macron pour son constat sur les maux de la société française et enfin, à défaut d’un meilleur texte encore à écrire, Qu’est-ce qu’une Nation ? d’Ernest Renan.   

Les Français auront une vision plus claire de la problématique stratégique et ils disposeront des outils pour la compréhension et la participation à un débat de fond qu’il leur faut réclamer et animer une fois apaisée cette polémique.

Loin de l’écho politico-médiatique, la parole doit revenir aux Français pour un retour à la démocratie.

 

Jean-Claude ALLARD
28 avril 2021

 

[i] Cité par Jacques Habert, sénateur non-inscrit, Croix de guerre 1939-1945, Croix du combattant, croix du combattant volontaire de la Résistance lors des débats sur le budget des armées le 4 décembre 1996.  https://www.senat.fr/seances/s199612/s19961204/sc19961204007.html

[ii]https://www.valeursactuelles.com/politique/pour-un-retour-de-lhonneur-de-nos-gouvernants-20-generaux-appellent-macron-a-defendre-le-patriotisme/

[iii]https://static.data.gouv.fr/resources/quartiers-de-reconquete-republicaine/20191206-163817/quartiers-de-reconquete-republicaine.xlsx

[iv] Gérard Davet, Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça … » Stock

[v] Gérard Collomb, Discours de départ du ministère de l’intérieur, 3 octobre 2018

[vi]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes;

[vii]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/18/proteger-les-libertes-en-luttant-contre-le-separatisme-islamiste-conference-de-presse-du-president-emmanuel-macron-a-mulhouse

[viii] https://harris-interactive.fr/opinion_polls/reactions-des-francais-a-la-tribune-des-militaires-dans-valeurs-actuelles/

[ix]https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mission/51785#:~:text=Fonction%20temporaire%20et%20déterminée%20dont,%27information%20à%20l%27étranger.&text=Organisation%20visant%20à%20la%20propagation%20de%20la%20foi.

[x]https://www.defense.gouv.fr/operations/territoire-national/france-metropolitaine/operation-sentinelle/dossier-de-reference

[xi]https://www.leprogres.fr/faits-divers-justice/2021/01/13/onze-policiers-et-gendarmes-morts-en-2020-dans-l-exercice-de-leurs-fonctions

[xii] Loi n° 96-589 du 2 juillet 1996 relative à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002.

[xiii] Téléchargez la Loi no 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 (Légifrance, PDF, 610Ko)

[xiv] Voir Armées et missions de sécurité intérieure : la spécificité militaire en question, Réflexions tirées d’une enquête sociologique, Thierry Nogues, Dans Les Champs de Mars 2001/2 (N° 10), pages 103 à 134. https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2001-2-page-103.htm#no55

[xv] https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i3864.pdf

[xvi] https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i3864.pdf; page 218.

[xvii] https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i3864.pdf; question de M. Malek Boutih, page 241.

[xviii]https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2010/08/31/01016-20100831ARTFIG00752-delinquance-royal-veut-tester-l-encadrement-militaire.php; https://www.20minutes.fr/politique/993117-20120830-marseille-senatrice-ps-samia-ghali-reclame-armee-lutter-contre-trafic-drogue; https://www.liberation.fr/societe/2011/06/03/le-maire-de-sevran-veut-l-armee-pour-lutter-contre-les-trafiquants_740325/

[xix] Emmanuel Macron, Révolution, Éditions XO Pocket, Paris, 2017, page 185.

[xx]https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/01/17/31003-20180117ARTFIG00396-general-francois-lecointre-oser-ecrire-pour-renouveler-la-pensee-sur-l-action-militaire.php

[xxi] Révolution, op.cit., p109.

[xxii] http://www.senat.fr/commission/enquete/radicalisation_islamiste.html

[xxiii] https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i3864.pdf

 




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