SOCIÉTÉ : La politique, « Mission impossible » pour les militaires ?

Posté le mardi 04 mai 2021
SOCIÉTÉ : La politique, « Mission impossible » pour les militaires ?

Directeur, MARS analogies, formation & conseil en leadership, gestion du collectif et accompagnement des entreprises sur le marché Défense & Sécurité

La récente controverse de la « tribune » relayée par Valeurs actuelles, habilement exploitée par Marine Le Pen et dénoncée par l’extrême gauche et une partie de la classe politique en dit long sur le niveau du débat en France à un an de l’élection présidentielle.

Associant maladroitement l’éloquence du titre sur le retour de « l’honneur en politique » à l’inventaire funeste des nombreux maux intérieurs qui menacent la paix civile de leur pays, la tribune signée par quelques centaines d’anciens militaires - dont une vingtaine d’officiers généraux - appelle l’actuel président de la République à provoquer un sursaut pour éviter, à terme, le spectre de la guerre civile. Cette menace est d’ailleurs citée dans le dernier Livre blanc de la Défense Nationale.

Au-delà de la sévérité polémique de l’argumentaire, le procès médiatisé en sédition qui a suivi s’en prend surtout à ce qui s’abrite entre et derrières les lignes. Au reproche du manque partisan de nuances, le déferlement des réactions journalistiques et des commentaires outranciers interpelle à propos de ce qui aurait dû rester « une tempête sous un casque ».

Piégé une nouvelle fois par la communication qui lui sert de lampe-tempête, le pouvoir a sur-réagi par la voix de la ministre des armées. L’amalgame entre quelques centaines de retraités de tous grades, très majoritairement dignes et paisibles, et le reste de la communauté militaire et l’armée d’active qui en ont vu bien d’autres sur ces sujets, se révèle contre-productif.

Outre les rituels clichés sur le « confort » de nos retraites, la nature du devoir de réserve et les privilèges imaginaires de la « 2e section », le hiatus entre les devoirs et les droits des militaires s’est encore « éclairé » d’un nouveau chapitre.

On ne tentera pas ici d’épuiser le « vaste programme » de la relation entre le politique et le militaire, ancré dans une histoire qui, entre les gardiens du temple et les « déconstructeurs » en vogue, alimente à échéance électorale régulière la caisse de dissonance nationale.

La donne a changé

Cette initiative, à la différence des états d’âme de quelques généraux de haut rang dans le passé, a cherché à associer toutes les catégories de militaires et sort du registre catégoriel. Elle prend à témoin le chef des armées sur un « centre de gravité » de l’avenir de la Nation.

Le contexte n’est plus le même : les crises intérieures successives (terrorisme, gilets jaunes, etc), en prélude à une crise socioéconomique prolongée, sont désormais « encapsulées » dans une lancinante crise sanitaire mondiale, une crise de la gouvernance européenne et la crise d’autorité de notre État qui a dégradé l’image du personnel politique, des experts, de la haute fonction publique et de l’administration, à l’exception notable du personnel soignant et des collectivités locales.

La gestion erratique de cette pandémie déstabilisatrice n’a échappé à personne, même aux militaires. Ils connaissent d’expérience la teneur des plans, la nécessité de la préparation opérationnelle et les exigences d’une conduite cohérente et efficace de ces moments de vérité. 

De plus, le spectacle quotidien des incivilités et de la perte de contrôle de territoires entiers au profit de minorités impunies s’affiche en boucle sur l’écran des chaînes d’information continue. Au même moment, déresponsabilisée et enfermée dans un quotidien surveillé et anxiogène, la très grande majorité des Français a pris conscience de sa propre discipline et de sa capacité de calme, d’initiative et de résilience.

Circonstance aggravante, les armées, contrairement à de nombreux pays, ont été sollicitées aussi marginalement que tardivement dans la crise sanitaire. Elles mesurent instinctivement le fossé entre le fier État qui réussit encore à commander ses soldats et son homonyme affligé qui peine à avoir prise sur les évènements.

Une relation immature et inaboutie

Dans la relation légitimement déséquilibrée entre les « armes » et la « toge », le malentendu ne s’est jamais désinstallé depuis la fin de la guerre d’Algérie dans un pays pourtant « fait à coup d’épée ». Incapable de regarder dans les yeux son histoire, de mode de repentance en velléité de déconstruction, notre État comme notre Nation, depuis soixante ans, n’ont objectivement plus de raison valable de se plaindre de leur armée ni de craindre la moindre atteinte à sa loyauté.

Aux ordres du pouvoir, l’armée ne fait, in fine, que son métier : rendre les services attendus et accomplir les missions confiées. En forme de compensation de ses réformes à répétition, de la suspension démagogique de toute forme de service national et d’intégration, du « silence dans les rangs », le pouvoir consent à maintenir une défense et des budgets acceptables, présentés à chaque fois comme un effort admirable de la Nation envers son armée. Sans avouer que ce reste de souveraineté permet à la France de maintenir son rang et de limiter sa perte de crédit et de compétitivité. On sait le temps perdu chaque année par les états-majors à faire respecter le contrat par « Bercy » et la prudence obligée des chefs militaires écartelés entre la proie des promesses et l’ombre des besoins opérationnels.

L’engagement croissant des armées dans des « opérations intérieures », nées du risque terroriste, sensibilise les acteurs à la porosité de la frontière entre les atteintes visibles et les atteintes potentielles à l’intégrité du tissu national. Comment continuer à justifier le coût élevé d’opérations extérieures pour juguler les ardeurs djihadistes et neutraliser au loin les terroristes au regard de l’inertie ostensible de la République vis-à-vis de leurs apôtres, de leurs activistes et de leurs complices qui opèrent sur le théâtre national ? 

Le soldat est par nature placé entre l’obligation d’agir et le besoin de mesure ; il est tiraillé à tout âge par l’incompatibilité entre « être et avoir été » ; il ne veut pas, une fois le sac posé, contrarier une armée d’active qu’il admet ne plus pouvoir comprendre totalement ; en frère d’arme loyal et confiant, il s’en remet à elle, admiratif de ses combats pour les moyens et de ses nouveaux savoir-faire, pour conserver l’héritage, maintenir le cap et suivre la trace des anciens. Un soldat de tout grade ne pourra jamais oublier le drapeau qu’il a servi, les populations qu’il a protégées et les risques qu’il a pris.

Des droits inachevés

 Si le droit de vote, depuis 1945 soit un an après celui des femmes…, et la liberté d’expression ont été accordés aux militaires, on voit bien combien cet exercice logiquement restreint, légalement encadré, est freiné dans la réalité en dépit d’un retour à l’écriture sur les problématiques du métier. A « trop serrer la vis », le danger pourrait venir d’une « grande muette », dernier pilier collectif et régalien encore solide, reconnue à l’étranger, estimée sur son sol, tentée comme d’autres de se lâcher - voire se fâcher tant les militaires demeurent allergiques à l’injustice.

On observe aussi, à la tête de l’État et dans la « haute » fonction publique, le mépris à peine voilé que cette caste endogamique adresse à ceux qui, largement issus des classes populaires et de l’escalier social, savent encore obéir en silence, servent sans revendication et qu’on ne sollicite, trop tard, qu’une fois que les choses tournent mal.

Plus les temps sont rudes, plus le pouvoir politique est faible, plus la tentation croît de ne vouloir qu’un seul avis et de ne voir qu’une seule tête. 

Après les grandeurs éphémères de jadis, les soldats d’hier et d’aujourd’hui ont bien compris que les servitudes contemporaines constituent l’essentiel du menu de leurs journées. On peut être lucide sur les enjeux, engagé sur l’essentiel, discipliné sur le fond, élégant dans la forme sans être dupe. Privilège des hommes libres.

Quelle place, en politique, pour les militaires ?

Ce pluriel intentionnel masque une multitude de profils et de cas particuliers. Les armées, dispersées, surmenées, à l’état échantillonaire dans beaucoup de lieux et de domaines, sans cesse renouvelées, faites de mille métiers, ne constituent pas un bloc homogène.

Entre l’encadrement et les jeunes engagés, issus pour une bonne part de la diversité, il ne peut être question de césure. Entre les survivants des derniers conflits et la jeunesse hyper connectée, durcie aux OPEX, quatre générations et autant de mondes cohabitent sans vraiment se rencontrer.

Du coup s’effondre le risque de corporatisme militaire, de suspicion comme de récupération politique, de menace insurrectionnelle : piètre discours aussi creux qu’étranger à la réalité.

Cependant, nos troupes savent aussi que le citoyen individuel sous les armes, comme sur le terrain opérationnel, est fragile et désarmé sans l’appui du collectif. Avec retenue et équilibre, le militaire prend conscience que les rapports de force, la considération du politique, la concertation qui tient lieu de défense de ses intérêts, le poids électoral, la stratégie d’influence, les réseaux sociaux doivent jouer leur rôle pour que le soldat mette à son tour son poids léger dans la balance des équilibres et cesse de n’être qu’un auxiliaire en marge, absent de chez lui et corvéable sans mercis.

Témoins en 1ère ligne des fractures du monde, du danger mortel – partout - de l’abandon, des menaces qui grossissent et n’épargnent plus personne, les militaires ont non seulement le droit mais le devoir impératif non seulement de voter et, au-delà de cette démocratie qui manque à les représenter, d’œuvrer, dans leurs rares heures libres, à la vie de la cité.

Ils devraient aussi – en activité et redevenus civils - exercer bien davantage leurs capacités de réflexion et d’initiative, leur sens des responsabilités, leur goût de l’action dans un univers politique marqué par la défaillance du bon sens et du bien commun, des querelles idéologiques et claniques, l’entre soi des ambitions et les peu nobles conflits d’intérêts.

Solidaire avec la Nation, la communauté militaire se doit de témoigner, de rendre compte, d’alerter non seulement le commandement, son environnement et ses cercles de proximité mais aussi ceux qui répètent à l’envi qu’ils sont des chefs et peinent à l’écouter.

 Entre observer un devoir de réserve et faire son devoir sans réserves, il n’y a pas à choisir.

 

Marc DELAUNAY
Officier général (2s)
(1er mai 2021)

 

 Diffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr